« Congo Requiem », l’Afrique en noir et noir Par Nicolas Michel : jeuneafrique

Livres : « Congo Requiem », l’Afrique en noir et noir

Autant de questions sur sa vision du Congo d’aujourd’hui, entre autres, que nous aurions aimé lui poser : il n’a malheureusement pas souhaité rencontrer Jeune Afrique. La discussion, pour sûr, aurait été éclairante.

Avec “Congo Requiem”, son douzième roman, le Français Jean-Christophe Grangé explore la face sombre de la RD Congo et plonge son lecteur dans une moiteur morbide. Au risque de la caricature.

La littérature a ceci d’extraordinaire qu’elle peut se permettre de piller sans appauvrir et de voler sans déposséder. Histoires, décors, personnages, ambiances, situations, l’Afrique dans son ensemble offre un riche terrain de rapines à l’imaginaire des auteurs occidentaux qui y chapardent sans vergogne la matière de leurs créations. Le goût pour l’exotisme, le besoin de s’extraire des frontières rassurantes du chez-soi, le désir d’ailleurs ou la saveur de l’altérité ne sont que quelques-unes des explications à une tendance qui ne date pas d’hier.

Grangé, maître en l’art des rebondissements

Flaubert en 1862 avec Salammbô, Conrad en 1897 avec Un avant-poste du progrès puis en 1899 avec Au cœur des ténèbres trouvèrent sur le continent l’inspiration pour des chefs-d’œuvre universels. Du récit de voyage à la poésie, tous les genres sont concernés, et le polar occidental plus que tout autre se nourrit volontiers du quotidien africain, réel ou fantasmé. Avec plus ou moins de bonheur. Il serait fastidieux de multiplier les exemples, mais viennent en tête des textes comme La Constance du jardinier, du Britannique John le Carré, Le Dernier Roi d’Écosse, de son compatriote Giles Foden, et, portant aussi sur la dictature d’Idi Amin Dada en Ouganda, Kahawa, de l’Américain Donald E. Westlake. Dès Le Vol des cigognes, son premier roman, paru en 1994, le Français Jean-Christophe Grangé avait fait une incursion remarquée en République centrafricaine. Quelques best-sellers plus tard (Les Rivières pourpres, Le Concile de pierre, L’Empire des loups…), pour certains adaptés au cinéma, le romancier de 55 ans se perd de nouveau corps et âme au cœur de l’Afrique avec Congo Requiem – une masse de 736 pages constituant la suite rocambolesque de Lontano, paru en 2015.

Résumer du Grangé ne saurait être possible tant le romancier est passé maître en l’art des rebondissements et des séances de charcuterie humaine. Lontano et Congo Requiem sont en réalité les deux volets d’une saga familiale mettant le clan Morvan aux prises avec l’ultraviolence – la sienne propre, celle de l’Histoire et celle qu’il affronte en la personne d’un tueur particulièrement pervers, l’Homme-Clou. Au premier plan, Grégoire Morvan, superflic et barbouze cynique, bien introduit dans les milieux de la Françafrique version SAC, un passé lourd, un présent sans foi ni morale, un avenir puant la cordite. Ses enfants ? Trois fous furieux complètement instables, à la fois fascinés et dégoûtés par la figure paternelle : Erwan, flic lui aussi, Loïc, drogué et divorcé, et Gaëlle, prostituée par provocation.

Complexe et délirante, l’intrigue se déploie entre la France, l’Italie et le Congo, dopée par la présence de personnages tragi-comiques hauts en couleur – pour ne pas dire complètement déjantés – et jalonnée de crimes sordides. Efficace dans les nombreuses scènes d’action comme dans celles de guerre, l’écriture de Grangé fourmille de métaphores osées. Du genre : « Il l’observa encore. Son visage était ocre et fissuré. Derrière ses lunettes, le blanc des yeux avait la couleur de la nicotine et les pupilles luisaient comme de minuscules coquillages nacrés. »

