Jean-Christophe : Rolland, Romain,Internet Archive, pdf – livre audio.Beethoven

Jean-Christophe, roman-fleuve (1904-1912) qui fut distingué par le Prix Nobel de littérature en 1915, est la pièce maîtresse de l’œuvre de Romain Rolland. L’ensemble compte dix volumes et retrace la vie, chargée d’épreuves mais pleine d’énergie, d’un musicien allemand de génie, Jean-Christophe Krafft, et anime autour de lui toute une époque.

1. L’Aube
2. Le Matin
3. L’Adolescent
4. La Révolte
5. La Foire sur la place
6. Antoinette
7. Dans la maison
8. Les Amies
9. Le Buisson ardent
10. La Nouvelle Journée

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Jean-Christophe 01 – La Bibliothèque électronique du Québec

Jean-Christophe : Rolland, Romain, 1866-1944 – Internet Archive

Woltuen, wo man kann,
Freiheit über alles lieben,
Wahrheit nie, auch sogar am
Throne nicht verleugnen.
Beethoven.
(Feuille d’album. 1792.)
« Faire tout le bien qu’on peut,
Aimer la Liberté par-dessus tout,
Et, quand ce serait pour un trône,
Ne jamais trahir la vérité. »

Il était petit et trapu, de forte encolure, de charpente athlétique. Une large figure, de couleur rouge brique, sauf vers la fin de sa vie, où le teint devint maladif et jaunâtre, surtout l’hiver, quand il restait enfermé, loin des champs. Un front puissant et bosselé. Des cheveux extrêmement noirs, extraordinairement épais, et où il semblait que le peigne n’eût jamais passé, hérissés de toutes parts, « les serpents de Méduse[1] ». Les yeux brûlaient d’une force prodigieuse, qui saisit tous ceux qui le virent ; mais la plupart se trompèrent sur leur nuance. Comme ils flambaient d’un éclat sauvage dans une figure brune et tragique, on les vit généralement noirs ; ils ne l’étaient pas, mais bleu gris[2]. Petits et très profondément enfoncés, ils s’ouvraient brusquement dans la passion ou la colère, et alors roulaient dans leurs orbites, reflétant toutes leurs pensées avec une vérité merveilleuse[3]. Souvent ils se tournaient vers le ciel avec un regard mélancolique. Le nez était court et carré, large, un mufle de lion. Une bouche délicate, mais dont la lèvre inférieure tendait à avancer sur l’autre. Des mâchoires redoutables, qui auraient pu broyer des noix. Une fossette profonde au menton, du côté droit, donnait une étrange dissymétrie à la face. « Il avait un bon sourire, dit Moscheles, et dans la conversation, un air souvent aimable et encourageant. En revanche, le rire était désagréable, violent et grimaçant, du reste court », — le rire d’un homme qui n’est pas accoutumé à la joie. Son expression habituelle était la mélancolie, « une tristesse incurable ». Rellstab, en 1825, dit qu’il a besoin de toutes ses forces pour s’empêcher de pleurer, en voyant « ses doux yeux et leur douleur poignante ». Braun von Braunthal, un an plus tard, le rencontre à une brasserie : il est assis dans un coin, il fume une longue pipe, et il a les yeux fermés, comme il fait de plus en plus, à mesure qu’il approche de la mort. Un ami lui adresse la parole. Il sourit tristement, tire de sa poche un petit carnet de conversation ; et, de la voix aiguë que prennent souvent les sourds, il lui dit d’écrire ce qu’on veut lui demander. — Son visage se transfigurait, soit dans ses accès d’inspiration soudaine qui le prenaient à l’improviste, même dans la rue, et qui frappaient d’étonnement les passants, soit quand on le surprenait au piano. « Les muscles de sa face saillaient, ses veines gonflaient ; les yeux sauvages devenaient deux fois plus terribles ; la bouche tremblait ; il avait l’air d’un enchanteur vaincu par les démons qu’il avait évoqués. » Telle une figure de Shakespeare[4] ; Julius Benedict dit : « Le roi Lear ».

Ludwig van Beethoven naquit le 16 décembre 1770 à Bonn, près de Cologne, dans une misérable soupente d’une pauvre maison. Il était d’origine flamande[5]. Son père était un ténor inintelligent et ivrogne. Sa mère était domestique, fille d’un cuisinier, et veuve en premières noces d’un valet de chambre.

Une enfance sévère, à laquelle manqua la douceur familiale, dont Mozart, plus heureux, fut entouré. Dès le commencement, la vie se révéla à lui comme un combat triste et brutal, Son père voulut exploiter ses dispositions musicales et l’exhiber comme un petit prodige. À quatre ans, il le clouait pendant des heures devant son clavecin, ou l’enfermait avec un violon, et le tuait de travail. Peu s’en fallut qu’il ne le dégoûtât à tout jamais de l’art. Il fallut user de violence pour que Beethoven apprît la musique. Sa jeunesse fut attristée par les préoccupations matérielles, le souci de gagner son pain, les tâches trop précoces. À onze ans, il faisait partie de l’orchestre du théâtre ; à treize, il était organiste. En 1787, il perdit sa mère, qu’il adorait. « Elle m’était si bonne, si digne d’amour, ma meilleure amie ! Oh ! qui était plus heureux que moi, quand je pouvais prononcer le doux nom de mère, et qu’elle pouvait l’entendre[6] ? » Elle était morte phtisique ; et Beethoven se croyait atteint de la même maladie ; il souffrait déjà constamment ; et il se joignait à son mal une mélancolie, plus cruelle que le mal même[7]. À dix-sept ans, il était chef de famille, chargé de l’éducation de ses deux frères ; il avait la honte de devoir solliciter la mise à la retraite de son père, ivrogne, incapable de diriger la maison : c’est au fils qu’on remettait la pension du père, pour éviter que celui-ci la dissipât. Ces tristesses laissèrent en lui une empreinte profonde. Il trouva toutefois un affectueux appui dans une famille de Bonn, qui lui resta toujours chère, la famille de Breuning. La gentille « Lorchen », Éléonore de Breuning, avait deux ans de moins que lui. Il lui apprenait la musique et elle l’initia à la poésie. Elle fut sa compagne d’enfance ; et peut-être y eut-il entre eux un sentiment assez tendre. Éléonore épousa plus tard le docteur Wegeler, qui fut un des meilleurs amis de Beethoven ; et, jusqu’au dernier jour, il ne cessa de régner entre eux une amitié paisible, qu’attestent les lettres dignes et tendres de Wegeler et d’Éléonore, et celles du vieux fidèle ami (alter treuer Freund) au bon cher Wegeler (guter lieber Wegeler). Affection plus touchante encore quand l’âge est venu pour tous trois, sans refroidir la jeunesse de leur cœur[8].

Si triste qu’ait pu être l’enfance de Beethoven, il garda toujours pour elle, pour les lieux où elle s’écoula, un tendre et mélancolique souvenir. Forcé de quitter Bonn, et de passer presque toute sa vie à Vienne, dans la grande ville frivole et ses tristes faubourgs, jamais il n’oublia la vallée du Rhin, et le grand fleuve auguste et paternel, unser Vater Rhein, comme il l’appelle, « notre père le Rhin », si vivant, en effet, presque humain, pareil à une âme gigantesque où passent des pensées et des forces innombrables, nulle part plus beau, plus puissant et plus doux qu’en la délicieuse Bonn, dont il baigne les pentes ombragées et fleuries, avec une violence caressante. Là, Beethoven a vécu ses vingt premières années ; là se sont formés les rêves de son cœur adolescent, — dans ces prairies qui flottent languissamment sur l’eau, avec leurs peupliers enveloppés de brouillards, les buissons et les saules, et les arbres fruitiers, qui trempent leurs racines dans le courant silencieux et rapide, — et, penchés sur le bord, mollement curieux, les villages, les églises, les cimetières même, — tandis qu’à l’horizon, les Sept Montagnes bleuâtres dessinent sur le ciel leurs profils orageux, que surmontent les maigres et bizarres silhouettes des vieux châteaux ruinés. À ce pays, son cœur resta éternellement fidèle ; jusqu’au dernier instant, il rêva de le revoir, sans jamais y parvenir. « Ma patrie, la belle contrée où j’ai vu la lumière du jour, toujours aussi belle, aussi claire devant mes yeux, que lorsque je la laissai[9]. »

