Simone Weil et l’analyse de la « force » sociale comme « opinion » ; Simone Weil & C. i post

Simone Weil et l’analyse de la « force » sociale comme « opinion »

La « physique universelle » du mécanisme social et l’idéologie européenne

Rolf Kühn

Dans le droit fil de la tradition philosophique française, S. Weil considère que le problème social fondamental est celui de l’opinion. Opinion qui constitue une « matière sociale » sui generis en tant que mode d’expression de différentes « forces ». Il est évident surtout depuis La Boétie, Machiavel et Marx que la voie vers une plus grande liberté (de conscience) passe par la connaissance particulière de ce caractère social que la pensée européenne n’a pas su tirer au clair comme en témoigne fortement le recours de Hitler à l’idéologie de la seule force en tant qu’héritage de toute la tradition européenne, à part de quelques courants rares ayant connu et pratiqué la nécessité d’une « médiation » divine ou surnaturelle du Bien absolu.

Texte intégral

1Les concepts-clés tant sur le plan métaphysique et religieux que social et historique sont chez Simone Weil (1909-1943) les notions de force, nécessité ou aussi pesanteur. Il s’agit à la suite de ses maîtres Jules Lagneau et Alain (Émile Chartier) d’une détermination universelle et rigoureuse de l’être sous sa forme matérielle, biologique et énergétique où confluent l’héritage de la philosophie antique et classique ainsi que l’enseignement de la géométrie et des sciences de la nature. Que suppose par conséquent analytiquement la conceptualisation théorique plus élaborée d’une « force sociale », soumise tout comme la force physique à des relations nécessaires et incapable de produire d’elle-même une causalité de la liberté, qui soit « dialectique », comme chez Marx par exemple ? Dans le modèle d’analyse weilienne se trouve alors intégré, de façon organique comme on verra, la transition de la coercition émanant de la nature à l’oppression de la société, et cela au travers de la production ainsi que des institutions sociales, sans que ces deux sphères du réel d’ailleurs se recouvrent complètement ou qu’un déterminisme purement scientifique y soit appliqué de façon unilatérale1. Car la praxis institutionnelle et politique relève en plus selon Simone Weil d’une herméneutique du « symbolique » qui structure l’énergétique humain autrement que la seule dépendance matérielle ou physique.

1. L’« opinion sociale » – La lecture weilienne de La Boétie

2D’abord, il reste vrai qu’en ce qui concerne chaque individu le degré de violence requise dans le domaine économique et interrelationnel dépasse les limites de sa compréhension instantanée. Simone Weil pose cette question sous sa forme classique, à la suite de La Boétie, en se demandant : comment se fait-il qu’une multitude se soumette à une personne, même si le danger est égal qu’on se révolte ou qu’on obéisse servilement ? Il s’en dégage une dépendance qui, pour s’opposer manifestement aux lois naturelles, n’en est pas moins perméable à une définition générale. Car il s’agit de la faiblesse d’une majorité numérique face à la coordination méthodique exercée par un seul ou un petit nombre d’initiés monopolisant le savoir spécifique, à savoir théorique, administratif, militaire, etc., à quoi on peut certainement ajouter, à présent, le savoir informatique très spécialisé. Ainsi, la domination de la nature s’est toujours cristallisée dans des procédés techniques de production et une organisation « bureaucratique » qui écrase, anonymement et brutalement, la masse, c’est-à-dire les individus considérés comme interchangeables. De plus, la force déployée ici collectivement est inversement proportionnelle aux dimensions de la nature à vaincre.

  • 2 Cf. Discours de la servitude (éd. P. Bonnefon), Paris, 1947, p. 50s.
  • 3 Cf. Oppression et liberté, Paris, 1955, p. 186 (désormais OL).
  • 4 Pour cette comparaison cf. K.-D. ULKE, « System und Befreiung bei Simone Weil », Zeitgeschichte 6 ( (…)
  • 5 Cf. H.-M. Lohmann, « Simone Weil, Unterdrückung und Freiheit », Archiv für Rechtsund Sozialphilosop (…)
  • 6 Manuscrit Bibliothèque Nationale de Paris, folio III 565 (désormais Ms.).

