Communisme-ouvrier, conseils et partis

 

Communisme-ouvrier, conseils et partis

Un bref historique

L’histoire du communisme-ouvrier, comme courant théorique et politique distinct, peut être tracée en plusieurs grandes étapes. Dès 1978, le Cercle pour l’émancipation de la classe ouvrière, tout en restant dans un cadre marxiste-léniniste, affirme la nécessité d’assurer l’hégémonie du prolétariat dans la révolution, dans la mesure où l’Iran est un pays capitaliste. Cette prise de position tranche face à la gauche populiste qui affirme qu’il s’agit d’un pays « semi-féodal et semi-colonial », où le capitalisme n’est pas encore développé. De ce cercle va rapidement naître l’Union des combattants communistes, qui dénonce vigoureusement le « mythe de la bourgeoisie nationale progressiste », au nom duquel l’extrême-gauche en est venue à soutenir Khomeiny. Cette critique argumentée va attirer l’attention de militants de différentes organisations, déboussolés par l’évolution de la révolution ; parmi eux, une organisation clandestine kurde d’origine maoïste, mais dépourvue de visées théoriques, Komala.

Lorsque l’armée iranienne tente de briser la révolution au Kurdistan, Komala va se transformer en puissante organisation de guérilla, d’abord urbaine, puis rurale par la force des choses, capable de tenir une zone libérée plusieurs années durant. Une partie des militants de l’Union des combattants communistes se replie dans cette zone, les autres poursuivant le travail clandestin dans les usines. Les deux organisations fusionnent en 1984 pour fonder le Parti communiste d’Iran, sur la base d’un programme rédigé par Mansoor Hekmat . La guérilla a pour principale mission de protéger les structures du parti : son puissant émetteur radio, qui permet de relier les cellules ouvrières sans contacts directs ; son école de formation ; ses militants, qui y trouvent un replis quand ils sont grillés ou menacés de l’être .

Dès 1988, Mansoor Hekmat, accentue et développe la critique marxiste du nationalisme et des transformations en cours en URSS, pour arriver à la formation d’une fraction communiste-ouvrière au sein du parti, puis d’une scission qui donne naissance au Parti communiste-ouvrier d’Iran en 1991. Le parti va alors se redéployer à l’intérieur, par son réseau de militants dans les usines, et de l’extérieur, dans la diaspora iranienne, avec sa radio, puis sa télévision par satellite et ses multiples canaux clandestins pour intervenir dans la situation iranienne. A partir de 1993, plusieurs organisations irakiennes, qui avaient joué un rôle essentiel dans le déclenchement du soulèvement des conseils ouvriers en 1991, fusionnent pour devenir le Parti communiste-ouvrier d’Irak, qui va s’imposer comme la principale organisation d’extrême-gauche dans ce pays.

Les scissions survenues au milieu des années 2000, autour de l’évaluation des capacités d’action du parti et des priorités en Iran , ont été un coup dur pour les militants, mais le mouvement iranien de 2009, puis les manifestations irakiennes de 2011 montrent que les partis communistes-ouvriers conservent, aussi bien au Moyen-Orient que dans la diaspora, une large capacité d’action.

Le développement du capitalisme en Iran

Le point de départ du marxisme révolutionnaire en Iran, c’est-à-dire du courant dont le communisme-ouvrier actuel est issu, c’est l’analyse du développement du capitalisme dans ce pays. L’extrême-gauche iranienne, aux débuts de la révolution de 1979, est essentiellement étudiante, coupée de la classe ouvrière, et dominée par le marxisme-léninisme. Le Tudeh, parti prosoviétique qui a joué un rôle important dans l’après-guerre, est contesté en raison de son attitude ambigüe vis-à-vis du gouvernement nationaliste du Dr Mossadegh en 1953, ce qui pousse les étudiants radicaux vers le maoïsme comme critique de l’URSS et de sa branche locale. L’Iran est analysé à travers le prisme de la théories des « états semi-coloniaux et semi-féodaux », qui dans la théorie maoïste justifie l’alliance des classes populaires et de la bourgeoisie nationale anti-impérialiste. Le résultat concret de cette analyse, c’est le soutien apporté par la majorité de l’extrême-gauche aux islamistes de l’ayatollah Khomeiny, supposé représenter cette bourgeoisie nationale progressiste et anti-impérialiste. La plupart de ceux qui ont défendu cette ligne ont fini fusillé dans les prisons du même Khomeiny .