En novembre 1792, Beethoven vint se fixer à Vienne, métropole musicale de l’Allemagne[10]. La Révolution avait éclaté ; elle commençait à submerger l’Europe. Beethoven quitta Bonn juste au moment où la guerre y entrait. Sur la route de Vienne, il traversa les armées hessoises marchant contre la France. En 1796 et 1797, il mit en musique les poésies belliqueuses de Friedberg : un Chant du Départ et un chœur patriotique : Nous sommes un grand peuple allemand (Ein grosses deutsches Volk sind wir). Mais en vain il veut chanter les ennemis de la Révolution : la Révolution conquiert le monde, et Beethoven. Dès 1798, malgré la tension des rapports entre l’Autriche et la France, Beethoven entre en rapports intimes avec les Français, avec l’ambassade, avec le général Bernadotte qui venait d’arriver à Vienne. Dans ces entretiens commencent à se former en lui les sentiments républicains, dont on voit le puissant développement dans la suite de sa vie.

Un dessin que Stainhauser fit de lui à cette époque, donne assez bien l’image de ce qu’il était alors. C’est, aux portraits suivants de Beethoven, ce que le portrait de Buonaparte par Guérin, cette âpre figure rongée de fièvre ambitieuse, est aux autres effigies de Napoléon. Beethoven semble plus jeune que son âge, maigre, droit, raidi dans sa haute cravate, le regard défiant et tendu. Il sait ce qu’il vaut ; il croit en sa force. En 1796, il note sur son carnet : « Courage ! Malgré toutes les défaillances du corps, mon génie triomphera… Vingt-cinq ans ! les voici venus ! je les ai… Il faut que cette année même, l’homme se révèle tout entier[11]. » Mme de Bernhard et Gelinck disent qu’il est très fier, de manières rudes et maussades, et qu’il parle avec un très fort accent provincial. Mais ses intimes, seuls, connaissent l’exquise bonté qu’il cache sous cette gaucherie orgueilleuse. Écrivant à Wegeler tous ses succès, la première pensée qui lui vient à l’esprit est celle-ci : « Par exemple, je vois un ami dans le besoin : si ma bourse ne me permet pas de lui venir aussitôt en aide, je n’ai qu’à me mettre à ma table de travail ; et, en peu de temps, je l’ai tiré d’affaire…. Tu vois comme c’est charmant[12]. » Et un peu plus loin, il dit : « Mon art doit se consacrer au bien des pauvres. » (Dann soll meine Kunst sich nur zum Besten der Armen zeigen.)

La douleur, déjà, avait frappé à sa porte ; elle s’était installée en lui, pour n’en plus sortir. Entre 1796 et 1800, la surdité commença ses ravages[13]. Les oreilles lui bruissaient nuit et jour ; il était miné par des douleurs d’entrailles. Son ouïe s’affaiblissait progressivement. Pendant plusieurs années, il ne l’avoua à personne, même à ses plus chers amis ; il évitait le monde, pour que son infirmité ne fût pas remarquée ; il gardait pour lui seul ce terrible secret. Mais, en 1801, il ne peut plus le taire ; il le confie avec désespoir à deux de ses amis : le docteur Wegeler et le pasteur Amenda :

« Mon cher, mon bon, mon affectueux Amenda,… combien souvent je te souhaite auprès de moi ! Ton Beethoven est profondément malheureux. Sache que la plus noble partie de moi-même, mon ouïe, a beaucoup baissé. Déjà, à l’époque où nous étions ensemble, j’éprouvais des symptômes du mal, et je le cachais ; mais cela a toujours empiré depuis… Guérirai-je ? Je l’espère naturellement, mais bien peu ; de telles maladies sont les plus incurables. Comme je dois vivre tristement, éviter tout ce que j’aime et tout ce qui m’est cher, et cela dans un monde si misérable, si égoïste !… Triste résignation où je dois me réfugier ! Sans doute je me suis proposé de me mettre au-dessus de tous ces maux ; mais comment cela me sera-t-il possible[14] ?… »

Et à Wegeler : « … Je mène une vie misérable. Depuis deux ans, j’évite toutes les sociétés, parce qu’il ne m’est pas possible de causer avec les gens : je suis sourd. Si j’avais quelque autre métier, cela serait encore possible ; mais dans le mien, c’est une situation terrible Que diraient de cela mes ennemis, dont le nombre n’est pas petit !… Au théâtre, je dois me mettre tout près de l’orchestre, pour comprendre l’acteur. Je n’entends pas les sons élevés des instruments et des voix, si je me place un peu loin… Quand on parle doucement, j’entends à peine,… et d’autre part, quand on crie, cela m’est intolérable… Bien souvent, j’ai maudit mon existence…. Plutarque m’a conduit à la résignation. Je veux, si toutefois cela est possible, je veux braver mon destin ; mais il y a des moments de ma vie où je suis la plus misérable créature de Dieu… Résignation ! quel triste refuge ! et pourtant c’est le seul qui me reste[15] ! »

Cette tristesse tragique s’exprime dans quelques œuvres de cette époque, dans la Sonate pathétique, op. 13 (1799), surtout dans le largo de la troisième Sonate pour piano, op. 10 (1798). Chose étrange qu’elle ne soit pas partout empreinte, que tant d’œuvres encore : le riant Septuor (1800), la limpide Première Symphonie (en ut majeur, 1800), reflètent une insouciance juvénile. C’est sans doute qu’il faut du temps à l’âme pour s’accoutumer à la douleur. Elle a un tel besoin de la joie que, quand elle ne l’a pas, il faut qu’elle la crée. Quand le présent est trop cruel, elle vit sur le passé. Les jours heureux qui furent ne s’effacent pas d’un coup ; leur rayonnement persiste longtemps encore après qu’ils ne sont plus. Seul et malheureux à Vienne, Beethoven se réfugiait dans ses souvenirs du pays natal ; sa pensée d’alors en est tout imprégnée. Le thème de l’andante à variations du Septuor est un Lied rhénan. La Symphonie en ut majeur est aussi une œuvre du Rhin, un poème d’adolescent qui sourit à ses rêves. Elle est gaie, langoureuse ; on y sent le désir et l’espérance de plaire. Mais dans certains passages, dans l’introduction, dans le clair-obscur de quelques sombres basses, dans le scherzo fantasque, on aperçoit, avec quelle émotion ! dans cette jeune figure le regard du génie à venir. Ce sont les yeux du Bambino de Botticelli dans ses Saintes familles, ces yeux de petit enfant où l’on croit lire déjà la tragédie prochaine.

À ses souffrances physiques venaient se joindre des troubles d’un autre ordre. Wegeler dit qu’il ne connut jamais Beethoven sans une passion portée au paroxysme. Ces amours semblent avoir toujours été d’une grande pureté. Il n’y a aucun rapport entre la passion et le plaisir. La confusion qu’on établit de notre temps entre l’une et l’autre ne prouve que l’ignorance où la plupart des hommes sont de la passion, et son extrême rareté. Beethoven avait quelque chose de puritain dans l’âme ; les conversations et les pensées licencieuses lui faisaient horreur ; il avait sur la sainteté de l’amour des idées intransigeantes. On dit qu’il ne pardonnait pas à Mozart d’avoir profané son génie à écrire un Don Juan. Schindler, qui fut son ami intime, assure qu’ « il traversa la vie avec une pudeur virginale, sans avoir jamais eu à se reprocher une faiblesse ». Un tel homme était fait pour être dupe et victime de l’amour. Il le fut. Sans cesse il s’éprenait furieusement, sans cesse il rêvait de bonheurs, aussitôt déçus, et suivis de souffrances amères. C’est dans ces alternatives d’amour et de révolte orgueilleuse, qu’il faut chercher la source la plus féconde des inspirations de Beethoven, jusqu’à l’âge où la fougue de sa nature s’apaise dans une résignation mélancolique.

