« Le désordre » et autres textes de Madame Simone (1877-1985), video – Alain-Fournier

« Le désordre » et autres textes de Madame Simone (1877-1985)

Publié le 11 avril 2015 par lesensables

désordre

L’autre soir à un dîner, alors que nous parlions de Proust, un des convives, Jérôme Picon (1), un homme aux cheveux ras et blancs, les yeux vifs derrière des lunettes cerclées d’écaille, une barbe taillée qui le fait ressembler à Huysmans, me demande soudain: « Et Madame Simone, vous connaissez? » Non, je ne connaissais pas, et comme à chaque fois, j’ai ressenti  du dépit, non pas de devoir admettre mon ignorance, mais de constater combien, une fois de plus, celle-ci était vaste. J’ai pris un bout de papier, et j’ai noté: « Madame Simone », amie de Proust. De retour à la maison, je me précipite sur internet et découvre qu’elle y figure et a été une grande dame qui a compté dans la vie littéraire de son temps.

De son vrai nom Pauline Benda, elle est née en 1877 dans un milieu favorisé, d’un père juif, Eugène Benda, agent de change, et d’une mère, catholique et ancienne danseuse à l’opéra. L’éducation de Pauline fut celle, sans doute, de Gilberte Swann: des bonnes anglaises en uniforme et des promenades aux Champs-Elysées, des études dans des écoles privées. Son cousin est Julien Benda, intellectuel de l’entre-deux-guerres, encore connu pour son célèbre essai « La trahison des clercs » paru en 1926.

La vie de Madame Simone est si longue qu’il est difficile de tout en dire ici (2).

L’événement marquant de sa vie est assurément la mort de son père, alors qu’elle n’a encore qu’une dizaine d’années. Influencée par son frère, elle perd la foi. Mais pourquoi le désastre de cette révélation monstrueusement précoce? Elle bouleversait mon équilibre mental, alors que la pitié ordonnait non de m’éveiller mais de m’engourdir. Sans répondre à cet enseignement ni le suspendre par un gémissement, une larme, le temps que le rosier rose installé par Dora sur le balcon de ma chambre eût perdu ses fleurs, mon innocent bourreau avait réussi à m’arracher une seconde fois mon père en ne m’accordant après la vie qu’une immortalité spirituelle sans mémoire, ou le néant: en somme, me dépouillant de ma dernière richesse, et me laissant véritablement seul avec mon désespoir (3).

Cette blessure est aggravée par sa mère qui, dès la mort de son mari, affiche sa liaison avec un homme d’affaires. Plus tard, elle reviendra sur cette partie douloureuse de sa vie pour essayer de comprendre, excuser peut-être, sa mère qui, jeune au moment de son veuvage, avait tout simplement encore envie de vivre. Mais à l’époque, ne le comprenant pas, Pauline s’isole, étudie, lit, se rend à la Salpêtrière écouter Pierre Janet (1859-1931) et au Collège de France les cours de psychologie expérimentale de Ribot (1859-1931). A la demande de sa mère un peu effrayée par ces intérêts jugés peu féminins, elle accepte de suivre des cours de diction et rencontre ainsi le grand comédien Le Bargy (1858-1936) qu’elle épouse très vite, peut-être pour échapper à sa mère, avant de se rendre compte que l’homme ne l’aime pas mais croit en son talent.

Madame Simone en 1907

Madame Simone en 1907

Elle va devenir une comédienne célèbre. Repérée par la grande Sarah Bernhardt, elle joue dans Chantecler de Rostand et dans de nombreuses pièces de Porto-Riche (dont on peut voir la tombe dans le cimetière marin de Varengeville, près de Dieppe où Pauline, enfant, allait passer ses vacances). André Gide la rencontre le 5 janvier 1907, chez Léon Blum qui s’apprête à publier son livre sur le mariage. Gide n’est pas tendre dans son journal: Celle-ci (Simone), sitôt introduite, saisit ma main que je ne savais si je devais lui tendre et manifeste un vif plaisir de me voir, bien qu’elle ne sache sans doute pas qui je suis. Le visage très plâtré sous un voile, des yeux sournois et plus moqueurs qu’intelligents ; le corps absorbé par la robe, jupe et boléro de fourrure, manchon. Elle fait la frileuse et se blottit. Sa voix est souple et cajoleuse. Gide était mauvaise langue parfois.

Elle divorce du volage Le Bargy pour épouser le non moins volage Claude Casimir-Périer, fils du président de la République. Très vite, le couple n’est plus qu’une fiction.