Le Cercle pour l’émancipation de la classe ouvrière, constitué fin 1978 par Mansoor Hekmat et Hamid Taqvaee prend le contrepied de cette analyse, en affirmant que l’Iran est un pays capitaliste. « La production sociale s’accomplit principalement dans le cadre de l’accumulation du capital. La production généralisée de marchandises prédomine dans le pays, la force de travail est devenue une marchandise, le travail salarié constitue la principale forme d’emploi ; le surproduit, sous la forme de la plus-value, est approprié par les propriétaires des moyens de production, c’est-à-dire les capitalistes, principalement via la production de marchandises » . Plus précisément, il s’agit d’un pays capitaliste dépendant au sein du système impérialiste mondial, dans lequel il existe un lien entre démocraties bourgeoises dans les pays de la métropole et dictature dans les pays dépendants. En Iran, toutes les couches du capital ont un intérêt commun à la dictature et la bourgeoisie ne veut, ni ne peut son indépendance vis-à-vis du système impérialiste. Dans ces conditions, seule la classe ouvrière peut se battre pour la démocratie, condition nécessaire pour la lutte pour le socialisme. « Les fondements économiques du capitalisme dépendant rendent nécessaires une inévitable tendance à la dictature pure et simple ; le pouvoir des capitalistes dans ce système, quelque soit la couche de la bourgeoisie qui parviendra au pouvoir, pour autant qu’il réalise les nécessités du capital social total sous les conditions impérialistes, ne peut être démocratique ; la démocratie nécessaire pour la mobilisation de la classe ouvrière vers le socialisme ne peut être atteinte que par un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière et contre la bourgeoisie » . On peut discuter dans le détail des positions ainsi exprimées, mais il faut reconnaitre qu’elles anticipent correctement le déroulement ultérieur de la révolution iranienne. Il est également important de comprendre que par là, les auteurs n’entendent pas la démocratie bourgeoise, puisque parmi les organes nécessaires pour protéger cette démocratie, ils incluent « gouvernement révolutionnaire provisoire, république démocratique et populaire, armée de libération, soviets armés d’ouvriers et de paysans, etc. » . L’ensemble, fortement inspiré d’un schéma plaqué de la révolution russe, reste imprégné du vocabulaire marxiste-léniniste. Mais il dénote au sein de l’extrême-gauche iranienne par la condamnation sans appel de la « bourgeoisie nationale progressiste », dénonçant les slogans « d’unité populaire » au profit d’organisations ouvrières indépendantes.

Dès cette époque, Mansoor Hekmat entend bien fonder sa démarche sur une lecture serrée du texte même de Marx : « Dans la période qui a immédiatement précédé la révolution de 1979, la question clef pour nous – je veux dire, pour que le cercle que Hamid Taqvaee, moi-même et d’autres camarades avions à l’étranger – était la question « Marx et le communisme ». Nous faisions face à la vieille question : qu’est ce que le marxisme dit réellement, et jusqu’à quel point existent réellement des pôles soi-disant communistes liés au marxisme ? Pour nous, les communismes chinois, soviétiques, albanais, et trotskistes n’étaient pas le communisme de Marx » . L’intérêt pour le corpus marxiste dans son ensemble et à l’analyse marxiste, à l’opposé de la vulgate marxiste-léniniste, est remarquable. Pour prendre un seul exemple, annonçant le plan de la série de brochures sur « le mythe de la bourgeoisie nationale progressiste », Mansoor Hekmat indique qu’il s’appuiera sur les trois livres du Capital, les Théories sur la plus-value (et notamment, le chapitre sur le travail productif / improductif), les Formes qui précèdent la production capitaliste et les Grundrisse, plus une sélection de textes de Lénine dont seul l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme fait partie des références courantes . Dans d’autres textes, on le verra citer l’Idéologie allemande, les Manuscrits de 1844 et autres textes du « jeune Marx ». Cette attention portée au texte de Marx tranche sur alors dans la gauche moyen-orientale. Elle va déboucher rapidement sur une critique des postulats de l’anti-impérialisme, c’est-à-dire la nature socialiste de l’URSS.

La question de l’URSS et du socialisme

Mansoor Hekmat insiste sur la nécessité d’une critique socialiste de la révolution russe, qu’il oppose à toute forme de critique démocratique . C’est une application stricte du matérialisme, pour lequel les fondements économiques déterminent les structures politiques. Il cherche donc l’origine de la bureaucratisation et du stalinisme – c’est-à-dire du nationalisme bourgeois russe – dans l’échec de la classe ouvrière à transformer les bases économiques de la Russie vers le socialisme, et non le contraire. « J’ai une sérieuse divergence méthodologique avec les analyses de l’expérience soviétique qui commencent par l’augmentation de la bureaucratie, la dégénérescence politique et théorique du parti et autres observations relevant du développement superstructurel de la société et de la révolution. J’y vois des effets de l’arrêt et de la dégénérescence de la révolution russe et non ses causes. Ce sont des aspects de la réalité qui doivent être expliqués, mais pas des outils pour l’analyser. » Sous l’ancien régime, bourgeoisie et classe ouvrière sont confrontées à l’arriération économique et politique de la Russie, et regardent chacun à leur manière ce qui se passe en Allemagne. A cette préoccupation répond le nationalisme économique, qui recherche les moyens de développer des forces productives sans transformer fondamentalement les rapports sociaux.