En 1801, l’objet de sa passion était, à ce qu’il semble, Giulietta Guicciardi, qu’il immortalisa par la dédicace de sa fameuse Sonate dite du Clair de Lune, op. 27 (1802). « Je vis d’une façon plus douce, écrit-il à Wegeler, et je me mêle davantage avec les hommes…. Ce changement, le charme d’une chère fille l’a accompli ; elle m’aime, et je l’aime. Ce sont les premiers moments heureux que j’aie depuis deux ans[16]. » Il les paya durement. D’abord cet amour lui fit sentir davantage la misère de son infirmité, et les conditions précaires de sa vie, qui lui rendaient impossible d’épouser celle qu’il aimait. Puis Giulietta était coquette, enfantine, égoïste ; elle fit cruellement souffrir Beethoven, et en novembre 1803 elle épousa le comte Gallenberg[17]. — De telles passions dévastent l’âme ; quand l’âme est déjà affaiblie par la maladie, comme l’était celle de Beethoven, elles risquent de la ruiner. Ce fut le seul moment de la vie de Beethoven, où il semble avoir été sur le point de succomber. Il traversa une crise désespérée, qu’une lettre nous fait connaître : le Testament d’Heiligenstadt, à ses frères, Carl et Johann, avec cette indication : « Pour lire et exécuter après ma mort[18]. » C’est un cri de révolte et de douleur déchirante. On ne peut l’entendre sans être pénétré de pitié. Il fut tout près alors de mettre fin à sa vie. Seul son inflexible sentiment moral l’arrêta[19]. Ses dernières espérances de guérison disparurent. « Même le haut courage qui me soutenait s’est évanoui. Ô Providence, fais-moi apparaître une fois un jour, un seul jour de vraie joie ! Il y a si longtemps que le son profond de la vraie joie m’est étranger. Quand, oh ! quand, mon Dieu, pourrai-je la rencontrer encore ?… Jamais ? — Non, ce serait trop cruel ! »

Cela semble une plainte d’agonie ; et pour-tant, Beethoven vivra vingt-cinq ans encore. Sa puissante nature ne pouvait se résigner à succomber sous l’épreuve. « Ma force physique croît plus que jamais avec ma force intellectuelle… Ma jeunesse, oui, je le sens, ne fait que commencer. Chaque jour me rapproche du but que j’entrevois sans pouvoir le définir… Oh ! si j’étais délivré de ce mal, j’embrasserais le monde !… Point de repos ! Je n’en connais pas d’autre que le sommeil ; et je suis assez malheureux de devoir lui accorder plus de temps qu’autrefois. Que je sois seulement délivré à moitié de mon mal : et alors… Non, je ne le supporterai pas. Je veux saisir le destin à la gueule. Il ne réussira pas à me courber tout à fait. — Oh ! cela est si beau, de vivre la vie mille fois[20] ! »

Cet amour, cette souffrance, cette volonté, ces alternatives d’accablement et d’orgueil, ces tragédies intérieures se retrouvent dans les grandes œuvres écrites en 1802 : la Sonate avec marche funèbre, op. 26, la Sonate quasi una fantasia, et la Sonate dite du Clair de lune, op. 27, la Deuxième Sonate, op. 31, avec ses récitatifs dramatiques, qui semblent un monologue grandiose et désolé ; la Sonate en ut mineur pour violon, op. 30, dédiée à l’empereur Alexandre ; la Sonate à Kreutzer, op. 47 ; les six héroïques et poignantes mélodies religieuses sur des paroles de Gellert, op. 48. La Seconde Symphonie, qui est de 1803, reflète davantage son juvénile amour ; et l’on sent que sa volonté prend décidément le dessus. Une force irrésistible balaye les tristes pensées. Un bouillonnement de vie soulève le finale. Beethoven veut être heureux ; il ne veut pas consentir à croire son infortune irrémédiable : il veut la guérison, il veut l’amour ; il déborde d’espoir[21].

Dans plusieurs de ces œuvres, on est frappé par l’énergie et l’insistance des rythmes de marche et de combat. Cela est surtout sensible dans l’allegro et le finale de la Seconde Symphonie, et plus encore dans le premier morceau, superbement héroïque, de la Sonate à l’empereur Alexandre. Un caractère guerrier, spécial à cette musique, rappelle l’époque d’où elle est sortie. La Révolution arrivait à Vienne. Beethoven était emporté par elle. « Il se prononçait volontiers, dans l’intimité, dit le chevalier de Seyfried, sur les événements politiques, qu’il jugeait avec une rare intelligence, d’un coup d’œil clair et net. » Toutes ses sympathies l’entraînaient vers les idées révolutionnaires. « Il aimait les principes républicains », dit Schindler, l’ami qui le connut le mieux dans la dernière période de sa vie. « Il était partisan de la liberté illimitée et de l’indépendance nationale… Il voulait que tous concourussent au gouvernement de l’État… Il voulait pour la France le suffrage universel, et il espérait que Bonaparte l’établirait, et jetterait ainsi les bases du bonheur du genre humain. » Romain révolutionnaire, nourri de Plutarque, il rêvait d’une République héroïque, fondée par le dieu de la Victoire : le premier Consul ; et, coup sur coup, il forge la Symphonie héroique : Bonaparte (1804)[22], l’Iliade de l’Empire, et le finale de la Symphonie en ut mineur (1805-1808), l’épopée de la Gloire. Première musique vraiment révolutionnaire : l’âme du temps y revit avec l’intensité et la pureté qu’ont les grands événements dans les grandes Âmes solitaires, dont les impressions ne sont pas amoindries par le contact de la réalité. La figure de Beethoven s’y montre colorée des reflets de ces guerres épiques. Partout elles s’expriment, peut-être à son insu, dans les œuvres de cette période : dans l’Ouverture de Coriolan (1807), où soufflent des tempêtes, dans le Quatrième quatuor, op. 18, dont le premier morceau a tant de parenté avec cette ouverture ; dans la Sonate Appassionata, op. 57 (1804), dont Bismarck disait : « Si je l’entendais souvent, je serais toujours très vaillant[23] » : dans la partition d’Egmont ; et jusque dans ses concertos pour piano, dans ce concerto en mi bémol, op. 73 (1809), où la virtuosité même se fait héroïque, où passent des armées. — Comment s’en étonner ? Si Beethoven ignorait, en écrivant la Marche funèbre sur la mort d’un héros de la sonate op. 26), que le héros le plus digne de ses chants, celui qui plus que Bonaparte s’approcha du modèle de la Symphonie héroïque, Hoche, venait de mourir près du Rhin, que domine encore son monument funèbre, du haut d’une petite colline entre Coblentz et Bonn, — à Vienne même, il avait vu deux fois la Révolution victorieuse. Ce sont les officiers français qui assistent en novembre 1805, à la première de Fidelio. C’est le général Hulin, le vainqueur de la Bastille, qui s’installe chez Lobkowitz, l’ami et le protecteur de Beethoven, celui à qui sont dédiés l’Héroïque et l’Ut mineur. Et le 10 mai 1809, Napoléon couche à Schoenbrunn [24]. Bientôt Beethoven haïra les conquérants français. Mais il n’en a pas moins senti la fièvre de leur épopée ; et qui ne la sent pas comme lui, ne comprendra qu’à demi cette musique d’actions et de triomphes impériaux.