Madame Simone est vive, intelligente, et ne tarde pas à devenir l’amie de tout ce que Paris compte alors d’important dans le domaine des lettres. La liste est étourdissante: Léon Blum, Cocteau, Anne de Noailles, Daudet, Péguy, Rostand, et bien d’autres dont les noms évoquent tant de souvenirs. Elle dit avoir très bien connu Proust (mais je n’ai trouvé aucune référence précise dans les biographies sur Proust). Dans un entretien de 1971 qu’on peut voir sur le site de l’INA, elle dit l’avoir rencontré en 1904, dans des circonstances surprenantes. Une nuit, très tard, son attention est éveillée par des petits cailloux frappant sa fenêtre. Elle se penche et voit deux hommes, Proust et René Blum (frère de Léon, 1878-1942, mort en déportation), très excités, qui veulent lui parler. Elle les fait monter. Ils lui apprennent qu’une actrice qui avait pris sa place dans une pièce de Berstein l’a très mal jouée. C’est donc un four qui ne peut que la réjouir. Elle fait entrer Proust et son ami dans la cuisine et leur sert des restes de veau froid. Madame Simone dit qu’en ce temps-là (Proust n’entreprend la Recherche qu’en 1907), on ne pouvait imaginer que cet homme à moustache noire deviendrait un des plus grands écrivains de sa génération.

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En 1913, elle rencontre Alain-Fournier de dix ans son cadet, secrétaire de son mari Claude Casimir-Perier, et c’est une passion partagée, vive, dont Madame Simone, à la télévision en 1971, a encore du mal à parler. Elle est enceinte et avorte, ne s’imaginant pas être mère. Leur passion n’en souffre pas. Ils se voient autant que possible, en gardant les apparences vis-à-vis du mari. Mais le manque les torture, surtout Alain-Fournier, esprit hypersensible, qui vient d’achever « Le grand Maulnes », et que la jalousie dévore, car Simone est actrice et voit beaucoup de monde. Puis la guerre éclate. Pauline lui promet d’être sa femme. Début septembre 1914, elle apprend la mort de son ami Péguy. Quelques jours plus tard, c’est celle d’Alain-Fournier tué à la tête de sa compagnie. Une fois de plus, le destin l’a privée de son amour le plus cher. Cela la confirme dans l’idée que le monde des hommes est dénué de sens. Ariane Charton, dans sa belle biographie sur Alain-Fournier (Folio biographies, 2014) revient longuement sur cette liaison célèbre, en rappelant qu’elle souleva la colère d’Isabelle Rivière, sœur d’Alain-Fournier et épouse de Jacques Rivière; celle-ci décrivant Madame Simone comme une maîtresse exigeante, capricieuse, qui le détourne de sa voie littéraire en le poussant à écrire pour le théâtre et de la voie de son cœur, qui aspire à la pureté (p.38). Madame Simone, dans ses souvenirs Sous de nouveaux soleil (1957), a une toute autre vision des choses, et je suis tenté de la croire, allez savoir pourquoi! Il y a dans la réaction d’Isabelle Rivière, à propos de l’amour de son frère, quelque chose qui me déplaît.

La mort d’Alain-Fournier l’atteint au plus profond d’elle-même. Mais un peu plus tard, elle retrouve son grand ami, le poète François Porché (1877-1944), revenu du front très malade. Elle va le soigner, le guérir, et finir par retrouver la force de vivre. Son deuxième mari étant tué sur le front en 1915, elle épouse François Porché en 1923, et ils ne se quitteront plus (Porché meurt en 1944).

Elle avait toujours aimé raconter des histoires. Porché la pousse à les écrire. Et c’est ainsi que, délaissant peu à peu le théâtre, elle aborde la littérature et publie son premier roman « Le désordre » en 1930. Je l’ai trouvé par hasard au marché de Brancion, jauni et abîmé.

Le 22 février 1931, Gide lit lui aussi « Le désordre », et ce n’est pas pour complimenter l’auteur: Je fais effort pour lire le livre de Simone (Le désordre). Ne sais si je pourrais continuer. J’ai le plus grand mal à comprendre ce qui est mal écrit. Chaque phrase m’arrête, et ce continuel changement de temps, au début: ce passage du présent au passé, puis à l’imparfait. » Et il cite les fautes, impitoyablement. Sévérité méritée ou influencée? Gide avait accueilli Alain-Fournier en Normandie, en 1911, juste avant que celui-ci ne rencontre Madame Simone, et il était proche de Jacques Rivière mal disposé à l’égard de Simone.