Cette idée moderniste se diffuse non seulement dans la bourgeoisie, mais au sein des partis ouvriers, y compris dans le parti Bolchevique. Elles font partie du legs de Plekhanov, qui les tient lui-même de la social-démocratie allemande et de son évolutionnisme simpliste. Le parti bolchevique critique l’anarchie du marché capitaliste, prône l’industrialisation et la planification, mais ne parle guère de l’abolition du salariat dans sa propagande. Lors de la révolution, ses militants arrivent donc désarmés en matière de critique économique, et cela pèsera lourd dans les années à venir, particulièrement dans les débats économiques des années 1924-28. Le prolétariat s’est emparé du pouvoir, mais a échoué à transformer l’économie dans un sens socialiste. « le modernisme économique de la bourgeoisie russe, l’idée de « bâtir une Russie prospère et industrielle », était dans l’air depuis longtemps. La question spécifique des rapports de production et des formes économiques à établir en Russie était éclipsée par la critique sur le retard existant. L’accent constamment mis par les dirigeants du parti dans la période post-révolutionnaire sur le fait que ‘nous devons apprendre de la bourgeoisie’ témoigne du fait que la question de la transformation économique s’identifiait pour eux à l’aspect quantitatif de la production et à l’amélioration des moyens de production, non avec le fait de révolutionner les rapports de production, c’est à dire la sphère dans laquelle il n’y a rien à apprendre de la bourgeoisie et dans laquelle le prolétariat doit, tout particulièrement, suivre sa propre méthode en opposition avec la pratique économique de la bourgeoisie, tant en Russie qu’en Allemagne. »

La bourgeoisie est alors revenue sous le drapeau du nationalisme économique et de la bureaucratie. La question de l’ « anarchie du marché » est essentielle, car elle constitue le noyau de la critique social-démocrate du capitalisme, hier comme aujourd’hui. C’est l’une des clefs du capitalisme d’état, à laquelle la « gauche » essaie d’identifier le socialisme. C’était déjà le cas de l’Opposition en Russie, dont la divergence avec la ligne officielle ne porte pas sur la nature du socialisme. « La seule critique économique qu’il y ait eu ne s’attaquait pas au capitalisme du cours officiel, mais s’inquiétait seulement du rythme de l’industrialisation, des relations avec les paysans et de choses de ce genre. En un mot, le thème fondamental de la révolution prolétarienne, celui de l’économie socialiste, était absent de ces discussions » .

A l’inverse des explications qui considèrent que le socialisme était impossible en Russie, faute de bases économiques, Mansoor Hekmat considère qu’il était possible et qu’il a été vaincu. Cette analyse est évidemment à rapprocher de la critique qu’il fait de la révolution iranienne Ce n’est pas simplement un point d’histoire, même après la fin de l’URSS, mais une question centrale : quels sont les critères du socialisme ? Quand et comment est-il possible ? Sur cette question, la réponse essentielle du communisme-ouvrier porte sur les questions de l’abolition du salariat et la mise en commun des moyens de production – qu’il oppose à l’étatisation ou la nationalisation. « Cela nous distingue clairement de tous les courants qui identifient le socialisme avec la planification d’état, avec l’industrialisation ou la redistribution des richesses. Nous maintenons que le socialisme requiert l’abolition du travail salarié, et la transformation des outils de travail, des moyens de production, en propriété commune de la société » .

Les formes d’organisation de la classe ouvrière

On voit bien comment cette critique socialiste de l’URSS est parallèle à celle de la « bourgeoisie nationale progressiste » en Iran. Cette ligne de démarcation de plus en plus claire avec le nationalisme est elle-même liée à un intérêt croissant pour la classe ouvrière concrète et ses formes d’organisation, tout particulièrement les conseils ouvriers – qui se sont développés au cours de la révolution de 1978-81 en Iran. La réflexion de Mansoor Hekmat sur les conseils ouvriers s’ancre dans une conception plus large des formes d’organisations propres à la classe ouvrière. L’ensemble du débat se comprend mieux dans le cadre de la révolution iranienne, où la gauche radicale, qui par socialisme entendait l’abolition de la monarchie et la nationalisation de certains secteurs économiques, était non seulement étrangère à la classe ouvrière, mais l’accusait volontiers d’« économisme » lorsqu’elle présentait ses propres revendications – ce qui permettait de donner une coloration léniniste à leurs visées non-ouvrières. Cette même invective fut brandie par les maoïstes contre le Parti communiste d’Iran , en raison de sa lutte pour les quarante heures et l’assurance chômage ; Mansoor Hekmat répondait : « nous interprétons l’accusation d’économisme contre le PCI comme le signe que nous sommes un parti ouvrier » . Cette volonté de s’impliquer dans les luttes sociales est liée au rapprochement entre deux mouvements distincts dans la révolution iranienne : le marxisme révolutionnaire, critique radicale du populisme, et le socialisme ouvrier, représenté par les conseils ouvriers, les grèves et les délégués d’ateliers .