3Ce résultat est donc obtenu, en partie, grâce à l’interprétation du livre Contre-Un, comme S. Weil – à la suite de Montaigne (Essais 1, 28) – nomme également l’ouvrage de La Boétie mentionné ci-dessus2 et qu’elle classe parmi les rares témoignages français d’une « tradition pure » en littérature3. En plus, ce traité de La Boétie renvoie à une analyse parallèle chez Proudhon, l’un des premiers socialistes. Car, incluant l’image (romaine) de Dieu dans sa critique, que l’on retrouve aussi chez S. Weil dans ses derniers textes, Proudhon s’en prend à la puissance du système social comme à une « fatalité‚ démente, quasi religieuse4 ». D’autres critiques ont vu dans ce retour partiel aux utopistes révolutionnaires avant Marx une « régression » de Simone Weil et, par conséquent, dans le « refuge dans l’unio mystica » de la dernière période de sa vie l’expression radicale de l’impuissance devant la force sociale5. Mais le dilemme central, formulé de bonne heure par S. Weil, continue d’être valable pour elle à notre avis : « oublier les nécessités de l’ordre social : idéal imaginaire / prendre l’ordre social comme fin : trahison6 ».

4Ainsi, on voit la raison enchaînée de toute part, fût-ce involontairement, à la contrainte. Dans les rapports de pouvoir que représente particulièrement la relation entre la force et la faiblesse, la raison n’est en mesure de nier ou d’abolir aucun des deux termes. La puissance ne peut que passer en d’autres mains, ce qui signifie la plupart du temps que, historiquement et politiquement, le nouveau pouvoir avait été préparé par la fonction sociale vitale qu’exerçait auparavant déjà un certain groupe, comme Marx l’a décrit par exemple dans Le 18 Brumaire. Le peu d’attention accordé à une telle relation fondamentale s’établissant chaque fois à nouveau pouvait inciter à penser qu’un jour même la classe la plus méprisée devrait, dans son ensemble, accéder au pouvoir. Marx, il est vrai, ne commit pas cette erreur quant à la bourgeoisie ascendante, mais bien plutôt, à cause des espoirs révolutionnaires qu’il nourrissait, à l’égard de la masse du prolétariat. Une telle erreur est due, aux yeux de S. Weil, à l’emploi non mathématique de l’extrapolation de ces changements perpétuels des groupes sociaux, l’approche d’une limite y étant confondue avec la disparition d’un des deux termes constitutifs de la relation existante.

  • 7 Cf. La survie du capitalisme. La re-production des rapports de production, Paris, 1973, p. 7 et 57s
  • 8 Cf. Les étapes de la pensée sociologique, Paris, 1967, p. 181s. et 192s.

5Le fait de s’orienter sur des procédés mathématiques ne conduit pas, ici en particulier, à un nivellement de la réalité, mais il met en évidence ce qui n’est pas imaginable autrement, à savoir le « morne jeu de forces aveugles d’un mécanisme social » (OL 106 ; cf. 181, 189s., 208s., 242, 250s.). Cette idée se retrouve dans toutes les parties de l’œuvre weilienne et appartient donc aux intuitions directrices de sa doctrine. La conception devenue courante aujourd’hui d’une « reproduction des rapports de production » dont parlait par exemple Henri Lefebvre7, pourrait être considérée comme l’explication actualisée d’une telle hypostase de base par rapport au type de société présente. Et Raymond Aron, de son côté, en tirait les conséquences pour le « prolétariat », qui ne se trouve pas dans une situation telle qu’il pourrait réellement préparer une prise de pouvoir8.

  • 9 Cf. Mars ou la guerre jugée, Paris, 1936, p. 82 ; cf. S. WEIL, OL, p. 100.