Madame Simone, 1971

Madame Simone, 1971

Mais, de fait, la lecture de « Le désordre » laisse une impression dubitative. L’histoire ne manque pas de sel, mais celui-ci est trop dilué, l’action étant assez pauvre, au bout du compte. Emma Collinet, l’héroïne, est une jeune fille enseignante en mathématiques dans une école de sœurs. Elle vit à Paris, loin de sa mère, une ancienne danseuse, établie à Arcachon (où la petite Pauline allait également passer ses vacances). Ayant perdu son père de nombreuses années auparavant, Emma est hantée par sa mort, persuadée qu’elle a perdu là ce qui lui permettait de vivre. Elle s’est réfugiée en elle-même, dans une vie très ordonnée et sage, contrairement à sa mère qui, dès la mort de son mari, s’est amourachée d’un homme d’affaires. Emma est appelée à Arcachon, s’y rend aussitôt et retrouve sa mère toujours aussi indifférente et cruelle et qui, ne voulant plus son vieil amant, fréquente un gigolo danseur de tango. Sa fille supporte la situation sans rien dire, étonnamment d’ailleurs. On ne comprend pas bien. Puis Emma entreprend un long voyage vers l’Algérie pour vendre un terrain dont elle est l’héritière. Sur le bateau, elle rencontre un certain Guérin, un vieux beau distingué qui lui plaît, une espèce d’escroc, un comédien (songe-t-elle, un peu, à son premier mari, Le Bargy?). A la suite d’un malentendu, Guérin, dans l’obscurité, croyant être avec une autre femme, embrasse Emma. Il ne faut pas plus que ce baiser pour qu’Emma tombe amoureuse de lui, et se sente prête à tout donner, elle et son argent. Le désordre gagne son esprit. Mais sa passion n’aboutira à rien, Guérin révélant trop tôt sa vraie nature. Elle rentrera à Paris, cherchera par voie de petites annonces à trouver un homme puis renoncera. L’aventure est finie, le désordre aussi. S’annonce pour elle une vie triste à l’ombre d’une école de bonnes sœurs et du cimetière où repose son père. Ici régnait l’ordre, un ordre profond, véridique; et aussi une grande paix. Quelle épouvante, pour certains (…) Quel refuge pour les autres, dont une âme pure habite le corps; car pour cette âme, dans le désordre du monde, il n’y a point de place, sinon dans une autre âme. (…) Elle s’éloignait, se retournait, pour regarder la tombe. Elle souriait, à travers ses larmes, de voir dans quel ordre, symétrique et sévère, elle avait disposé les fleurs.

Dans ce roman, Madame Simone met beaucoup d’elle-même: l’amour du père perdu trop tôt (elle fait mourir le père de son héroïne en mai, comme le sien), sa relation difficile avec sa mère vite consolée (dans le roman, l’amant s’appelle Fitz-Gérard), sa tentation du désordre à laquelle elle céda, réservant la sagesse à son héroïne. J’ai voulu écrire un roman de la pureté, dira t-elle à la parution de son roman.

Il y a dans « Le désordre » de belles pages, quoi qu’en dise André Gide, notamment la façon de décrire physiquement ses personnages, ce qui n’est jamais aisé. De la bonne, Carmen, elle écrit: Elle souriait, heureuse et comme à elle-même, tels ces faux pauvres à qui l’on fait dédaigneusement l’aumône et qui savent l’endroit où se cache leur trésor. Elle avait une tête trop forte pour sa petite taille, des yeux noirs, gros et doux, le nez court, une grand bouche rouge aux dents écartés. Mais une peau admirable, comme un satin nuptial, enrichissait ce visage ordinaire d’un voluptueux éclat (page 28). Je me suis toujours demandé si les descriptions physiques des personnages ne sont pas dans les romans des à-côtés un peu inutiles, car lorsqu’on lit, il est rare d’imaginer les personnages tels qu’on nous les décrits. Mais là, dans ce texte, ces descriptions attirent, intriguent, et finalement, ce sont elles que l’on retient.

Robert de Saint-Jean, dans la Revue hebdomadaire de février 1931, déclare, peut-être abusivement: livre impitoyable, d’une vigueur parfois cruelle presque intolérable, « Le désordre » ne sert aucune dogmatique et nous offre seulement le témoignage photographique sans réticences et sans retouches (…) Par ce seul roman, Madame Simone se classe dans le peloton de tête.