Les conditions de l’activité ouvrière sous le régime islamique imposent des règles de sécurité drastique. En réponse, le Parti communiste d’Iran met en place le principe de l’« organisation détachée ». Tout lien horizontal entre les cellules du parti est coupé, tandis que le lien vertical est essentiellement fondé sur la radio, qui émet depuis la zone libérée par la lutte armée au Kurdistan, et sur des réseaux cloisonnés de distribution du matériel militant (journaux, mais aussi cassettes audio, qui jouent un rôle primordial). Cette méthode permet la création de nombreuses cellules clandestines d’usine ou de quartier. Néanmoins, comme le reconnait Mansoor Hekmat, elle péchait par manque de formation des militants, qui entrainait une dépendance accrue envers la radio, à l’opposé de l’idéal d’« autosuffisance » des cellules dans leur activité militante. De plus, même les cellules ouvrières tendaient à se focaliser sur leur propre organisation, sans prêter une attention suffisante aux formes existantes d’organisation existantes au sein de la classe, considérées comme « trop floues » .

Cette attention pour les conditions de vie réelles de la classe ouvrière, qu’il oppose au prolétariat abstrait des manuels, l’amène à préciser ses conceptions sur les liens entre la classe et le parti d’une manière concrète. « La classe ouvrière n’est pas une masse informe qui consisterait en la sommes d’éléments individuels. Même dans les pires conditions, certaines formes d’organisations ‘spontanées’ existent. L’organisation communiste de la classe ouvrière n’est pas possible sans reconnaitre, sans s’appuyer et sans chercher à étendre ces formes. La classe ouvrière n’est pas une base sans leaders. En toute circonstances, il existe une mécanisme interne de leadership, indépendamment du fait que le parti ou d’autres organisations soient présentes. Le parti communiste doit en premier lieu, être l’organisateur de ces leaders réels de la classe ouvrière (…) Ainsi, la base de l’organisation communiste n’est pas fondée sur le fait d’attirer des ouvriers individuels au parti. Elle est plutôt basée sur l’organisation et le renforcement de courants actifs avec des idées et des revendications proches de celles du parti communiste » . Cette conception, qui s’oppose ouvertement à la vison bipolaire parti-masses de la gauche traditionnelle iranienne, cherche donc à dépasser l’antagonisme entre spontanéité et organisation. Les formes dont il est question sont la famille ouvrière (qui constitue, en effet, un réseau assez large et serré en Iran), les solidarités nées du lieu de production, indépendamment de l’existence ou non des syndicats ou de conseils, ou encore les cercles ouvriers, qui rejoignent de manière informelle ces deux réseaux, sans compter d’autres formes mentionnées dans l’article cité : coopératives, caisses mutuelles et autres réseaux de solidarités. Les cercles ouvriers, dont l’activité va de l’apprentissage pour les jeunes ouvriers à la conduite de grèves, sont la forme la plus courante d’organisation de la classe ouvrière iranienne.

Comment comprendre le rôle de la spontanéité dans cette conception ? Pour Mansoor Hekmat, la classe ouvrière n’est pas une masse sans histoire, les idées et les pratiques communistes, anarchistes, syndicalistes, etc. circulent depuis longtemps et façonnent les luttes depuis plus d’un siècle. « « Un point central sur lequel nous avons constamment mis l’accent à travers les débats de ces dernières années est que le socialisme ouvrier est un mouvement social qui existe de façon indépendante, et non le dérivé de l’activité de marxistes ou de communistes. C’est un mouvement qui se déroule historiquement » . Autrement dit, le communisme, tout comme d’autres courants ouvriers, existe à l’état ‘spontané’ dans la classe ouvrière comme produit de son histoire et de ses luttes. Pendant un siècle et plus, notamment sous l’impulsion de la révolution d’octobre, les idées communistes se sont diffusées massivement chez les ouvriers . « Ni le syndicalisme, ni le communisme ne sont des idées nouvelles au sein de la classe ouvrière. Ni les syndicalistes, ni les communistes, ne sont un phénomène rare et nouveau. Ils font partie d’un processus de lutte politique de la classe ouvrière et sont reproduits par des mécanismes internes de cette classe » . Il ne s’agit pas d’une remarque sans fondement : dans la révolution de 1979, des leaders ouvriers, influencés par le marxisme, jouèrent un rôle actif dans le mouvement des grèves, des sit-in et des conseils ouvriers, en opposition avec la politique du Tudeh prosoviétique. C’est cette appropriation ouvrière du communisme qui est donc en jeu. Cela ne signifie pas, bien au contraire, qu’il ne faille pas clarifier les conceptions léguées par le « révisionnisme », face au nationalisme et au populisme, mais il faut le faire sur une base ouvrière. On comprend que cet intérêt pour les mécanismes propres de la classe ouvrière constitue un retournement par rapport à la conception traditionnelle du parti et ouvre la voie à une attention plus grande pour la question des conseils ouvriers.