Beethoven interrompit brusquement la Symphonie en ut mineur, pour écrire d’un jet, sans ses esquisses habituelles, la Quatrième Symphonie. Le bonheur lui était apparu. En mai 1806, il se fiançait avec Thérèse de Brunswick.[25] Elle l’aimait depuis longtemps, — depuis que, petite fille, elle prenait avec lui des leçons de piano, dans les premiers temps de son séjour à Vienne. Beethoven était ami de son frère, le comte François. En 1806, il fut leur hôte à Mârtonvàsàr en Hongrie, et c’est là qu’ils s’aimèrent. Le souvenir de ces jours heureux s’est conservé dans quelques récits de Thérèse de Brunswick [26]. « Un soir de dimanche, dit-elle, après dîner, au clair de lune, Beethoven s’assit au piano. D’abord il promena sa main à plat sur le clavier. François et moi nous connaissions cela. C’était ainsi qu’il préludait toujours. Puis il frappa quelques accords sur les notes basses ; et, lentement, avec une solennité mystérieuse, il joua un chant de Sébastien Bach [27] : « Si tu veux me donner ton cœur, que ce soit d’abord en secret ; et notre pensée commune, que nul ne la puisse deviner. » Ma mère et le curé s’étaient endormis ; mon frère regardait devant lui, gravement ; et moi, que son chant et son regard pénétraient, je sentis la vie en sa plénitude. — Le lendemain matin, nous nous rencontrâmes dans le parc. Il me dit : « J’écris à présent un opéra. La principale figure est en moi, devant moi, partout où je vais, partout où je reste. Jamais je n’ai été à une telle hauteur. Tout est lumière, pureté, clarté. Jusqu’à présent, je ressemblais à cet enfant des contes de fée qui ramasse les cailloux, et ne voit pas la fleur splendide, fleurie sur son chemin…. » C’est au mois de mai 1806, que je devins sa fiancée, avec le seul consentement de mon bien-aimé frère François. »

La Quatrième Symphonie, écrite cette année, est une pure fleur, qui garde le parfum de ces jours les plus calmes de sa vie. On y a justement remarqué « la préoccupation de Beethoven, alors, de concilier autant que possible son génie avec ce qui était généralement connu et aimé dans les formes transmises par ses prédécesseurs[28] ». Le même esprit conciliant, issu de l’amour, agissait sur ses manières et sur sa façon de vivre. Ignaz von Seyfried et Grillparzer disent qu’il est plein d’entrain, vif, joyeux, spirituel, courtois dans le monde, patient avec les importuns, vêtu de façon recherchée ; et il leur fait illusion, au point qu’ils ne s’aperçoivent pas de sa surdité, et disent qu’il est bien portant, sauf sa vue qui est faible[29]. C’est aussi l’idée que donne de lui un portrait d’une élégance romantique et un peu apprêtée, que peignit alors Maehler. Beethoven veut plaire, et il sait qu’il plaît. Le lion est amoureux : il rentre ses griffes. Mais on sent sous ses jeux, sous les fantaisies et la tendresse même de la Symphonie en si bémol, la redoutable force, l’humeur capricieuse, les boutades colériques.

Cette paix profonde ne devait pas durer ; mais l’influence bienfaisante de l’amour se prolongea jusqu’en 1810. Beethoven lui dut sans doute la maîtrise de soi, qui fit alors produire à son génie ses fruits les plus parfaits : cette tragédie classique, la Symphonie en ut mineur, — et ce divin rêve d’un jour d’été : la Symphonie pastorale (1808)[30]. — L’Appassionata, inspirée de la Tempête de Shakespeare[31], et qu’il regardait comme la plus puissante de ses sonates, paraît en 1807, et est dédiée au frère de Thérèse. À Thérèse elle-même il dédie la rêveuse et fantasque sonate, op. 18 (1809). Une lettre, sans date[32], et adressée À l’immortelle Aimée exprime, non moins que l’Appassionata, l’intensité de son amour :

« Mon ange, mon tout, mon moi… j’ai le cœur gonflé du trop que j’ai à te dire… Ah ! où je suis, tu es aussi avec moi… Je pleure, quand je pense que tu ne recevras probablement pas avant dimanche les premières nouvelles de moi. — Je t’aime, comme tu m’aimes, mais bien plus fort… Ah ! Dieu ! — Quelle vie ainsi ! Sans toi ! — Si près, si loin. — … Mes idées se pressent vers toi, mon immortelle aimée (meine unsterbliche Geliebte), parfois joyeuses, puis après tristes, interrogeant le destin, lui demandant s’il nous exaucera. — Je ne puis vivre qu’avec toi, ou je ne vis pas… Jamais une autre n’aura mon cœur. Jamais ! — Jamais ! — Ô Dieu ! pourquoi faut-il s’éloigner quand on s’aime ? Et pourtant ma vie, comme elle est à présent, est une vie de chagrins. Ton amour m’a fait à la fois le plus heureux et le plus malheureux des hommes. — … Sois paisible…, sois paisible — aime-moi ! — Aujourd’hui, — hier, — quelle ardente aspiration, que de larmes vers toi ! — toi — toi — ma vie — mon tout ! — Adieu ! — oh ! continue de m’aimer, — ne méconnais jamais le cœur de ton aimé L. — Éternellement à toi — éternellement à moi — éternellement à nous[33]. »

Quelle raison mystérieuse empêcha le bonheur de ces deux êtres qui s’aimaient ? — Peut-être le manque de fortune, la différence de conditions. Peut-être Beethoven se révolta-t-il contre la longue attente qu’on lui imposait, et contre l’humiliation de tenir son amour indéfiniment secret.

Peut-être, violent, malade et misanthrope, comme il était, fit-il souffrir sans le vouloir celle qu’il aimait, et s’en désespérait-il. — L’union fut rompue ; et pourtant ni l’un ni l’autre ne semble avoir jamais oublié son amour. Jusqu’à son dernier jour (elle ne mourut qu’en 1861), Thérèse de Brunswick aima Beethoven.

Et Beethoven disait, en 1816 : « En pensant à elle, mon cœur bat aussi fort que le jour où je la vis pour la première fois. » De cette même année sont les six mélodies à la bien-aimée lointaine (an die ferne Geliebte), op. 98, d’un caractère si touchant et si profond. Il écrit dans ses notes : « Mon cœur déborde à l’aspect de cette admirable nature, et pourtant Elle n’est pas là, près de moi ! » — Thérèse avait donné son portrait à Beethoven, avec la dédicace : « Au rare génie, au grand artiste, à l’homme bon. T. B.[34] ». Dans la dernière année de sa vie, un ami surprit Beethoven, seul, embrassant ce portrait en pleurant, et parlant tout haut suivant son habitude : « Tu étais si belle, si grande, pareille aux anges ! » L’ami se retira, revint un peu plus tard, le trouva au piano, et lui dit : « Aujourd’hui, mon vieil ami, il n’y a rien de diabolique sur votre visage. » Beethoven répondit : « C’est que mon bon ange m’a visité. » — La blessure fut profonde. « Pauvre Beethoven, dit-il lui–même, il n’est pont de bonheur pour toi dans ce monde. Dans les régions de l’idéal seulement, tu trouveras des amis.[35] »

Il écrit dans ses notes : « Soumission, soumission profonde à ton destin : tu ne peux plus exister pour toi, mais seulement pour les autres ; pour toi, il n’y a plus de bonheur qu’en ton art. O Dieu, donne-moi la force de me vaincre ! »

Il est donc abandonné par l’amour. En 1810, il se trouve seul ; mais la gloire est venue, et le sentiment de sa puissance. Il est dans le force de l’âge. Il se livre à son humeur violente et sauvage, sans se soucier de rien, sans égards au monde, aux conventions, aux jugements des autres. Qu’a-t-il à craindre ou à ménager ? Plus d’amour et plus d’ambition. Sa force, voilà ce qui lui reste, la joie de sa force, et le besoin d’en user, presque d’en abuser. « La force, voilà la morale des hommes qui se distinguent du commun des hommes. » Il est retombé dans la négligence de sa mise ; et sa liberté de manières est devenue bien plus hardie qu’autrefois. Il sait qu’il a le droit de tout dire, même aux plus grands. « Je ne reconnais pas d’autres signes de supériorité que la bonté », écrit-il le 17 juillet 1812 [36]. Bettina Brentano, qui le vit alors, dit qu’ « aucun empereur, aucun roi n’avait une telle conscience de sa force s. Elle fut fascinée par sa puissance : « Lorsque je le vis pour la première fois, écrit-elle à Goethe, l’univers tout entier disparut pour moi. Beethoven me fit oublier le monde, et toi- même, ô Goethe… Je ne crois pas me tromper, en assurant que cet homme est de bien loin en avance sur la civilisation moderne. » Goethe chercha à connaître Beethoven. Ils se rencontrèrent aux bains de Bohème, à Tœplitz, en 1812, et s’entendirent assez mal. Beethoven admirait passionnément le génie de Goethe[37] ; mais son caractère était trop libre et trop violent pour s’accommoder de celui de Goethe, et pour ne pas le blesser. Il a raconté lui-même une promenade qu’ils firent ensemble, où l’orgueilleux républicain qu’il était donna une leçon de dignité au conseiller aulique du grand-duc de Weimar, qui ne le lui pardonna point.