Biographie de Madame Simone, de M. Forrier

Biographie de Madame Simone, de M. Forrier

Dans les années qui suivent, elle publie encore deux romans. En 1935, elle entre au jury du Prix Femina dont elle assumera la présidence. Madeleine Chapsal l’a interviouvée en 1961 (ici). La déjà vieille dame (elle a 85 ans) déclare avoir feuilleté les 207 livres de la sélection 61 et lu entièrement 35 livres, notamment celui de Loys Masson « Le notaire des noirs » dont Henri-Jean Coudy a récemment parlé sur ce blogue. Quand on lui demande si elle est heureuse, elle répond que non: Comment pourrais-je être une personne heureuse, ayant perdu il y a seize ans l’homme qui était toute ma vie? (François Porché). Ailleurs, à propos des romans écrits par les femmes, elle affirme: Une chose me gêne avec elles: on a toujours l’impression que leurs romans ont été suggérés par un événement ou par un épisode de leur vie. Les femmes ont besoin de se confesser. Pense-t-elle à son roman « Le désordre »? Ne lui en déplaise, me semble-t-il, l’écriture, qu’elle soit masculine ou féminine naît toujours d’un événement de sa propre vie que l’imagination et la pensée transcendent, ou non, en œuvre d’art. Pour le coup cette féministe célèbre est un peu sévère avec les femmes.

D’ailleurs, si madame Simone est un peu restée dans la mémoire des hommes, c’est avant tout en raison de ses souvenirs que j’ai dévorés. « L’autre roman » publié en 1954 est un grand livre, aussi bien par le style que par le propos. Un monde perdu, celui du Paris de Proust dans les années 1880, vu cette fois-ci par une femme, renaît sous sa plume. Mais pas seulement: on y suit le cheminement d’une pensée fouettée par une incessante angoisse: la mort de son père qui lui fait prendre conscience de la mort dont elle aura toute sa vie horreur. A Madeleine Chapsal, elle dira même avoir refusé d’avoir des enfants pour ne pas leur faire connaître les affres de l’agonie.

Une autre chose la poursuivra toute sa vie: cette découverte qu’elle fait, toute jeune encore, du passé de sa mère, dont elle voit la photo dans le portefeuille de son père: La hardiesse du vêtement excluait, même dans l’esprit d’une petite fille, l’hypothèse d’un bal costumé. (…) Ce que je ressentis à cette minute fut non pas du chagrin ou de la gêne, mais une frayeur (…) Etait-ce la crainte de me voir précipitée au cœur d’un secret que j’aurais dû longtemps encore ignorer et que je me trouvais partager maintenant (…)? Etait-ce pressentiment des peines dont un passé frivole menaçait mon avenir, ou encore la frayeur inconsciente du châtiment que le destin réserve à celui qui tire vers la lumière une vérité enfouie dans l’ombre? Mais peut-être, lointainement, le frisson d’une autre triste découverte, celle des amours mal assortis, des mariages non faits dans le ciel?

Les belles œuvres naissent-elles des traumatismes jamais guéris, toujours revus, imaginés, retravaillés, pour que le non-dit se fasse œuvre d’art? C’est en songeant à son angoisse précisément, oubliant l’artifice du roman pour lequel elle n’avait au fond aucun talent particulier, que Madame Simone, morte en 1985, nous touche encore. Je voulais absolument vous faire partager ma découverte, en espérant que vous y trouverez, cher lecteur, le même plaisir que moi.

Notes

(1) Historien de l’art, spécialiste de l’œuvre de Proust, Jérôme Picon est l’auteur de plusieurs biographies et l’éditeur, dans la collection GF, de la Correspondance de Proust (lettres choisies) et de ses Ecrits sur l’art. Il prépare actuellement une grande biographie sur Marcel Proust.

(2). L’unique biographie est celle de Michel Forrier: Madame Simone, Editions Le Croît vif, 2008.

(3) L’autre roman, page 185. Plon, 1954.

http://actualitte.com/blog/hervebel/2015/04/le-desordre-et-autres-textes-de-madame-simone-1877-1985/


Alain Fournier

Simone (Madame)

Correspondance (1912-1914)

Aujourd’hui qu’il ne reste plus aucun protagoniste de la vive querelle qui opposa longtemps la soeur d’Alain-Fournier à sa maîtresse, Madame Simone, leurs héritiers se sont rejoints dans la plus parfaite harmonie de pensée et de coeur pour publier ces lettres d’amour, restées jusqu’à présent inédites.