Conseils ouvriers ou syndicats ?

La question « syndicats ou conseils ouvriers » s’est posée à plusieurs reprises de façon concrète pour les communistes-ouvriers. Leur réponse fut adaptée aux situations, avec un préférence marquée pour les conseils. Au milieu des années 80, plusieurs mouvements d’extrême-gauche en Iran se déclaraient favorables à la création de syndicats. Mansoor Hekmat considérait cette proposition comme un recul pour la classe ouvrière iranienne et défendait les conseils ouvriers .

Son objection portait à la fois sur la nature des syndicats et sur la situation spécifique de l’Iran. Il considérait les syndicats comme historiquement liés au réformisme et à la social-démocratie, dirigés par des bureaucraties conservatrices sur lesquels les travailleurs n’ont aucun contrôle, contre-révolutionnaires dans les périodes révolutionnaires, et de toute façon incapable de répondre aux besoins des travailleurs en tant de crise, ni de les organiser massivement. En outre, ils ne correspondent pas à une tendance spontanée des travailleurs, mais répondaient aux besoins des réformistes. Non seulement, ils n’ont plus rien de spontané, mais ils sont dans certains cas consciemment organisés et soutenus par la bourgeoisie contre l’organisation révolutionnaire du prolétariat . Dans la situation spécifique de l’Iran, en l’absence d’une longue tradition syndicale, face une dictature qui transforme toute revendication sociale en lutte immédiatement politique, de tels syndicats étaient illusoires, issus des seuls désirs d’intellectuels populistes. Au contraires, les conseils ouvriers, les assemblées générales, correspondaient à l’expérience des ouvriers iraniens, aux formes de luttes qu’ils connaissaient et favorisaient la radicalisation des masses – c’est-ce que démontrait l’expériences des shuras (conseils) de la révolution de 1979, qui avaient joué un rôle essentiel dans la mobilisation ouvrière .

De cette analyse, Mansoor Hekmat n’excluait pas la possibilité pour les communistes de militer dans les syndicats, y compris dans leur direction, et de lutter contre leur bureaucratisation, si les travailleurs souhaitaient en créer, mais proposait plutôt d’encourager le mouvement des conseils ouvriers et des assemblées générales. C’est cette attitude souple qui a prévalu dans les années 2000, quand les ouvriers du secteur de la canne à sucre ou encore les chauffeurs de bus de Téhéran décidèrent de constituer leurs syndicats, sous une forme semi-légale (le syndicat est une association légale, mais ses militants sont en but à la répression et à l’emprisonnement) : les partis communistes-ouvriers les soutiennent. Les conditions de clandestinité des communistes ne permettent pas de détailler ce soutien, mais il est évident que les informations sur la répression sortent très vite et que les réseaux de soutien internationaux sont alors rapidement mis en œuvre.

En Irak, la question s’est posée autrement . En 1991, il n’existait pas encore de Parti communiste-ouvrier dans ce pays, mais une myriade de petites organisations et cercles clandestins au Kurdistan, mais aussi dans le centre de l’Irak, qui subissaient l’influence du Parti communiste d’Iran avec lequel ils étaient en contact. Lorsque la guerre du Golfe fut déclenchée, le pouvoir de Saddam Hussein se mit à chanceler ; l’un de ces groupes, le Courant Communiste, estime que le moment est mur pour déclencher l’insurrection au Kurdistan. Ses peshmergas (combattants) entrent dans Sulaymania, la capitale régionale et s’emparent du siège du parti Baas : c’est le déclenchement du soulèvement de mars 1991. Le mouvement fait tâche d’huile, mais les USA cessent alors les combats, permettant à Saddam Hussein et aux nationalistes kurdes de reprendre l’initiative et de réprimer dans les sang. Je n’entre pas ici dans le récit détaillé de l’événement pour m’en tenir au sujet initial. Pendant un mois et demi, les conseils ouvriers ont détenu le pouvoir effectif dans les usines, en mettant dehors cadres et direction, et dans les villes, où ils assurent directement sécurité, approvisionnement et administration. Les communistes jouent un rôle d’impulsion, de clarification, mais échouent en partie à cause de leurs divisions sectaires et de leur manque de vision d’ensemble des tâches à mener, ce qui les amènera a posteriori à critiquer leur attitude . Dans ce mouvement, la question syndicale ne s’est même pas posée et les conseils ouvriers ont été directement constitués. C’est plutôt dans l’après 1991, dans une période de reflux, qu’elle est apparue, avec la création d’un premier Syndicat des chômeurs, autour de la revendication d’une assurance-chômage, dans le Kurdistan autonome.