6Cela ramène clairement au problème de l’opinion, qui n’existerait pas, si la masse exerçait le pouvoir pour elle seule, c’est-à-dire sans ordres émanant d’une instance extérieure. C’est pourquoi la tactique politique, ou même la violence tyrannique, doit tendre sans répit à empêcher le groupement spontané‚ qui, par la cristallisation en un sentiment unanime des expériences sociales vécues, pourrait mener à une action concertée sur la base de l’autodétermination, telle que S. Weil la relève déjà à la lecture de Tacite. Le pouvoir qui empêche de telles actions sanctionne, par son comportement visible ou à mots couverts, le sens (idéologique) admis dont dépend son « ordre » social établi, derrière lequel s’abritent ou se cachent des intérêts qu’on voit se refléter habituellement de l’autre côté dans un sentiment d’impuissance vis-à-vis du système existant. La puissance du plus fort en est même encore accrue, car, grâce à la force de persuasion de sa simple présence, elle crée l’illusion d’une division naturelle des différences – biologiques ou biographiques – irréfutables en un « haut » et un « bas » à l’intérieur de la société. Pour cette raison, les discours sur les rapports sociaux, qui appartiennent à la sphère de la symbolique de la vie sociale, ne sont jamais exempts de « mensonge », qui est un élément constitutif de la violence institutionnalisée. Mais cette dernière survit également dans l’appel (révolutionnaire) à la masse, dans la mesure où la nouvelle situation désirée est censée s’appuyer sur un renversement de l’oppression, tout en reproduisant systématiquement l’ancienne. Reconnaître alors le « mécanisme social » devient malaisé‚ à cause des « passions » multiples allant de la volonté de préserver l’existant à celle de l’ébranler de fond en comble. Ainsi, un « voile » partout impénétrable continue-t-il de recouvrir le « mystère » absurde inhérent au mécanisme social. Ou bien, autrement dit, il n’y a pas de « société oppressive sans une religion du pouvoir » (OL 100, 188sq.), comme aussi pour Alain9 déjà « la société enferme toujours quelque religion ».

2. Machiavel et la « matière sociale »

7Supposer une causalité spécifiquement sociale de la force a quelque chose d’opérationnel. Car cela signifie réduire les réactions possibles d’ordre moral et psychologique, face à toute complexité sociale, et dont chacun se sent obligatoirement faire partie, à une constante qui aide à la fois à saisir une plausibilité immédiate et à se livrer à un examen analytique. Des vocables comme mensonge et autres notions semblables du domaine de la communication et de l’interprétation gravent dans la mémoire l’essence d’une telle puissance fondamentale, qui relève de la conscience (réflexive). Mais la représentation d’un mécanisme impliquant dans cette application l’expérience négative d’un consensus total non-réalisable fait aussi appel à une nouvelle notion weilienne encore, qui est celle de la « matière sociale ». Par elle, la société apparaît comme une grandeur qui, par son influence, capte et englobe toute la pensée. Des formations sociales déterminées produisent ensuite, sur le plan historique, des types de pouvoir et d’idéologie correspondants, où l’on peut détecter chaque fois une forme symbolique hypostasiée, comme par exemple la nation, l’orthodoxie, la race, le rendement, etc.

  • 10 Cf. Leçons de philosophie, Paris, 1966, p. 191s. ; Cahiers I (CI), Paris, 1970, p. 109 ; Écrits his (…)
  • 11 Cf. Deutsche Ideologie (Marx-Engels-Werke, vol. 3), Berlin, 1969, p. 304.

8À propos de la force sociale, quelques remarques isolées sur Machiavel sont assez instructives. En plus, S. Weil avait publié en 1934 une traduction de certains chapitres des Istorie Fiorentine (III, 12-17), avec une introduction intitulée Un soulèvement prolétarien à Florence au XIVe siècle10. Son interprétation y fait ressortir avant tout la transition du domaine politique autonome à la catégorie sociale fondamentale de la force, mais S. Weil souligne également le parallèle autant que la distance, résultant de cette relation, par rapport à Marx et Platon. Le point de départ chez Machiavel, c’est la parfaite séparation effectuée clairement pour la première fois dans l’histoire des idées, du pouvoir et du droit. La politique s’émancipait ainsi des jugements éthiques et devenait, sur le plan de la théorie sociale et politique, l’objet d’une analyse nouvelle, ce que Marx aussi appréciait chez son prédecesseur11.