Malgré les lacunes de cette correspondance, dues à l’érosion du temps et peut-être à la passion des collectionneurs, les héritiers espèrent que ces lettres, présentées et annotées par l’un de nos meilleurs érudits de la période d’avant 1914, Claude Sicard, seront reçues par le lecteur comme l’ultime témoignage d’un souci de vérité et d’objectivité qui ne s’est jamais démenti depuis plus de soixante-dix ans.

Sans que le “mythe” du Grand Meaulnes en souffre, son auteur n’en apparaîtra que plus humain d’avoir connu la réalité d’une passion dévorante après avoir tourné la page de son adolescence: “La nuit du Sacre, écrit Alain-Fournier, j’ai vu qu’une chose était finie dans ma vie et qu’une autre commençait, admirable, plus belle que tout, mais terrible, et peut-être mortelle…”

Alain Rivière
Colette Pennin-Stieglitz

Deux lectures d’Alain-Fournier autour de sa biographie par Ariane Charton

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il y a 15 mois

Discussion autour d’Alain-Fournier entre Ariane Charton, sa biographe, et Sarah Vajda. Où  lecteur du Salon littéraire aura l’occasion de mesurer deux positions critiques, deux méthodes d’analyse et de lecture des textes. Deux manières diamétralement opposées et chacune à sa manière légitime  d’appréhender la lecture et l’analyse des textes. Deux visions du monde,  l’une analytique et l’autre dynamique, l’une historiciste et l’autre réflexive.

Pourquoi n’avoir pas traité l’affaire Benda avec la même rigueur que le roman familial d’Henri Fournier. Quelle affaire Benda ? Ne pas avoir évoqué en détail l’enfance de Pauline Benda ? J’écrivais sur Fournier non sur l’une de ses maîtresses. Il me semble avoir dit l’essentiel pour comprendre l’état d’esprit de Pauline et son attitude avec Alain-Fournier. Quant à Julien Benda, son cousin, ce n’est pas le sujet et Fournier a eu très peu de liens avec lui.

Pourquoi, vous qui savez tout du dossier, n’ayant pas omis un détail ne nous expliquez-vous pas la raison du changement de prénom de l’auteur ? 

Je l’indique p. 113.

N’avez vous vraiment pas un instant douté de la santé du trio Isabelle, Jacques, Henri ? Il me rappelle un peu le trio Bardèche, Brasillach, Suzanne Bardèche hé hé !! Ne voyez-vous pas là l’indice d’un nœud névrotique dont l’écriture du Pays sans nom le délivrera ?

Il y a eu beaucoup de livres au sujet de ce trio avec des analyses psychanalytiques qui me semblent un peu tirées par les cheveux. Je pense que la névrose de Fournier est personnelle, qu’elle est indépendante de sa sœur et de son ami. Finalement, il reste un peu étranger aux autres. De là qu’il se retrouvait dans la phrase de Benjamin Constant « je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel» même s’ils ne l’entendent pas de la même façon. Avec Le Grand Meaulnes, il se délivre d’une enfance trop belle et d’un rêve d’idéal amoureux dont il a pris conscience que son assouvissement réel serait la pire des choses. Sa sœur et son beau-frère sont des témoins non des acteurs.

Quels biographèmes selon le vœu de Barthes isoleriez-vous chez Alain-Fournier ?

La rencontre avec Yvonne de Quiévrecourt bien sûr même s’il faut se garder de réduire la vie et la pensée de Fournier à Yvonne comme beaucoup trop de biographes le font. Mais aussi son service militaire, notamment les six mois à Mirande qui me semblent très importants et qui le confrontent à la solitude amicale, familiale, géographique. Il y a aussi sa liaison avec Jeanne : si Yvonne de Quiévrecourt lui donne l’élan pour se construire comme écrivain, sa liaison avec Jeanne lui procure l’élan pour écrire enfin Le Grand Meaulnes comme s’il avait eu besoin d’une femme à opposer à Yvonne.

Croyez vous vraiment que les lettres à Narcisse, que s’envoient toujours des adolescents, reflètent la disposition de leurs âmes ?