En 2003, le Parti communiste-ouvrier d’Irak envisageait de récidiver l’expérience, malgré des conditions différentes. Quelques mois avant le déclenchement effectif de la guerre, au cours de la crise des stocks d’armes, plusieurs cadres expérimentés étaient rentrés clandestinement à Bagdad pour y réorganiser les réseaux existants sur place, tandis que le parti refusait de prendre part au gouvernement provisoire. Dès la chute du régime baasiste, des militants communistes-ouvriers, qui avaient mené des grèves victorieuses face au régime, occupèrent le siège du syndicat officiel pour le transformer en lieu de mobilisation. Ils créèrent le Syndicat des chômeurs en Irak, qui passa en quelques semaines de lutte d’une vingtaine à plus de 150 000 adhérents, en popularisant la revendication « 100$ d’assurance-chômage ou un boulot pour tous ». Dans le même temps, ils tentèrent d’impulser des conseils ouvriers dans les usines des principales villes. Des grèves très dures, parfois armées, se déclenchèrent, réprimées dans le sang à la fois par les troupes d’occupation et les milices islamistes. Malgré un fonctionnement en assemblées générales d’usines, on était loin d’un soulèvement des conseils ouvriers tel qu’en 1991. Rapidement, ils aboutirent à la création d’une Fédération des conseils ouvriers et syndicats en Irak, dont le journal était titré Les conseils ouvriers. Mais il fallut bien admettre qu’en l’absence de conseils ouvriers, elle ne pouvait être autre chose qu’un syndicat, certes radical dans ses revendications, capable de mener des grèves, défendant farouchement l’autonomie ouvrière face aux islamistes et aux tentatives d’imposer un nouveau syndicat officiel (animé par le Parti communiste d’Irak, ex-prosoviétique passé dans le camp américain).

Le rôle des conseils

Dans un bilan des années de lutte écoulées depuis les débuts de la révolution iranienne, rédigé en 1987 et resté inédit jusque sa mort en 2002, Mansoor Hekmat définissait ainsi la relation entre le parti et les conseils ouvriers : « Tactiquement, [le PCI] mettait l’accent sur l’action de classe indépendante et sur la mobilisation de classe. Il considérait le mouvement de masse de la classe ouvrière comme le principal pilier de toute lutte révolutionnaire pour le changement. Il défendait une structure conseilliste pour l’organisation de masse de la classe ouvrière et poursuivait une politique de renforcement du mouvement des assemblées générales de travailleurs comme le moyen le plus effectif d’une organisation de masse immédiate » . On reste dans un conception instrumentale des conseils, même si cela implique déjà une reconnaissance de leur rôle.
Cette réflexion sur les conseils ouvriers amène, quelques années plus tard, Mansoor Hekmat a les considérer comme la forme effective du pouvoir non seulement dans la révolution, mais aussi dans le socialisme. Répondant à une question sur ce sujet, il décrit une organisation sociale fondée sur une pyramide de conseils à différentes échelles, garantissant la participation effective de la population à l’ensemble des décisions politiques et le contrôle des électeurs sur les élus, qu’il oppose à la conception bourgeoise, parlementaire, de la démocratie. Le programme du parti, Un monde meilleur, insiste sur le rôle à la fois législatif et exécutif des conseils, ouverts à toute personne âgée de plus de 16 ans, et fondé sur la participation directe de la population . « En ce qui concerne les différentes formes d’organisation de la lutte de classe ouvrière, nous appartenons à la tradition des conseils », proclame encore Mansoor Hekmat .

Cela l’amène à préciser sa conception de la place du parti : « Le communisme, comme but final de la révolution ouvrière, n’a pas d’État en tant qu’institution politique. Mais la transition vers une telle situation nécessite une sorte d’État à la suite de la prise de pouvoir par la classe ouvrière. Essentiellement pourtant, ce n’est pas l’État d’un parti. Il est l’État des institutions des travailleurs. Il n’est pas l’État du parti communiste des travailleurs, mais un État des conseils et des organes d’action directe des masses laborieuses et des citoyens. Il est évident que dans un tel système, les partis doivent être libres pour s’exprimer et faire adopter leurs politiques et leurs programmes par les conseils et les autres organes de la démocratie directe. La position forte du parti communiste des travailleurs doit être essentiellement le résultat de sa capacité à s’affirmer comme une organisation qui réunit les ouvriers et les leaders influents de la classe ouvrière » .