« Les rois et les princes peuvent bien faire des professeurs et des conseillers secrets ; ils peuvent les combler de titres et de décorations ; mais ils ne peuvent pas faire des grands hommes, des esprits qui s’élèvent au-dessus de la fiente du monde ; … et quand deux hommes sont ensemble, tels que moi et Gœthe, ces messieurs doivent sentir notre grandeur. — Hier, nous avons rencontré, sur le chemin, en rentrant, toute la famille impériale. Nous la vîmes de loin. Gœthe se détacha de mon bras, pour se ranger sur le côté de la route. J’eus beau lui dire tout ce que je voulus, je ne pus lui faire faire un pas de plus. J’enfonçai alors mon chapeau sur ma tête, je boutonnai ma redingote, et je fonçai, les bras derrière le dos, au milieu des groupes les plus épais. — Princes et courtisans ont fait la haie ; le duc Rodolphe m’a ôté son chapeau ; madame l’impératrice m’a salué la première. — Les grands me connaissent. — Pour mon divertissement, je vis la procession défiler devant Gœthe. Il se tenait sur le bord de la route, profondément courbé, son chapeau à la main. Je lui ai lavé la tête après, je ne lui ai fait grâce de rien [38]…. » Gœthe n’oublia pas non plus [39].

De cette date sont les Septième et Huitième Symphonies, écrites en quelques mois, à Tœplitz, en 1812 : l’Orgie du Rythme, et la Symphonie humoristique, les œuvres où il s’est montré peut-être le plus au naturel, et, comme il disait, le plus « déboutonné » ( aufgeknoepft), avec ces transports de gaieté et de fureur, ces contrastes imprévus, ces saillies déconcertantes et grandioses, ces explosions titaniques qui plongeaient Gœthe et Zelter dans l’effroi [40] et faisaient dire de la Symphonie en la, dans l’Allemagne du Nord, que c’était l’œuvre d’un ivrogne. — D’un homme ivre, en effet, mais de force et de génie. « Je suis, a-t-il dit lui-même, je suis le Bacchus qui broie le délicieux nectar pour l’humanité. C’est moi qui donne aux hommes la divine frénésie de l’esprit. » Je ne sais si, comme l’a écrit Wagner, il a voulu peindre dans le finale de sa Symphonie une fête dionysiaque[41]. Je reconnais surtout dans cette fougueuse kermesse la marque de son hérédité flamande, de même que je retrouve son origine dans son audacieuse liberté de langage et de manières, qui détonne superbement dans le pays de la discipline et de l’obéissance. Nulle part plus de franchise et de libre puissance que dans la Symphonie en la. C’est une dépense folle d’énergies surhumaines, sans but, pour le plaisir, un plaisir de fleuve qui déborde et submerge. Dans la Huitième Symphonie, la force est moins grandiose, mais plus étrange encore, et plus caractéristique de l’homme, mêlant la tragédie à la farce, et une vigueur herculéenne à des jeux et des caprices d’enfant[42].

1814 marque l’apogée de la fortune de Beethoven. Au Congrès de Vienne, il fut traité comme une gloire européenne. Il prit une part active aux fêtes. Les princes lui rendaient hommage ; et il se laissait fièrement faire la cour par eux, comme il s’en vantait à Schindler.

Il s’était enflammé pour la guerre d’indépendance[43]. En 1813, il écrivit une symphonie de la Victoire de Wellington, et, au commencement de 1814, un chœur guerrier : Renaissance de l’Allemagne (Germanias Wiedergeburt). Le 29 novembre 1814, il dirigea, devant un public de rois, une cantate patriotique : le Glorieux moment ( Der glorreiche Augenblick), et il composa pour la prise de Paris, en 1815, un chœur : Tout est consommé ! (Es ist vollbracht !) Ces œuvres de circonstance firent plus pour sa réputation que tout le reste de sa musique. La gravure de Blasius Hœfel, d’après un dessin du Français Letronne, et le masque farouche, moulé sur son visage par Franz Klein en 1812, donnent l’image vivante de Beethoven au temps du Congrès de Vienne. Le trait dominant de cette face de lion, aux mâchoires serrées, aux plis colères et douloureux, est la volonté, — une volonté napoléonienne. On reconnaît l’homme, qui disait de Napoléon, après Iéna : « Quel malheur que je ne me connaisse pas à la guerre comme à la musique ! Je le battrais ! » — Mais son royaume n’était pas de ce monde. « Mon empire est dans l’air », comme il l’écrit à François de Brunswick. (Mein Reich ist in der Luft[44].)

À cette heure de gloire succède la période la plus triste et la plus misérable.

Vienne n’avait jamais été sympathique à Beethoven. Un génie fier et libre, comme le sien, ne pouvait se plaire dans cette ville factice, d’esprit mondain et médiocre, que Wagner a si durement marquée de son mépris [45] Il ne perdait aucune occasion de s’en éloigner ; et vers 1808, il avait songé sérieusement à quitter l’Autriche, pour venir à la cour de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie [46]. Mais Vienne était abondante en ressources musicales ; et il faut lui rendre cette justice, qu’il s’y trouva toujours de nobles dilettantes pour sentir la grandeur de Beethoven et pour épargner à leur patrie la honte de le perdre. En 1809, trois des plus riches seigneurs de Vienne : l’archiduc Rodolphe, élève de Beethoven, le prince Lobkowilz, et le prince Kinsky, s’étaient engagés à lui servir annuellement une pension de 4 000 florins, sous la seule condition qu’il resterait en Autriche : « Comme il est démontré, disaient-ils, que l’homme ne peut entièrement se vouer à son art qu’à la condition d’être libre de tout souci matériel, et que ce n’est qu’alors qu’il peut produire ces œuvres sublimes qui sont la gloire de l’art, les soussignés ont formé la résolution de mettre Ludwig van Beethoven à l’abri du besoin, et d’écarter ainsi les obstacles misérables qui pourraient s’opposer à l’essor de son génie. »

Malheureusement l’effet ne répondit pas aux promesses. Cette pension fut toujours fort inexactement payée ; bientôt elle cessa tout à fait de l’être. Vienne avait d’ailleurs changé de caractère après le Congrès de 1814. La société était distraite de l’art par la politique, le goût musical gâté par l’italianisme, et la mode, tout à Rossini, traitait Beethoven de pédant [47].

Les amis et les protecteurs de Beethoven se dispersèrent ou moururent : le prince Kinsky en 1812, Lichnowsky en 1814, Lobkowitz en 1816. Rasumowsky, pour qui il avait écrit ses admirables quatuors, op. 59, donna son dernier concert en février 1815. En 1815, Beethoven se brouille avec Stephan von Breuning, son ami d’enfance, le frère d’Éléonore [48]. Il est désormais seul [49] : « Je n’ai point d’amis et je suis seul au monde », écrit-il dans ses notes de 1816.