9Ce qui est nouveau chez Marx, à savoir le lien entre le domaine politique et économique, n’est nullement méconnu pour autant. Du point de vue méthodologique, cependant, l’usage de modèles physiques exige que la réalité de la vie politique, définie conformément aux lois d’une force, prenne la dimension d’un mécanisme social global, dans lequel s’engrènent toutes les relations possibles. De la sorte, il est exclu qu’un domaine partiel puisse donner lieu à l’émancipation de la totalité de la force se transformant souvent en violence. Toute domination exercée au moyen des formes d’organisation sociales gardera ainsi son caractère coercitif. Machiavel rappelle cet état de choses en invoquant le rôle du conflit et la relation entre ennemi et ami, inhérents en permanence à tout ordre et à toute harmonie (citadine). De cette irréductibilité vit la dimension spécifiquement politique, définie par le rapport fondamental soit force-infériorité, soit commandement-obéissance. Y voir, à l’aide de la notion de force, la loi de base de tous les changements, incapables d’aboutir jamais à leur propre suppression par eux-mêmes, signifie que toutes les manifestations d’ordre historique, politique et social – conditionnées par l’état naturel, tout en le modifiant en même temps – sont des variations fonctionnelles d’une relation liée à la force, qui établit en somme l’espace public des actions possibles. Par ce facteur constitutif de l’être social le domaine politique revêt une certaine autonomie. Pourtant on ne saurait l’assimiler à une séparation d’avec la production orientée sur les besoins, car les phénomènes du pouvoir ne sont rien d’autre que les manifestations du mécanisme social de base présent dans la conscience et qui agit de telle manière qu’aux hommes « le pouvoir semble une force plus invincible que la nature des choses ». Pour S. Weil, ce ne sont donc pas les crises économiques, vues en profondeur, qui provoquent en premier lieu un changement du pouvoir (EHP 403, cf. 319s.).

  • 12 Outre OL 215sq. et 235s., cf. La source grecque, Paris, 1953, p. 90s.
  • 13 Cf. Histoire et Vérité, Paris, 1955, p. 257s. le chapitre sur « Le paradoxe politique ».

10Machiavel ayant supprimé l’aspect matériel et spirituel, ainsi que le monde divin, comme arguments d’explication, il a créé un vide épistémologique dans lequel la théorie du politique en soi, dépouillé de tout, allait trouver son espace de développement. En interprétant l’intention analytique de Machiavel comme tentative pour « élaborer une mécanique des rapports sociaux », Simone Weil est amenée à constater que celle-ci n’était pas au fond nouvelle, mais, pareille à toute vérité digne de ce nom, avait toujours été sous-entendue comme un but à atteindre. Une telle conception (indépendamment de la représentation qu’elle renferme de l’histoire des idées et de son rapport avec une unité éventuelle de la vérité en général) jette à son tour une lumière sur l’objet de la connaissance dont l’essence doit posséder une actualité intemporelle. D’ailleurs dans les deux cas, étant donné qu’ils sont en quelque sorte l’un à l’autre ce qu’une question est à la réponse, cela implique effectivement, pour comprendre l’herméneutique pratique de S. Weil ici, que la force sous-jacente à ce mécanisme constitue la préoccupation centrale de doctrines aussi différentes que celles de Platon, du christianisme, de Machiavel et de Marx12. Indépendamment de Simone Weil, Paul Ricœur, lui aussi, voit par exemple un point commun entre ces derniers, ajoutant même les noms des prophètes d’Israël et de Lénine, car à leurs yeux le pouvoir inclut les égarements les plus fondamentaux de l’existence et de l’histoire humaines13. En ce qui concerne Platon et Marx, ils traitent tous les deux du thème de la « fausse conscience » suscitée par tout pouvoir, surtout étatique. La réconciliation que Hegel croyait possible à travers l’État montre que les penseurs de la téléologie et de la rationalité du pouvoir (surtout Hegel lui-même et Aristote) devaient être forcément écartés par S. Weil à cause de leur intention apologétique de la force. Quant à Rousseau, et même à Kant, il s’agit chez eux selon S. Weil de la définition du rapport idéal entre individu et société, comme conséquence d’une notion régulatrice de la liberté, qui se transforme justement ensuite en critique de la collectivité.