Je ne souscris pas du tout à cette appellation lettres à Narcisse concernant l’échange Rivière/Fournier. Ce sont des lettres dans lesquelles ils se regardent, se construisent mutuellement certes et c’est normal, surtout quand on a 18-25 ans. Mais justement ces lettres sont bien plus riches. Elles livrent des réflexions plus générales sur la vie, la littérature de la fin du XIXe siècle, la création littéraire, la construction d’un univers, d’un style à partir de soi et de ce qui nous entoure. Ces lettres ne sont pas seulement des reflets de leurs âmes à des instants T mais de véritables discussions et interrogations sur les écrivains, l’art, l’existence mais aussi des brouillons d’œuvre dans le cas de Fournier. C’est pourquoi ces 1200 pages de lettres sont un chef-d’œuvre.

Pourquoi surtout leur accorder plus de crédit que vous n’en accordez au texte ?Le Grand Meaulnes est écrit à la fin de la vie de Fournier entre 1910 et 1913 puisqu’il y travaille jusque sur le jeu d’épreuves. Pour moi, ses lettres à Rivière font partie aussi de son œuvre et elles sont d’égale valeur au roman. Elles permettent en outre de suivre le cheminement intellectuel, sentimental, moral de Fournier aboutissant au Grand Meaulnes. On suit aussi le cheminement de Rivière mais vous me direz que ce n’est pas le sujet.

Après tout Meaulnes n’est pas moins brutal que Julien Sorel. A l’harmonie du bourg paisible, opposer un gitan, abandonner l’aimée au lendemain de la noce réelle… Le Grand-Meaulnes est un livre complexe et toute la mythologie mariale du matin de l’Assomption n’y changera rien. Saviez vous qu’Alain-Fournier a emporté le Rouge et le Noir dans son barda ? Qu’en pensez-vous ?

Oui, il avait le roman de Stendhal mais c’est Simone qui lui glisse ce livre dans son barda comme elle le raconte dans l’entretien vidéo consultable en ligne et dont j’ai indiqué la référence en note. Fournier n’aurait certainement pas spontanément emporté Le Rouge et le Noir. Les romanciers du 19e siècle l’intéressent fort peu. Il est possible que Simone lui ai donné ce livre en lien avec une conversation qu’ils avaient eu ou parce qu’elle aimait ce livre qui met en scène des femmes amoureuses.

Saviez vous que les romans familiaux de Pauline et d’Henri étaient en tous points symétriques ? Que Pauline n’est pas devenue actrice par passion– au contraire– qu’elle n’aimait pas ce métier, que, grande diseuse de vers, elle a fait découvrir l’immensité de Verlaine à Péguy ? Comment pouvez-vous la qualifier de frivole ? Saviez vous qu’elle voulait de toute ses forces devenir au moins psychologue, à défaut de devenir neurologue et que les filles jadis étaient soumises aux volontés des mères. Pourquoi n’avoir pas fait le lien entre ces deux caractères de rebelles sages et pris la mesure des souffrances que leurs sagesses respectives leur avaient causées à tous deux ? Pourquoi n’avez-vous pas porté au dossier A. (Avortement) ce fait ?

Je n’ai à aucune page qualifié Simone de frivole. J’ai cité le jugement sévère d’Isabelle Rivière à l’égard de Simone mais en expliquant qu’il est subjectif. Je pense que Simone aimait jouer quand même mais qu’elle n’aimait pas l’image que son métier pouvait donner d’elle. Mais c’est une attitude que l’on remarque chez d’autres comédiennes, par exemple Marie Dorval. Si elle n’aimait pas jouer, elle n’aurait pas demandé à Fournier d’écrire une pièce pour elle. Certes, elle n’a peut-être pas accédé aux études qu’elle aurait voulu faire. Mais elle le dit, elle a été libre d’étudier, de lire. Elle fréquentait jeune fille la librairie d’Emile-Paul frères sans avoir de compte à rendre. Sa mère ne s’occupait pas d’elle, ayant déclaré qu’elle avait « raté sa fille ». Je le répète, je ne pouvais (ni ne voulais) me lancer dans une biographie de Pauline Benda dans mon livre et je lui ai déjà fait une place bien plus importante que dans les autres biographies alors que l’écrivain ne l’a connue que durant les deux dernières années de sa vie. Le Grand Meaulnes, par exemple, ne doit rien ou très peu à Pauline. La personnalité de Pauline est très complexe, comme je l’ai indiqué. J’ai essayé de parler d’elle par rapport à sa relation avec Fournier, c’est-à-dire ce qui peut intéresser le lecteur d’une biographie d’Alain-Fournier. Leurs romans familiaux sont au contraire extrêmement différents, établir des parallèles serait artificiel et forcé. Les souffrances de Fournier et de Pauline ne sont pas de même nature et je ne les qualifierais ni l’un ni l’autre de sages. Fournier souffre d’être frustré de cet idéal dont il rêve, Pauline souffre ne pas être aimée comme elle voudrait l’être. L’avortement est décidé par Pauline contre Fournier qui certainement aurait voulu qu’elle garde l’enfant même si légalement cet enfant aurait été celui de Claude Perier, l’époux de Pauline. Pauline ne voulait pas être mère, à cause de sa propre mère qui l’avait repoussée. Au fond, on ne sait pas exactement ce que Fournier a pensé de cet avortement. C’est Isabelle qui dit qu’il en a été traumatisé, ce qui est possible mais ce qu’il note dans son agenda montre qu’il a aussi compris la souffrance de sa maîtresse.