La surdité était devenue complète [50]. Depuis l’automne de 1815, il n’a plus de relations que par écrit avec le reste des hommes. Le plus ancien cahier de conversation est de 1816 [51]. On connaît le douloureux récit de Schindler sur la représentation de Fidelio en 1822. « Beethoven demanda à diriger la répétition générale…. Dès le duetto du premier acte, il fut évident qu’il n’entendait rien de ce qui se passait sur la scène. Il retardait considérablement le mouvement ; et, tandis que l’orchestre suivait son bâton, les chanteurs pressaient pour leur compte. Il s’ensuivit une confusion générale. Le chef d’orchestre ordinaire, Umlauf, proposa un instant de repos, sans en donner la raison ; et, après quelques paroles échangées avec les chanteurs, on recommença. Le même désordre se produisit de nouveau. Il fallut faire une seconde pause. L’impossibilité de continuer sous la direction de Beethoven était évidente ; mais comment le lui faire comprendre ? Personne n’avait le cœur de lui dire : « Retire-toi, pauvre malheureux, tu ne peux pas diriger ». Beethoven, inquiet, agité, se tournait à droite et à gauche, s’efforçait de lire dans l’expression des différentes physionomies, et de comprendre d’où venait l’obstacle : de tous côtés, le silence. Tout à coup, il m’appela d’une façon impérieuse. Quand je fus près de lui, il me présenta son carnet et me fit signe d’écrire. Je traçai ces mots : « Je vous supplie de ne pas continuer ; je vous expliquerai à la maison pourquoi ». D’un bond, il sauta dans le parterre, me criant : « Sortons vite ! » Il courut d’un trait jusqu’à sa maison ; il entra et se laissa tomber inerte sur un divan, se couvrant le visage avec les deux mains ; il resta ainsi jusqu’à l’heure du repas. A table, il ne fut pas possible d’en tirer une parole ; il conservait l’expression de l’abattement et de la douleur la plus profonde. Après dîner, quand je voulus le laisser, il me retint, m’exprimant le désir de ne pas rester seul. Au moment de nous séparer, il me pria de l’accompagner chez son médecin, qui avait une grande réputation pour les maladies de l’oreille…. Dans toute la suite de mes rapports avec Beethoven, je ne trouve pas un jour qui puisse se comparer à ce jour fatal de novembre…. Il avait été frappé au cœur, et, jusqu’au jour de sa mort, il vécut sous l’impression de cette terrible scène [52]. »

Deux ans plus tard, le 7 mai 1824, dirigeant la Symphonie avec chœurs (ou plutôt, comme dit le programme, « prenant part à la direction du concert »), il n’entendait rien du fracas de toute la salle qui l’acclamait ; il ne parvenait à s’en douter, que lorsqu’une des chanteuses, le prenant par la main, le tournait du côté du public, et qu’il voyait soudain les auditeurs debout, agitant leurs chapeaux, et battant des mains. — Un voyageur anglais, Russel, qui le vit au piano, vers 1825, dit que quand il voulait jouer doucement, les touches ne résonnaient pas, et que cela était saisissant de suivre dans ce silence l’émotion qui l’animait, sur sa figure et ses doigts crispés.

Muré en lui-même [53] séparé du reste des hommes, il n’avait de consolation qu’en la nature. « Elle était sa seule confidente », dit Thérèse de Brunswick. Elle fut son refuge. Charles Neate, qui le connut en 1815, dit qu’il ne vit jamais personne qui aimât aussi parfaitement les fleurs, les nuages, la nature [54] : il semblait en vivre. — « Personne sur terre ne peut aimer la campagne autant que moi, écrit Beethoven…. J’aime un arbre plus qu’un homme…. » — Chaque jour, à Vienne, il faisait le tour des remparts. À la campagne, de l’aurore à la nuit, il se promenait seul, sans chapeau, sous le soleil, ou la pluie. « Tout-Puissant ! — Dans les bois je suis heureux, —heureux dans les bois — où chaque arbre parle par toi. — Dieu, quelle splendeur ! — Dans ces forêts, sur les collines, — c’est le calme, — le calme pour te servir. »

Son inquiétude d’esprit y trouvait quelque répit [55]. Il était harcelé par les soucis d’argent. Il écrit en 1818 : « Je suis presque réduit à la mendicité, et je suis forcé d’avoir l’air de ne pas manquer du nécessaire ». Et ailleurs : « La sonate op. 106 a été écrite dans des circonstances pressantes. C’est une dure chose de travailler pour se procurer du pain. » Spohr dit que souvent il ne pouvait sortir, à cause de ses souliers troués. Il avait de fortes dettes envers ses éditeurs, et ses œuvres ne lui rapportaient rien. La Messe en , mise en souscription, recueillit sept souscripteurs (dont pas un musicien) [56]. Il recevait à peine trente ou quarante ducats pour ses admirables sonates, dont chacune lui coûtait trois mois de travail. Le prince Galitzin lui faisait composer ses quatuors, op. 127, 130, 132, ses œuvres les plus profondes peut-être et qui semblent écrites avec son sang ; il ne les lui payait pas. Beethoven se consumait dans des difficultés domestiques, dans des procès sans fin, afin d’obtenir les pensions qu’on lui devait, ou de conserver la tutelle d’un neveu, le fils de son frère Charles, mort de la phtisie en 1815.

Il avait reporté sur cet enfant le besoin de dévouement dont son cœur débordait. Il se réservait là encore de cruelles souffrances. Il semble qu’une sorte de grâce d’état ait pris soin de renouveler sans cesse et d’accroître sa misère, pour que son génie ne manquât point d’aliments. — Il lui fallut d’abord disputer le petit Charles à la mère indigne, qui voulait le lui enlever :

« O mon Dieu, écrit-il, mon rempart, ma défense, mon seul refuge ! tu lis dans les profondeurs de mon âme, et tu sais les douleurs que j’éprouve, lorsqu’il faut que je fasse souffrir ceux qui veulent me disputer mon Charles, mon trésor [57] ! Entends-moi, Être que je ne sais comment nommer, exauce l’ardente prière de la plus malheureuse de tes créatures ! »

« O Dieu ! À mon secours ! Tu me vois abandonné de l’humanité entière, parce que je ne veux pas pactiser avec l’injustice ! Exauce la prière que je te fais, au moins pour l’avenir, de vivre avec mon Charles !… O sort cruel, destin implacable ! Non, non, mon malheur ne finira jamais ! »

Puis ce neveu, si passionnément aimé, se montra indigne de la confiance de son oncle. La correspondance de Beethoven avec lui est douloureuse et révoltée, comme celle de Michel-Ange avec ses frères, mais plus naïve et plus touchante :

« Dois-je encore une fois être payé par l’ingratitude la plus abominable ? Eh bien, si le lien doit être rompu entre nous, qu’il le soit ! tous les gens impartiaux qui le sauront te haïront…. Si le pacte qui nous lie te pèse, au nom de Dieu, — qu’il en soit selon sa volonté ! — Je t’abandonne à la Providence ; j’ai fait tout ce que je pouvais ; je puis paraître devant le Juge Suprême [58]…. »

« Gâté, comme tu es, cela ne te ferait pas de mal de tâcher enfin d’être simple et vrai ; mon cœur a trop souffert de ta conduite hypocrite à mon égard, et il m’est difficile d’oublier…. Dieu m’est témoin, je ne rêve que d’être à mille lieues de toi, et de ce triste frère, et de cette abominable famille…. — Je ne peux plus avoir confiance en toi. » Et il signe : « Malheureusement, ton père, — ou mieux, pas ton père [59] ».

Mais le pardon vient aussitôt :

« Mon cher fils ! — Pas un mot de plus, — viens dans mes bras, tu n’entendras aucune dure parole…. Je te recevrai avec le même amour. Ce qu’il y a à faire pour ton avenir, nous en parlerons amicalement. — Ma parole d’honneur, aucun reproche ! Ils ne serviraient plus à rien. Tu n’as plus à attendre de moi que la sollicitude et l’aide la plus aimante. — Viens —viens sur le cœur fidèle de ton père. — Beethoven. — Viens, aussitôt après le reçu de cette lettre, viens à la maison. » (Et sur l’adresse, en français : « Si vous ne viendrez pas, vous me tuerez sûrement [60]. »)

« Ne mens pas, supplie-t-il, reste toujours mon fils bien-aimé ! Quelle horrible dissonance, si tu me payais d’hypocrisie, comme on veut me le faire croire !… Adieu, celui qui ne t’a pas donné la vie, mais qui te l’a certainement conservée et qui a pris tous les soins possibles de ton développement moral, avec une affection plus que paternelle, te prie du fond du cœur, de suivre le seul vrai chemin du bien et du juste. Ton fidèle bon père [61]. »

Après avoir caressé toutes sortes de rêves pour l’avenir de ce neveu, qui ne manquait pas d’intelligence et qu’il voulait diriger vers la carrière universitaire, Beethoven dut consentir à en faire un négociant. Mais Charles fréquentait les tripots, il faisait des dettes.