11Cette dépendance sociale de ce qui existe n’appartient pas, à strictement parler, à la nature physique, de caractère limité ; mais à l’égal de celle-ci et de la nature psychologique elle est soumise, elle aussi, à une structure de nécessité définie, si bien qu’elle constitue un domaine de réalité propre. Pour relier conceptuellement ces deux données, S. Weil emploie l’expression déjà mentionnée de matière sociale (OL 225s., 233), qui implique la conviction que la société et la matière sont les conditions indispensables de l’existence humaine comme telle et que, dans ces deux dimensions de la réalité, quoique de manière différente, il règne – sans exception – des relations entre forces. Le passage de la notion (marxiste) d’ « existence sociale » à celle de « matière sociale » ne fait que souligner avec plus d’insistance encore ce que S. Weil ainsi qu’Alain ont toujours associé‚ en parlant de l’être comme existant, à savoir l’impossibilité de supprimer des nécessités causales qui, indifférentes aux valeurs, gouvernent l’univers. De surcroît, la représentation de la matière évoque instantanément la présence des phénomènes de force qui sont censés, grâce à la compréhension de la problématique du pouvoir, définir la situation fondamentale de ce qui apparaît en tant que réalité « sociale ».

  • 14 En plus de l’article « Élan et force » (note 1), cf. surtout notre contribution au colloque sur Sim (…)
  • 15 Notre contribution « Imaginaire et symbolisme », dans F. L’Yvonnet (éd.), Simone Weil. Le grand pas (…)

12Dans l’intérêt analytique, un plus large développement déductif ou descriptif des différentes formes de matière – physique, psychologique et sociale – par S. Weil eût été sans doute souhaitable. Cependant, dans le domaine socio-psychologique, toutes les manifestations « spirituelles » ou conscientes sont liées à un processus de perception motivé par des actions symbolisées au préalable14. Et, de leur côté‚ ces actions restent soumises à un mécanisme de transfert dépendant de l’imagination qui est analysée par S. Weil comme la motivation phénoménologique décisive pour la répartition des quantités d’énergies disponibles en chaque individu15. Ici donc il ne s’agit justement de rien de moins que d’appliquer l’idée de matière-force à un domaine non physique. Si, de plus, l’étude de la perception dé-créative rencontre l’environnement social en tant que composante du sujet concret, on peut étendre également la notion de matérialité, prise comme un facteur particulier d’influence, à la société et sa lecture.

  • 16 Cf. S. WEIL, L’enracinement (EN), Paris, 1949, p. 248s. et Écrits de Londres et dernières lettres, (…)
  • 17 Nous partageons entièrement cette interrogation analysée magistralement par E. Gabellieri, Être et (…)

13Conséquence autant que convergence de ces approches, visant à décrire les différentes régions ontologiques à partir du fait fondamental qui réside dans la modification fonctionnelle des rapports de force, c’est alors la tentative pour concevoir une « énergétique » générale des différents phénomènes du monde physique, biologique, psychique et socio-anthropologique16. Il en ressort naturellement un rapport spécifique avec la pensée scientifique, à laquelle l’amorce éthique et métaphysique en ce qui concerne entre autres la phénoménalité de la force doit tout au moins la conceptualité. Car dans cette tentative de S. Weil se manifeste le but dernier de sa recherche qu’exprime son œuvre : existe-t-il réellement, mis à part le fait que tout être appartient au règne de la force, un Bien originaire qui, par son essence, représente une réalité autre que celle de la puissance et de la force ? De plus, il convient de savoir si ce Bien signifie davantage que de simples idéalités ou valeurs désirées et comment un Bien vraiment transcendant réalise sa propre automanifestation en tant qu’autodonation, c’est-à-dire de telle manière que tout sujet puisse le recevoir ou le saisir en son authenticité même17.

3. La seule force – L’erreur de l’Europe

  • 18 Cf. à ce sujet notre étude « ‘Lektüre’ als machtrelevante Wahrnehmungsanalyse bei Simone Weil », da (…)