Il n’est pas invraisemblable d’attribuer ce changement de perspectives, inflexion plutôt que transformation, à un changement d’angle de vue. Au début des années 90, Mansoor Hekmat s’attache à la fois à affirmer la continuité du marxisme et à critiquer le concept de démocratie . Les deux aspects sont associés par les impératifs de la période, en raison de la pression idéologique sur le « triomphe de la démocratie » après l’effondrement de l’URSS, qui s’exerce sur la gauche iranienne comme partout ailleurs. C’est sur cette base conseilliste qu’il critique le parlementarisme : « Le système parlementaire est un système dans lequel, une fois toutes les X années, le peuple se soumet à l’une ou l’autre des diverses fractions de la classe dominante Bien sûr, ce système est mieux que l’autocratie absolue d’un général d’armée ou d’un gouvernement carrément policier, mais dire que ce système est basé sur l’intervention directe du peuple, c’est aller très loin. Finalement, le parlement est autant un produit logique du capitalisme que les régimes policiers et les militaires » .

… et le rôle du parti

« Un parti, c’est une organisation qui est entrée dans la bataille pour le pouvoir, qui est entré dans le champ politique à l’échelle sociale » . Ce leitmotiv traverse l’œuvre de Mansoor Hekmat chaque fois qu’il aborde la question du parti : ce n’est pas une question de forme, mais bien d’objectif. C’est pourquoi il distingue, indépendamment des noms et des statuts qu’ils se donnent, les « groupes de pression » des véritables partis politiques, sur la base de ce critère.

Déjà en 1983, dans un texte rédigé en commun avec F. Partow, Mansoor Hekmat avait abordé cette question . Dans cet appel adressé aux cadres du futur Parti communiste d’Iran à rompre avec les pratiques héritées de la gauche démocrate, nationaliste et anti-impérialiste, comme ils avaient rompu avec ses théories, l’objectif du parti reste largement implicite, mais se dessine la question de sa relation avec la classe ouvrière. Les auteurs exposaient les deux critiques essentielles qui étaient opposées à la formation du Parti communiste d’Iran.

D’un côté, une critique « économiste », qui postulait qu’il fallait d’abord se lier à la classe ouvrière et y exercer une influence réelle avant de créer le parti. Cette position consistait, en pratique, à transformer le rôle du parti en pré-requis pour sa formation, donc à retarder à l’infini sa fondation. Si l’influence des communistes dans la classe ouvrière pouvait varier en fonction des flux et reflux de la lutte des classes, l’existence du parti était d’abord liée à son objectif central, la prise du pouvoir. Les organisations iraniennes qui formulaient cette critique masquaient en réalité leur peur d’entrer dans l’arène.

De l’autre côté, les auteurs identifiaient une critique « volontariste », qui considérait au contraire qu’il n’existait aucun pré-requis à la fondation du parti – qui pouvait se résumer à un simple un changement de nom. Cette position esquivait la question de savoir ce qui constituait un parti dans sa pratique. Or, le communisme a une longue histoire dans la classe ouvrière, ce n’est ni un phénomène nouveau, ni quelque-chose qui viendrait de l’extérieur ; il est, d’une certaine manière, aussi spontané qu’à pu l’être le syndicalisme un siècle plus tôt. Le parti communiste est la forme organisée de ce courant communiste au sein de la classe ouvrière, avec ses propres méthodes de lutte et d’organisation.

Quinze ans plus tard, dans « Parti et société », la question qui intéresse Mansoor Hekmat est celle de l’influence sociale du parti. « L’isolement des organisations communistes dans la bataille sociale pour le pouvoir est maintenant considéré quelque chose de normal, au point que s’il en était autrement, ils fonceraient les sourcils. Pour beaucoup, particulièrement pour les militants et les dirigeants de ces organisations elles-mêmes, le communisme n’est pas une force qui se bat pour le pouvoir, mais plutôt une secte d’oracles qui gardent allumée la flamme du temple des vérités de classe et des idéaux de l’humanité, des humbles servants de l’écrin de l’histoire portant la pourpre, des victimes permanentes de la réaction, d’éternels prisonniers politiques, des prophètes apportant la vérité aux masses, lesquelles ont apparemment choisies d’autres voies et d’autres leaders. (…) Ce qui est arrivé au communisme, c’est que la bourgeoisie, par les défaites, la répression et les pressions qu’elle a continuellement infligé aux communistes ont réussi à transformer le communisme – c’est-à-dire une force en lutte pour le pouvoir politique, qui, il y a 150 ans, essayait de prendre la pouvoir en utilisant les mêmes mécanismes [que la bourgeoisie] – en une secte marginale quasi-religieuse, un culte qui définit sa vie politique dans un coin de la société, qui y trouve son identité et n’a pas particulièrement envie de quitter ce coin – exactement comme les micro-organismes qui s‘adaptent et survivent si bien au froid d‘un âge glaciaire que lorsque le climat se réchauffe et que la glaciation se termine, ne retournent pas au soleil et à la chaleur et ne peuvent plus survivre que dans ces conditions. (…) Dans cette marge, nous, et nos semblables, apprenons à transformer le parti communiste d’un instrument de lutte en un couloir dans lequel on peut camper et vivre, un dortoir ou l’on peut aller, exister, une tradition où l’on peut vivre. Cette tradition a ses propres symboles, ses déesses, ses anges, ses icones et ses rituels ; sa propre histoire, ses contes de fée, son langage et son vocabulaire. Ca va tellement loin que pour ses membres, le communisme n’est pas un instrument de lutte, mais une foi inventée par un groupe de gens condamnés à vivre dans les marges de la société, sous la répression massive et la propagande de la bourgeoisie, afin de conserver leur estime d’eux-mêmes, pour donner du sens à leur vie et se convaincre qu’ils sont engagés dans la transformation du monde. Pour cette sorte de communistes, une fois qu’ils ont fait un pas en dehors de cette tradition, la société n’est pas un terrain familier. Ils se découvrent maladroits, inefficaces et facilement dupés. »