Par un triste phénomène, plus fréquent qu’on ne croit, la grandeur morale de son oncle, au lieu de lui faire du bien, lui faisait du mal, l’exaspérait, le poussait à la révolte, comme il le dit, dans ce terrible mot, où se montre à vif cette âme misérable : « Je suis devenu plus mauvais, parce que mon oncle voulait que je fusse meilleur ». Il en arriva, dans l’été de 1826, à se tirer un coup de pistolet dans la tête. Il n’en mourut pas ; mais ce fut Beethoven qui faillit en mourir : il ne se remit jamais de cette émotion affreuse [62]. Charles guérit : il vécut jusqu’à la fin pour faire souffrir son oncle, à la mort duquel il ne fut pas tout à fait étranger, et auprès duquel il ne fut pas à l’heure de la mort. — « Dieu ne m’a jamais abandonné », écrivait Beethoven à son neveu, quelques années avant. « Il se trouvera quelqu’un pour me fermer les yeux. » — Ce ne devait pas être celui qu’il appelait « son fils » [63]

C’est du fond de cet abîme de tristesse que Beethoven entreprit de célébrer la Joie.

C’était le projet de toute sa vie. Dès 1793, il y pensait, à Bonn [64]. Toute sa vie, il voulut chanter la Joie, et en faire le couronnement de l’une de ses grandes œuvres. Toute sa vie, il hésita à trouver la forme exacte de l’hymne, et l’œuvre où il pourrait lui donner place. Même dans sa Neuvième Symphonie, il était loin d’être décidé. Jusqu’au dernier instant, il fut sur le point de remettre l’Ode à la Joie à une dixième ou onzième symphonie. On doit bien remarquer que la Neuvième n’est pas intitulée, comme on dit : Symphonie avec chœurs, mais Symphonie avec un chœur final sur l’Ode à la Joie. Elle pouvait, elle a failli avoir une autre conclusion. En juillet 1823, Beethoven pensait encore à lui donner un finale instrumental, qu’il employa ensuite dans le quatuor op. 132. Czerny et Sonnleithner assurent même qu’après l’exécution (mai 1824), Beethoven n’avait pas abandonné cette idée.

Il y avait, à l’introduction du chœur dans une symphonie, de grandes difficultés techniques que nous attestent les cahiers de Beethoven et ses nombreux essais pour faire entrer les voix autrement, et à un autre moment de l’œuvre. Dans les esquisses de la deuxième mélodie de l’adagio [65], il a écrit : « Peut-être le chœur entrerait-il convenablement ici ». Mais il ne pouvait se décider à se séparer de son fidèle orchestre. « Quand une idée me vient, disait-il, je l’entends dans un instrument, jamais dans les voix. » Aussi recule-t-il le plus possible le moment d’employer les voix ; et il va jusqu’à donner d’abord aux instruments, non seulement les récitatifs du finale [66], mais le thème même de la Joie.

Mais il faut aller plus avant encore dans l’explication de ces hésitations et de ces retards : la cause en est plus profonde. Ce malheureux homme, toujours tourmenté par le chagrin, a toujours aspiré à chanter l’excellence de la Joie ; et, d’année en année, il remettait sa tâche, sans cesse repris par le tourbillon de ses passions et par sa mélancolie. Ce n’est qu’au dernier jour qu’il y est parvenu. Mais avec quelle grandeur !

Au moment où le thème de la Joie va paraître pour la première fois, l’orchestre s’arrête brusquement ; il se fait un soudain silence : ce qui donne à l’entrée du chant un caractère mystérieux et divin. Et cela est vrai : ce thème est proprement un dieu. La Joie descend du ciel, enveloppée d’un calme surnaturel : de son souffle léger elle caresse les souffrances ; et la première impression qu’elle fait est si tendre, quand elle se glisse dans le cœur convalescent, qu’ainsi que cet ami de Beethoven, « on a envie de pleurer, en voyant ses doux yeux ». Lorsque le thème passe ensuite dans les voix, c’est à la basse qu’il se présente d’abord, avec un caractère sérieux et un peu oppressé. Mais peu à peu la Joie s’empare de l’être. C’est une conquête, une guerre contre la douleur. Et voici les rythmes de marche, les armées en mouvement, le chant ardent et haletant du ténor, toutes ces pages frémissantes, où l’on croit entendre le souffle de Beethoven lui-même, le rythme de sa respiration et de ses cris inspirés, tandis qu’il parcourait les champs, en composant son œuvre, transporté d’une fureur démoniaque, comme un vieux roi Lear au milieu de l’orage. A la joie guerrière succède l’extase religieuse ; puis une orgie sacrée, un délire d’amour. Toute une humanité frémissante tend les bras au ciel, pousse des clameurs puissantes, s’élance vers la Joie, et l’étreint sur son cœur.

L’œuvre du Titan eut raison de la médiocrité publique. La frivolité de Vienne en fut un instant ébranlée ; elle était tout à Rossini, et aux opéras italiens. Beethoven, humilié et attristé, allait s’établir à Londres, et pensait y faire exécuter la Neuvième Symphonie. Une seconde fois, comme en 1809, quelques nobles amis lui portèrent une supplique, pour qu’il ne quittât pas la patrie. « Nous savons, disaient-ils, que vous avez écrit une nouvelle composition de musique sacrée [67], où vous avez exprimé les sentiments que vous inspire votre foi profonde. La lumière surnaturelle qui pénètre votre grande âme l’illumine. Nous savons d’autre part que la couronne de vos grandes symphonies s’est augmentée d’une fleur immortelle…. Votre absence, pendant ces dernières années, affligeait tous ceux qui avaient les yeux tournés vers vous [68]. Tous pensaient avec tristesse que l’homme de génie, placé si haut parmi les vivants, restait silencieux, tandis qu’un genre de musique étrangère cherchait à se transplanter sur notre terre, faisant tomber dans l’oubli les productions de l’art allemand…. De vous seul la nation attend une nouvelle vie, de nouveaux lauriers, et un nouveau règne du vrai et du beau, en dépit de la mode du jour…. Donnez-nous l’espoir de voir bientôt nos désirs satisfaits…. Et puisse le printemps qui vient, refleurir doublement, grâce à vos dons, pour nous et pour le monde [69] » Cette généreuse adresse montre quelle était la puissance non seulement artistique, mais morale, dont Beethoven jouissait sur l’élite de l’Allemagne. Le premier mot qui s’offre à ses admirateurs pour louer son génie n’est pas celui de science, ni d’art : c’est celui de foi [70].

Beethoven fut profondément ému par ces paroles. Il resta. Le 7 mai 1824, eut lieu à Vienne la première audition de la Messe en et de la Neuvième Symphonie. Le succès fut triomphal, et prit même un caractère presque séditieux. Quand Beethoven parut, il fut accueilli par cinq salves d’applaudissements ; la coutume, dans ce pays de l’étiquette, était de n’en faire que trois pour l’entrée de la famille impériale. La police dut mettre fin aux manifestations. La symphonie souleva un enthousiasme frénétique. Beaucoup pleuraient. Beethoven s’évanouit d’émotion après le concert ; on le porta chez Schindler ; il y resta assoupi, tout habillé, sans manger ni boire, toute la nuit et le matin suivant. Le triomphe fut passager, et le résultat pratique en fut nul pour Beethoven. Le concert ne rapporta rien. La gêne matérielle de sa vie n’en fut point changée. Il se retrouva pauvre, malade [71], solitaire, — mais vainqueur [72] : — vainqueur de la médiocrité des hommes, vainqueur de son propre destin, vainqueur de sa souffrance.

« Sacrifie, sacrifie toujours les niaiseries de la vie à ton art ! Dieu par-dessus tout ! » ( O Gott über alles !).