14L’acte de réflexion libre, en tant que « détachement » décréatif requis par la doctrine tardive de S. Weil, renferme donc une double circularité à interférence ainsi qu’une dramatisation accrue de la « révélation » possible d’un sens originaire. Le sujet vraiment autonome ne doit pas seulement défaire ou « décréer » la réalité de la vraie Valeur absolue ou du Bien des représentations dues à l’imaginaire subjectif, il faut aussi qu’il perce et réoriente en même temps la faculté de la représentation elle-même, par laquelle s’intériorisent les médiations sociales en vue de toutes les identifications. Ce que S. Weil postule, par conséquent, n’est rien de moins qu’un exode spirituel réfléchi hors du « social », afin de s’affranchir des motivations intéressées à cause de leur attachement à une « force » toujours présente au plus intime de la conscience. Ainsi devient-il évident que toute transcendantalité à base subjective et sociale, comme par exemple aussi la monadologie intersubjective de Husserl18, ne peut avoir qu’un caractère symbolique exigeant ce double examen réflexif qui, selon S. Weil, déclenche seul un mouvement vers l’origine véritable. Et ce qui n’y conduit pas demeure alors voilé à jamais par l’opinion.

  • 19 Cf. Cahiers II, Paris, 1970, p. 205, 218 s. et 260 ; Intuitions pré-chrétiennes, Paris, 1951, p. 75 (…)

15« S’exclure spirituellement de la société » (EN 194) ou bien « se déraciner socialement et végétativement » implique alors foncièrement une « méditation sur le mécanisme social » – méditation par laquelle le sujet désireux d’une connaissance vraie opère une « purification » qui, pour sa part, mène ensuite à la « nudité spirituelle ». Ce dernier degré de détachement est de loin « le plus difficile », parce qu’il englobe, avec l’abandon des biens qui ont pour substance le prestige social, la « mort sociale » que le sujet craint le plus en tant que personne croyant avoir des droits19. La critique weilienne, même lorsqu’elle s’exprime en termes « mystiques », esquisse néanmoins une sociologie herméneutique originale en ce sens qu’elle dévoile encore dans les théories sociologiques et politiques elles-mêmes le pouvoir s’assurant, par ce savoir spécifique, d’une médiation possible entre l’individuel et le collectif. Peu importe, à la suite de Durkheim ou de Weber, pour ne nommer que cette antithèse classique, si le collectif préexiste aux individus ou si ceux-ci forment la vie sociale en donnant un sens, chacun pour sa part, aux actions intentionnelles. La prémisse reste la même dans les deux cas : il faut pouvoir intégrer les « faits sociaux » dans une phénoménalité de l’apparaître sociologique et historique qui réduit l’être aux dimensions du vécu dont l’indice de « vérité » réside dans l’expressivité ou la formulation possible au moyen du langage ordinaire et spécifique. Or cela même renferme une circularité théorique et pratique évidentes, puisque le langage lui-même est essentiellement de nature sociale institutionnalisée et habitualisée, de telle sorte qu’aucun discours ne quitte le domaine de l’opinion qu’il véhicule.

  • 20 Sur le rapport philosophique de S. Weil avec J. Lagneau, cf. aussi R. Kühn, « Le devoir-être et la (…)

16Chez S. Weil, l’opposition entre la Force et le Bien ne donne pas une solution facile à ce problème, puisque tout bien, pour sa part, peut être suspecté sociologiquement de « construction » historique. Mais, en saisissant le social et son discours par la seule réalité descriptible de la force, elle marque au moins une limite du collectif et du savoir qu’il sécrète, dans la mesure où la conscience ne peut pas s’adonner à cette force sans attester aussitôt sa propre différence. Le logos de la conscience (réflexive), contrairement à ce qu’en prétendait Hegel, n’est pas identique, en dernière analyse, à l’histoire de violence dont il est à l’origine, il est vrai, parce que toute action reste soumise à un jugement qui indique toujours aussi un autre déroulement possible. En relevant justement les rares passages où S. Weil fait entendre une dénotation positive de la force, on saisit la possibilité d’un tel discours sociologique à la limite de l’ineffable qui est, par nature, l’horizon de tout langage. Ainsi, dans un fragment de 1927 déjà, elle note au sujet de Léon Letellier et de son fils Michel – tous les deux adeptes de la philosophie de Jules Lagneau – que leur force n’est pas à « confondre avec la force dont l’ambitieux se pare en utilisant les bras d’autrui avec la force que chaque homme peut exercer en propre, par la puissance de ses muscles sur le monde et de son âme sur les muscles. [Par là], la force trouve comme son couronnement en l’amour et en l’amour de chaque homme » (Ms. série II)20.