Croyez vous que tous les détails d’une vie importent, surtout dans le cas d’un sujet mort à vingt-sept ans ?

Il est impossible d’être exhaustif donc, les détails résultent d’un choix. Quand on est mort à 27 ans, on peut se permettre peut-être de garder un peu plus de détails. Il y a aussi des détails qui ne sont pas tant importants pour le sujet mais pour créer un cadre, essayer de faire sentir la vie, le quotidien de l’écrivain. C’est peut-être ce qui est le plus délicat mais qui est nécessaire pour donner de la vie à la biographie, ne pas être dans un récit purement intellectuel et abstrait. Un écrivain écrit aussi par rapport à la vie qui passe en lui. La tâche du biographe est aussi de faire sentir cette vie. Autrement, on ennuie le lecteur qui ne peut alors entretenir un rapport de sympathie avec celui dont il découvre, suit l’existence. Une biographie est un tout et si on enlève une partie, même de détails, c’est l’ensemble qui est déséquilibré.

Quelle part le fait que Pauline Benda, Madame Simone à la scène, fut née de père juif (convertie) et divorcée a-t-elle pu jouer dans l’incroyable mépris d’Isabelle et de Jacques Rivière à son égard ? Nous avons un amour impossible avec une figuration mariale et l’amour pour une dame “couguar” divorcée (sur le point de l’être deux fois) et née d’un père étranger…Isabelle et Jacques Rivière ne méprisent pas Pauline, ils la redoutent parce qu’elle est différente d’eux. C’est d’ailleurs surtout Isabelle qui ne l’aime pas. Chez Jacques Rivière c’est beaucoup moins clair : lui-même au même moment s’éprend d’une femme mariée qui appartient à la bourgeoisie aisée, Yvonne Gallimard. Il dit d’ailleurs à Fournier qu’il est mal placé pour le juger. Ce qui déplaît à Isabelle, c’est que Pauline vient concurrencer Yvonne, le pur amour qui fait aussi partie de la mythologie de leur enfance. Isabelle est moins sévère avec Jeanne Bruneau, sur laquelle il est regrettable que vous ne vous soyez pas arrêté, parce qu’elle est Valentine dans le roman de son frère.

Ne trouvez vous pas amusant que les deux prétendus parangons du renouveau catholique soient morts à la guerre en murmurant le nom d’un amour juif ?

Fournier n’est absolument pas un parangon du renouveau catholique. Dans le contexte de la guerre, il essaye de croire (mais c’est un contexte extrême où l’on s’accroche facilement à des idées ou des croyances, quand le calme revient, on retombe souvent de haut). Mais au fond, il en est encore à se demander si un jour il sera chrétien. Son exaltation à la cathédrale de Bayonne avec Pauline, leur promesse de se marier est une exaltation d’amoureux non de croyant. Isabelle voulait (s’est peut-être imaginée) que son mari et son frère partageaient sa croyance pure. Elle avait la grâce, pas eux.

Comment écrire des biographies du type de la vôtre ( une commande, je vous l’accorde mais enfin la commande se détourne ) du type “l’auteur sortit à cinq heures” après Starobinski, Barthes, même après Mauron, Vandromme et Paul Morand ? Comment à l’âge de la psychologie des profondeurs et de la psychanalyse conserver cette foi du charbonnier quand l’oeuvre la dément en grande part ?Ma biographie n’est pas une commande. J’écris une biographie en reprenant les textes d’origine (lettres, journaux, témoignages de contemporains) afin de suivre le mouvement de la vie intérieure et revenir aux sources au lieu d’utiliser des documents de seconde main sujets à caution. C’est peut-être une approche vieillotte comme vous le sous-entendez mais c’est la mienne et elle a au moins l’avantage de permettre aux lecteurs de découvrir les documents sources. Je prends bien soin de référencer la moindre de mes citations, ce qui n’est pas forcément le cas de toutes les biographies moins scrupuleux. A chacun éventuellement de se livrer ensuite à des interprétations à partir des textes. En outre, il ne faut pas confondre une biographie avec une analyse d’une œuvre, un essai et je me méfie des interprétations psychanalytiques outrancières qui sont souvent le reflet des obsessions de celui qui les écrit. Ce que je désire une fois ma biographie lue, c’est que les lecteurs aient envie de lire ou relire les œuvres : romans mais aussi d’autres œuvres telles que les correspondances, journaux intimes.