Il s’est donc emparé de l’objet de toute sa vie. Il a saisi la Joie. — Saura-t-il rester à ce sommet de l’âme, qui domine les tempêtes ? —Certes, il dut retomber bien des jours dans les anciennes angoisses. Certes, ses derniers quatuors sont pleins d’ombres étranges. Pourtant il semble que la victoire de la Neuvième Symphonie ait laissé en lui sa glorieuse marque. Les projets qu’il a pour l’avenir [73] : la Dixième Symphonie [74], l’Ouverture sur le nom de Bach, la musique pour la Mélusine de Grillparzer [75], pour l’Odysseus de Kürner et le Faust, de Gœthe [76], l’oratorio biblique sur Saül et David, montrent son esprit attiré vers la sérénité puissante des grands vieux maîtres allemands : de Bach et de Hændel, — et, plus encore, vers la lumière du Midi, vers le Sud de la France, ou vers cette Italie qu’il rêvait de parcourir [77].

Le docteur Spiller, qui le vit en 1826, dit que sa figure était devenue joyeuse et joviale. La même année, quand Grillparzer lui parle pour la dernière fois, c’est Beethoven qui rend de l’énergie au poète accablé : « Ah ! dit celui-ci, si j’avais la millième partie de votre force et de votre fermeté ! » Les temps sont durs ; la réaction monarchique opprime les esprits. « La censure m’a tué, gémit Grillparzer. Il faut partir pour l’Amérique du Nord, si l’on veut parler, penser librement. » Mais nul pouvoir ne pouvait bâillonner la pensée de Beethoven. « Les mots sont enchaînés ; mais les sons par bonheur sont encore libres », lui écrit le poète Kuffner. Beethoven est la grande voix libre, la seule peut-être alors de la pensée allemande. Il le sentait. Souvent il parle du devoir qui lui était imposé d’agir, au moyen de son art, « pour la pauvre humanité », pour « l’humanité à venir » (der künftigen Menschheit), de lui faire du bien, de lui rendre courage, de secouer son sommeil, de flageller sa lâcheté. « Notre temps, écrivait-il à son neveu, a besoin de robustes esprits pour fouailler ces misérables gueuses d’âmes humaines. » Le docteur Müller dit, en 1827, que « Beethoven s’exprimait toujours librement sur le gouvernement, sur la police, sur l’aristocratie, même en public. La police le savait, mais elle tolérait ses critiques et ses satires comme des rêveries inoffensives ; et elle laissait en repos l’homme dont le génie avait un extraordinaire éclat [78] ».

Ainsi rien n’était capable de plier cette force indomptable. Elle semble se faire un jeu maintenant de la douleur. La musique écrite dans ces dernières années, malgré les circonstances pénibles où elle fut composée [79], a souvent un caractère tout nouveau d’ironie, de mépris héroïque et joyeux. Quatre mois avant sa mort, le dernier morceau qu’il termine, en novembre 1826, le nouveau finale au quatuor op. 130, est très gai. À la vérité, cette gaîté n’est pas celle de tout le monde. Tantôt c’est le rire âpre et saccadé dont parle Moscheles ; tantôt le sourire émouvant, fait de tant de souffrances vaincues. N’importe, il est vainqueur. Il ne croit pas à la mort.

Elle venait cependant. À la fin de novembre 1826, il prit un refroidissement pleurétique ; il tomba malade à Vienne, au retour d’un voyage entrepris en hiver pour assurer l’avenir de son neveu [80]. Ses amis étaient loin. Il chargea son neveu de lui chercher un médecin. Le misérable oublia la commission, ne s’en souvint que deux jours après. Le médecin vint trop tard et soigna mal Beethoven. Trois mois, sa constitution athlétique lutta contre le mal. Le 3 janvier 1827, il institua son bien-aimé neveu, légataire universel. Il pensa à ses chers amis du Rhin ; il écrivit encore à Wegeler : «… Combien je voudrais te parler ! mais je suis trop faible. Je ne puis plus rien que t’embrasser dans mon cœur, toi et ta Lorchen. » La misère eût assombri ses derniers instants sans la générosité de quelques amis anglais. Il était devenu très doux et très patient [81]. Sur son lit d’agonie, le 17 février 1827, après trois opérations, attendant la quatrième [82], il écrit avec sérénité : « Je prends patience et je pense : Tout mal amène avec lui quelque bien. »

Le bien fut la délivrance, « la fin de la comédie », comme il dit en mourant, — disons : de la tragédie de sa vie.

Il mourut pendant un orage, — une tempête de neige, — dans un éclat de tonnerre. Une main étrangère lui ferma les yeux [83] (26 mars 1827)

Cher Beethoven ! Assez d’autres ont loué sa grandeur artistique. Mais il est bien davantageque le premier des musiciens. Il est la force la plus héroïque de l’art moderne. Il est le plus grand et le meilleur ami de ceux qui souffrent et qui luttent. Quand nous sommes attristés par les misères du monde, il est celui qui vient auprès de nous, comme il venait s’asseoir au piano d’une mère en deuil, et, sans une parole, consolait celle qui pleurait, au chant de sa plainte résignée. Et quand la fatigue nous prend de l’éternel combat inutilement livré contre la médiocrité des vices et des vertus, c’est un bien indicible de se retremper dans cet océan de volonté et de foi. Il se dégage de lui une contagion de vaillance, un bonheur de la lutte [84] l’ivresse d’une conscience qui sent en elle un Dieu. Il semble que dans sa communion de tous les instants avec la nature [85], il ait fini par s’en assimiler les énergies profondes. Grillparzer, qui admirait Beethoven avec une sorte de crainte, dit de lui : « Il alla jusqu’au point redoutable où l’art se fond avec les éléments sauvages et capricieux. » Schumann écrit de même de la Symphonie en ut mineur : « Si souvent qu’on l’entende, elle exerce sur nous une puissance invariable, comme ces phénomènes de la nature, qui, si fréquemment qu’ils se reproduisent, nous remplissent toujours de crainte et d’étonnement ». Et Schindler, son confident : « Il s’empara de l’esprit de la nature ». — Cela est vrai : Beethoven est une force de la nature ; et c’est un spectacle d’une grandeur homérique, que ce combat d’une puissance élémentaire contre le reste de la nature.

Toute sa vie est pareille à une journée d’orage. — Au commencement, un jeune matin limpide. A peine quelques souffles de langueur. Mais déjà, dans l’air immobile, une secrète menace, un lourd pressentiment. Brusquement, les grandes ombres passent, les grondements tragiques, les silences bourdonnants et redoutables, les coups de vent furieux de l’Héroïque et de l’Ut mineur. Cependant la pureté du jour n’en est pas encore atteinte. La joie reste la joie ; la tristesse garde toujours un espoir. Mais, après 1810, l’équilibre de l’âme se rompt. La lumière devient étrange. Des pensées les plus claires, on voit comme des vapeurs monter ; elles se dissipent ; elles se reforment ; elles obscurcissent le cœur de leur trouble mélancolique et capricieux ; souvent l’idée musicale semble disparaître tout entière, noyée, après avoir une ou deux fois émergé de la brume ; elle ne ressort, à la fin du morceau, que par une bourrasque. La gaîté même a pris un caractère âpre et sauvage. Une fièvre, un poison se mêle à tous les sentiments [86] L’orage s’amasse, à mesure que le soir descend. Et voici les lourdes nuées gonflées d’éclairs, noires de nuit, grosses de tempêtes, du commencement de la Neuvième. — Soudain, au plus fort de l’ouragan, les ténèbres se déchirent, la nuit est chassée du ciel, et la sérénité du jour rendue par un acte de volonté.

Quelle conquête vaut celle-ci, quelle bataille de Bonaparte, quel soleil d’Austerlitz atteignent à la gloire de cet effort surhumain, de cette victoire, la plus éclatante qu’ait jamais remportée l’Esprit : un malheureux, pauvre, infirme, solitaire, la douleur faite homme, à qui le monde refuse la joie, crée la Joie lui-même pour la donner au monde. Il la forge avec sa misère, comme il l’a dit en une fière parole, où se résume sa vie, et qui est la devise de toute âme héroïque :

« La Joie par la Souffrance. »Durch Leiden Freude.
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