17Toute analyse sociologique et politique ne peut avoir de sens alors pour S. Weil que dans la mesure où elle s’engage résolument dans la voie d’une meilleure compréhension des possibilités de la liberté réelle, convertie vers la fin de sa vie en disponibilité pour le vrai Bien. Cette différence ne modifie pas le statut de la connaissance face à la force et les diverses formes de pouvoir qui en découlent. Car leur description consciente se fait toujours à la lumière de certaines prémisses phénoménologiques et métaphysiques, de telle manière que le discours sociologique, politique ou historique seul reste un parti pris quant à la tâche essentielle de déterminer l’essence transcendantale de l’homme. Autrement dit, il faut rendre compte et des pensées et des actions humaines en vue de leur union souhaitable. C’est du moins la leçon qu’on peut tirer de la corrélation chez S. Weil entre la conscience individuelle et la société s’opposant l’une à l’autre dans le but d’une compréhension et d’une affirmation plus clairvoyantes de soi pour chacun :

Penser correctement et conformer son action à la pensée, c’est le devoir le plus impérieux, ou plutôt le seul devoir et la seule vertu. C’est pourquoi on ne peut jamais abdiquer son pouvoir de penser et de juger sans commettre une faute capitale. Autrement dit, on doit toujours régler sa pensée et son action sur son propre jugement, jamais sur une religion [idolâtrique] ou sur ce que Trotsky nomme l’histoire, ou sur un autre être humain (Ms. III 673).

  • 21 L’expression est de Michel Henry dont l’étude fondamentale pour une phénoménologie radicale se trou (…)
  • 22 Pour une analyse détaillée, cf. notre ouvrage : Subjektive Praxis und Geschichte. Phänomenologie de (…)

18Pour conclure, nous pourrons dire que l’analyse de la Force sous toutes ses formes implique toujours, en même temps, la critique de notre tradition européenne comme hypostase d’une « pensée universelle » qui exclut ou écrase l’individuel et le singulier. En choisissant le modèle de la seule « distance phénoménologique21 » comme critère européen d’une connaissance transcendante ou théorique vraies, tout rapport pensable devient un rapport de force : universalité/particularité, Dieu/âme, nature/individu, etc22. L’exemple le plus cruel – mais également le plus éclairant – à ce sujet se trouve chez Simone Weil à propos de Hitler dont elle cite un passage central de Mein Kampf dans son dernier texte sur L’enracinement :

  • 23Mein Kampf, Munich, 1933, p. 267, cité dans EN, p. 204 ; cf. aussi pour l’importance « symbolique » (…)

L’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est seigneur et maître de la nature […]. Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et les soleils suivent des trajectoires circulaires, où les lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu’elle contraint à la servir docilement ou qu’elle brise, l’homme ne peut pas relever de lois spéciales23.

19L’illusion de l’Europe, c’est donc l’« universalité » basée sur ce concept religieux, philosophique, scientifique, politique et historique d’une telle force idéologique qui, aujourd’hui, trouve son aboutissement dans l’idée et la pratique d’une « mondialisation » (Globalisation) qui semble exclure toute autre pensée encore efficace. L’analyse de la « physique sociale universelle » chez Simone Weil s’avère alors plus actuelle que jamais, avant de perdre peut-être, à l’avenir, jusqu’à l’idée même d’une autre réalité, d’un autre « Bien » encore possibles.

Notes

1 Nous reprenons ici une analyse de la pensée weilienne dont les bases se trouvent dans une critique de Marx et de l’être historique ; cf. nos deux articles : « Pouvoir, connaissance, conscience. Aspects sociologiques de la pensée de Simone Weil », Cahiers internationaux de Sociologie 73 (1987), p. 257-280 ; « Primauté et dialectique du bien. La critique de Marx pour Simone Weil », Cahiers Simone Weil 26/1 (2003), pp. 51-87, ainsi que « Élan et force. Phénoménologie de la violence historique chez Simone Weil », Cahiers Simone Weil 26/3 (2003), p. 281-320.