Contrairement à l’anonymat bordiguiste, à la prééminence du parti sur l’individu jusqu’à l’absorption complète du premier dans le second, Mansoor Hekmat affirme la nécessité de figures politiques connues et identifiables. « Après tout, si vous voulez que les gens viennent avec vous, vous devez vous montrer à eux. Nous ne pouvons pas faire cela sans un nom, une identité et une image politique. Pour mobiliser 2 000 000 de personnes, il vous faut 10 000 personnes réelles, avec des identités et des visages connus, avec de l’influence et du respect parmi les gens » . Bien sur, les règles de sécurité, s’agissant de partis clandestins, avec un grand nombre d’exilés dont la famille est restée au pays, l’usage du pseudonyme s’est imposé : la quasi totalité des camarades en portent un, ce qui ne les empêche pas de devenir des figures publiques. Lorsque Mahmoud Ahminejad dénonce à la télévision la campagne pour la libération de Sakineh Mohammadi Ashtiani, il est obligé d’attaquer publiquement Mina Ahadi, membre du bureau politique du parti communiste-ouvrier d’Iran. On ne compte plus les interviews écrites, radiophoniques, télévisées, de camarades tels que Samir Adil, Falah Alwan, Homa Arjomand, Dashty Jamal, Houzan Mahmoud, Yannar Mohammed, Maryam Namazie, Halala Rafi, Rega Rauf, pour ne citer qu’eux.

Quelque soient les limites de cet accès au média, cette attitude ouverte à largement contribué à faire connaitre le communisme-ouvrier et à attirer des militants, via les « organisations de masse » que sont les fédérations de réfugiés, les mouvements de femmes, les syndicats, les campagnes contre la peine de mort, etc., qui sont directement reliées au parti. Les organes publics des parts communistes-ouvriers, notamment leurs radios et leurs télévisions par satellite, jouent largement sur le même registre : mettre en avant des militants comme figure publiques identifiées et identifiables à une cause. C’est toute une conception du lien entre l’individu, le parti et la société qui est en jeu : « Dans la lutte, l’individu est important. L’individu est ce qui donne un visage aux syndicats, aux partis politiques et aux mouvements ; c’est ce qui les rend tangibles, accessibles aux gens. Quand vous recherchez une organisation, vous ne voyez pas seulement ses fonctions, son rôle, son programme et sa raison d’être, mais aussi les gens qui la font. C’est crucial pour créer un lien concret entre cette organisation et la société. Toute personne, même lorsqu’elle fait partie d’une organisation, d’un corps collectif, joue un rôle individuel, elle a sa propre place dans la lutte politique. Une organisation, un mouvement qui laisse l’individu de côté se rend elle-même inopérante (…) Être cachés, sans visages, n’exister que dans les marges, ce ne sont pas les marques du communisme. C’est ce que la bourgeoisie veut pour éliminer les communistes. Ils ont développés une machine de répression, un gigantesque système de mensonge précisément pour imposer ça au communisme et à la classe ouvrière. Pour les marxistes, apparaître comme des personnes réelles, c’est bien le socialisme ; c’est la mission du socialisme ; c’est le point de départ du socialisme. Tout le reste n’est pas le socialisme » .

Nicolas Dessaux

version pdf avec lels notes et références : http://www.communisme-ouvrier.info/IMG/pdf/communisme-ouvier_et_conseils.pdf

http://communismeouvrier.wordpress.com/2013/05/18/communisme-ouvrier-conseils-et-partis/

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