Pourquoi n’avoir pas remis Alain-Fournier dans son époque histoire de mesurer le génie du Grand Meaulnes et toute la chape de son milieu ?

Il me semble l’avoir replacé dans son époque, au contraire. J’explique notamment la signification du roman par rapport à l’état de la France, de l’Europe à la veille de la guerre 14. La fin de la question me semble curieusement tournée, je ne vois pas ce qu’elle signifie.

Saviez vous que Louis Aragon est aussi né un 3 octobre, et sans croire à l’astrologie, il y avait tout de même un certain nombre de remarques à faire sur la difficulté de saisir leurs caractères, comme Barrès l’avait avait jeté à la face d’Aragon “Vous êtes un Lauzun !”

Comme vous, je ne crois pas à l’astrologie et quand je vois ce genre de considération dans un livre, j’ai un peu tendance à prendre l’auteur pour un charlatan ou un illuminé. Ils ne sont même pas nés la même année (donc leur thème astral est différent) et il n’est pas certain qu’Aragon ait bien vu le jour un 3 octobre, étant donné le contexte scabreux de sa venue au monde. La difficulté à saisir un caractère n’est pas spécifique aux gens nés un 3 octobre sous le signe de la Balance.

Et je finirai là, Rivière deviendra un homme de pouvoir, Henri, lui était un génie véritable, ne croyiez-vous pas qu’une bonne part de leur accord reposait sur la bonté d’Henri Fournier qui ne voulait pas blesser son ami et la lui jouait un peu béni oui-oui ? Disons qu’il lui servait son reflet pour ne pas le blesser.

Pas du tout. Il est parfaitement faux et injuste de dire que Rivière est un homme de pouvoir. C’est un homme qui sent les écrivains et qui les aide à écrire, à se révéler. Fournier reconnaît ce qu’il doit à Rivière, comme il l’écrit à sa mère en 1908 : « le seul qui m’ait aidé à approcher de ce monde inconnu et particulier que je désire, est Jacques Rivière avec ses théories limpides, ses grands travaux dits “abstraits” ». Fournier ne l’aurait pas dit si cela n’avait pas été exact. Il suffit de lire au moins les extraits de leurs correspondances que je cite dans mon livre pour s’en convaincre. Il suffit aussi de lire ce que Rivière écrit à Fournier pour saisir l’intelligence de cet homme. Croyez-vous que Fournier aurait passé des heures à écrire à Rivière par bonté ? Oh, que non. Fournier voyait en Rivière un frère qui pensait souvent différemment de lui. L’un et l’autre avaient besoin de leurs oppositions, ils s’affrontent parfois violemment, rien à voir avec du béni oui-oui. Il suffit enfin de lire les correspondances de Rivière avec d’autres écrivains, notamment Proust, pour se convaincre qu’il s’agissait d’un grand esprit, non pas un créateur mais un critique. Or, les écrivains ont besoin de critiques, de lecteurs comme Rivière et il serait bien temps de reconnaître leur place dans la littérature au lieu de systématiquement soupçonner ceux qui n’écrivent pas de romans de créateurs frustrés et jaloux.

Sarah Vajda & Ariane Charton

Sarah Vajda est  diplômée de l’Ecole pratiques des Hautes études, docteur et écrivain.

Ariane Charton est spécialiste de la littérature du XIXe siècle et d’Alain-Fournier

  • Ariane Charton, Alain-Fournier, Gallimard, “Folio biographie”, février 2014, 416 pages, 8 hors textes, 15 illustrations, 8,90 eur
  • Alain-Fournier, Lettres à Jeanne, édition d’Ariane Charton, Mercvre de France, février 2014, 112 pages, 5,50 eur

http://salon-litteraire.com/fr/ariane-charton/review/1865848-deux-lectures-d-alain-fournier-autour-de-sa-biographie-par-ariane-charton

“Le grand Meaulnes” di Alain Fournier Henri, Meaulnes …

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