Images crues…

Ne boudons pas le plaisir légèrement malsain qu’il y a à dévorer ce pavé souvent invraisemblable, à barboter dans son atmosphère glauque, porté par un style qui ne se soucie pas de faire dans la dentelle mais dégage un certain charme macabre. Mais l’Afrique – ou, pour être précis, la RD Congo – se réduit-elle à la description définitivement sinistre qu’en fait Grangé ? « Les guerriers rirent en cœur. Difficile d’admettre que ces abrutis à la gaieté bon enfant étaient les mêmes qui violaient les fillettes et mangeaient la chair cuite des bébés », écrit l’auteur, p. 134. Même genre de considérations dans la bouche de Grégoire Morvan, p. 30 : « Il faut que tu comprennes que les guerriers que tu vas croiser n’ont rien à voir avec les meurtriers qu’on voit au 36. La plupart sont cannibales et ont le crâne farci de croyances délirantes. Les Maï-Maï pensent que les balles se transforment en gouttes d’eau à leur contact. Les Tutsis se trimballent avec des sacs remplis de sexes humains. Les Hutus violent les femmes sur les viscères des maris qu’ils viennent d’assassiner. »

Grangé ose les images les plus crues et les descriptions les plus choquantes

En 1977, dans An image of Africa: Racism in Conrad’s Heart of Darkness, l’écrivain nigérian Chinua Achebe menait une charge sans précédent contre Au cœur des ténèbres, accusant l’auteur britannique d’origine polonaise de porter un regard raciste sur le Congo et lui reprochant surtout sa description des Congolais vus par les yeux de son « héros » tropicalisé. Dans Congo Requiem, Grangé cite Conrad, et l’on peut imaginer qu’il l’a lu et relu – mais sa propre description du Congo contemporain est encore plus terrible, encore plus sinistre, encore plus appuyée. Loin des subtilités conradiennes, Grangé ose les images les plus crues et les descriptions les plus choquantes – comme celle de ces soldats aux mains gantées éventrant les cadavres de leurs ennemis afin qu’ils coulent dans les profondeurs du fleuve. Même le chikwangue, plat traditionnel congolais, ne bénéficie d’aucune grâce : « Assis dans la boue, lampe frontale allumée, Morvan attaqua son chikwangue, boule de manioc verdâtre sentant la merde. Pour faire passer un truc pareil, il fallait l’agrémenter : sauce tomate, piment, épices, huile de palme, n’importe quoi pourvu que ça étouffe le goût de bouse. » Les connaisseurs apprécieront.

… et colonialisme aviné

Bien entendu, c’est le propre d’un roman noir que d’être pessimiste sur la condition humaine, et Grangé ne réserve pas ce sort-là aux seuls Africains : les Occidentaux, attirés comme des mouches par les richesses du sous-sol congolais, en prennent eux aussi pour leur grade… En revanche, l’auteur se permet souvent des généralités qui semblent tout droit sorties de la bouche de vieux colons avinés. On se contentera d’un petit florilège : « En Afrique, il faut savoir s’adapter » (p. 60) ; « En Afrique, une journée compte double, voire triple ou plus encore » (p. 62) ; « C’est le soir que l’Afrique boit à la source » (p. 64) ; « En Afrique, on donne surtout un sens à sa mort » (p. 193) ; « La nuit africaine atteint des sommets d’intensité qui rendent, une fois pour toutes, le reste du monde fade et indifférent » (p. 299) ; « La misère de l’Afrique : personne ne songe à changer le système – violence, corruption, barbarie à tous les étages. Chacun vise au contraire à l’utiliser pour se tailler une place au soleil » (p. 330). L’Europe prédatrice, qui n’a cessé de se goinfrer des richesses congolaises, ne suscite aucune sentence de cet acabit – même si Grangé n’oublie jamais de signaler ses responsabilités.

Alors que penser d’un tel roman, qui caricature à l’extrême mais énonce quelques vérités gênantes ? Qui noircit le tableau mais se lit avec une délectation perverse ? Et, au-delà, comment se positionne Jean-Christophe Grangé quant à certains clichés, dont on ne sait s’ils lui appartiennent ou s’il les convoque pour mieux donner corps à ses personnages ? Autant de questions sur sa vision du Congo d’aujourd’hui, entre autres, que nous aurions aimé lui poser : il n’a malheureusement pas souhaité rencontrer Jeune Afrique. La discussion, pour sûr, aurait été éclairante.

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