2 Cf. Discours de la servitude (éd. P. Bonnefon), Paris, 1947, p. 50s.

3 Cf. Oppression et liberté, Paris, 1955, p. 186 (désormais OL).

4 Pour cette comparaison cf. K.-D. ULKE, « System und Befreiung bei Simone Weil », Zeitgeschichte 6 (1980), p. 196sq. ; à propos de la force sociale cf. aussi L. Blech-Lidolf, La pensée philosophique et sociale de Simone Weil, Berne-Francfort/M., 1976, p. 118-122.

5Cf. H.-M. Lohmann, « Simone Weil, Unterdrückung und Freiheit », Archiv für Rechtsund Sozialphilosophie 62/2 (1976), p. 295-298.

6 Manuscrit Bibliothèque Nationale de Paris, folio III 565 (désormais Ms.).

7 Cf. La survie du capitalisme. La re-production des rapports de production, Paris, 1973, p. 7 et 57s.

8 Cf. Les étapes de la pensée sociologique, Paris, 1967, p. 181s. et 192s.

9 Cf. Mars ou la guerre jugée, Paris, 1936, p. 82 ; cf. S. WEIL, OL, p. 100.

10 Cf. Leçons de philosophie, Paris, 1966, p. 191s. ; Cahiers I (CI), Paris, 1970, p. 109 ; Écrits historiques et politiques (EHP), Paris, 1960, p. 85-101, 327 et 405.

11 Cf. Deutsche Ideologie (Marx-Engels-Werke, vol. 3), Berlin, 1969, p. 304.

12 Outre OL 215sq. et 235s., cf. La source grecque, Paris, 1953, p. 90s.

13 Cf. Histoire et Vérité, Paris, 1955, p. 257s. le chapitre sur « Le paradoxe politique ».

14 En plus de l’article « Élan et force » (note 1), cf. surtout notre contribution au colloque sur Simone Weil à l’École Normale Supérieure de Paris organisé en mai 2009 par F. Worms : « L’unité réflexive et l’ontologie du réel chez Simone Weil » où nous exposons notre interprétation de l’œuvre weilienne selon une triple lecture sémiotique (perception), symbolique (histoire) et poétique (religions et arts), publiée dans Cahiers Simone Weil 33/4 (2010), p. 511-542.

15 Notre contribution « Imaginaire et symbolisme », dans F. L’Yvonnet (éd.), Simone Weil. Le grand passage, Paris, 2006, p. 139-168, complète les analyses indiquées dans la note précédente.

16 Cf. S. WEIL, L’enracinement (EN), Paris, 1949, p. 248s. et Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, 1957, p. 161.

17 Nous partageons entièrement cette interrogation analysée magistralement par E. Gabellieri, Être et don. Simone Weil et la philosophie, Louvain-Paris, 2004.

18 Cf. à ce sujet notre étude « ‘Lektüre’ als machtrelevante Wahrnehmungsanalyse bei Simone Weil », dans I. de Gennaro et H-Chr. Günther (éds.), Artists and Intellecutals and the Requests of Power. Leiden-Boston, 2009, p. 45-62.

19 Cf. Cahiers II, Paris, 1970, p. 205, 218 s. et 260 ; Intuitions pré-chrétiennes, Paris, 1951, p. 75 et 77 ; La connaissance surnaturelle, Paris, 1950, p. 272.

20 Sur le rapport philosophique de S. Weil avec J. Lagneau, cf. aussi R. Kühn, « Le devoir-être et la réflexion », dans R. Bourgne (éd.), Jules Lagneau, Alain et l’École française de la perception, Paris (Institut Alain), 1995, p. 83-92.

21 L’expression est de Michel Henry dont l’étude fondamentale pour une phénoménologie radicale se trouve dans L’essence de la manifestation, Paris, 1963.

22 Pour une analyse détaillée, cf. notre ouvrage : Subjektive Praxis und Geschichte. Phänomenologie der politischen Aktualität, Fribourg-Munich, 2008.

23Mein Kampf, Munich, 1933, p. 267, cité dans EN, p. 204 ; cf. aussi pour l’importance « symbolique » de Hitler dans la critique historique et sociale de S. Weil :

R. KÜHN, Deuten als Entwerden. Eine Synthese des Werkes Simone Weils in hermeneutisch-religionsphilosophischer Sucht, Fribourg-en-Brisgau, 1989, p. 197s.

https://journals.openedition.org/rsr/2942

SIMONE WEIL, IDOLATRIA

 

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