”Les voyageurs”, le voyage est réel Charles Baudelaire pdf – Léo Ferré – La vie antérieure – Étude littéraire

Dites, qu’avez-vous vu ?

IV

                                                                  «Nous avons vu des astres

Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;

Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,

Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,

La gloire des cités dans le soleil couchant,

Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète

De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus beaux paysages,

Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux

De ceux que le hasard fait avec les nuages.

Et toujours le désir nous rendait soucieux !

— La jouissance ajoute au désir de la force.

Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,

Cependant que grossit et durcit ton écorce,

Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Le voyage

Étude littéraire du « Voyage » (Les Fleurs du Mal, CXXVI)

 
Agnès SPIQUEL ( Université de Valenciennes)

De janvier à mars 1859, Baudelaire effectue un séjour fructueux à Honfleur chez sa mère, dans la Maison-joujou. « Nouvelles fleurs faites, et passablement singulières. Ici, dans le repos, la faconde m’est revenue. », écrit-il à Sainte-Beuve, le 21 février. Fin janvier, il envoie à Barbey d’Aurevilly « Le Voyage » avec deux autres poèmes ; ” Vos vers sont magnifiques », répond Barbey le 4 février. Le 23 février, il adresse le poème manuscrit à Maxime Du Camp, en lui demandant son autorisation pour la dédicace. Fin février, il fait imprimer (chose tout à fait exceptionnelle) une demi-douzaine de placards avec « Le Voyage » et « L’Albatros « ; il en envoie à Sainte-Beuve, Flaubert, Asselineau, Poulet-Malassis. « Le Voyage » paraît le 10 avril 1859 dans la Revue française.

Manifestement, Baudelaire attache à ce poème une importance toute particulière. C’est un poème très long (ce sera le plus long du recueil) qui noue ensemble des motifs multiples, organisés de manière rhétorique et dramatique. C’est à la fois le poème terminal de la section « La Mort » et la clôture des Fleurs du Mal dans l’édition de 1861. Comment cette place dans le recueil vient-elle ajouter d’autres résonances à la savante construction du poème lui-même ?

Tel qu’il est en 1859, le poème se constitue comme une dramaturgie.

Soulignons d’abord qu’il répond à une apparente volonté de provocation : « Je tâche de faire comme Nicolet, de plus en plus atroce », écrit Baudelaire à Poulet-Malassis en lui adressant le placard. (Jean-Baptiste Nicolet, fondateur du Théâtre de la Gaîté, au XVIIIe siècle, ménageait chaque jour quelque nouvelle surprise au public, d’où le proverbe : « De plus en plus fort, comme chez Nicolet »). À Du Camp, il présente le poème comme un « monstrum “.

« Le Voyage » entre en dialogue avec d’autres textes de multiples manières. Et d’abord par sa dédicace à Maxime Du Camp. Celle-ci peut certes apparaître comme un écho aux publications du célèbre voyageur (entre autres en 1852, Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, le premier livre illustré avec des photographies) ; mais elle est surtout ironique (et même perverse, pour reprendre le terme de Ross Chambers), puisque Du Camp est aussi le chantre du progrès (en 1855, il publie, à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, Chants modernes, un recueil qui célèbre entre autres les innovations techniques). Il est inutile de rappeler à quel point Baudelaire hait le progrès (voir les Salons et Fusées) ; il écrit d’ailleurs à Asselineau : « J’ai fait un long poème dédié à Max Du Camp, qui est à faire frémir la nature, et surtout les amateurs du progrès. »

Le poème entre également en dialogue avec les romantiques par son titre. Son titre initial, « Les Voyageurs », renvoyait à la tradition bien romantique du récit de voyage (rappelons le Voyage en Orient de Lamartine en 1835 et celui de Nerval en1851). « Le Voyage » opère une généralisation (qui prépare la symbolisation) mais conserve explicitement le topos, qui fait en même temps le lien avec l’autre poème du placard, « L’Albatros », où le mot « voyage » clôt le vers 3.

Les effets d’intertextualité sont nombreux. S’agissant de voyage, on n’est pas étonné de voir apparaître l’Odyssée avec Circé (12), et aussi (écho plus trouble sur lequel nous reviendrons) Eschyle et Euripide avec Oreste (134-135). Les grands interlocuteurs poétiques de Baudelaire sont aussi convoqués : « la mer des Ténèbres » (125) vient de Poe, qu’il continue à traduire ; « cette après-midi qui n’a jamais de fin » (132) vient de Tennyson ; et De Quincey n’est pas loin, lui qui s’identifiait à Oreste et que Baudelaire qualifie d’« Oreste de l’opium » dans Un mangeur d’opium. L’« Icarie » (33) renvoie à l’utopie socialiste publiée en 1840 par Cabet, Voyage en Icarie.

Mais ce sont surtout les effets de textualité interne qui font résonner « Le Voyage » de multiples manières. Dans les notes de son édition de la Pléiade, Claude Pichois souligne la récurrence du motif du voyageur qui se retourne ; on le trouve dès La Fanfarlo (1847) :

« Nous ressemblons tous plus ou moins à un voyageur qui aurait parcouru un très grand pays, et regarderait chaque soir le soleil, qui jadis dorait superbement les agréments de la route, se coucher dans un horizon plat. […] Il reprend tristement sa route vers un désert qu’il sait semblable à celui qu’il vient de parcourir, escorté par un pâle fantôme qu’on nomme Raison, qui éclaire avec une pâle lanterne l’aridité de son chemin, et pour étancher la soif renaissante de passion qui le prend de temps en temps, lui verse le poison de l’ennui. » (Pléiade, I, p. 562)

Les mêmes expressions viendront chanter dans « Le Voyage ». Un mangeur d’opium (contemporain du ” Voyage ») parle de :

« […] l’homme revenu des batailles de la vie ; […] c’est le voyageur qui se retourne le soir vers les campagnes franchies le matin, et qui se souvient, avec attendrissement et tristesse, des mille fantaisies dont était possédé son cerveau pendant qu’il traversait ces contrées. » (I, p. 496)

Dans le compte rendu de La Double Vie de Charles Asselineau (L’Artiste du 9 janvier 1859), Baudelaire écrivait :

” Ceux-ci font de lointains voyages au coin d’un foyer dont ils méconnaissent la douceur ; et ceux-là, ingrats envers les aventures dont la Providence leur fait don, caressent le rêve d’une vie casanière, enfermée dans un espace de quelques mètres. L’intention laissée en route, le rêve oublié dans une auberge, […] le regret mêlé d’ironie, le regard jeté en arrière comme celui d’un vagabond qui se recueille un instant, l’incessant mécanisme de la vie terrestre, taquinant et déchirant à chaque minute l’étoffe de la vie idéale : tels sont les principaux éléments de ce livre exquis. » (II, p. 87)

L’écriture du « Voyage » représente vraiment un aboutissement.

C’est essentiellement par sa structure que le poème met en place une dramaturgie. Et d’abord par le système des sections (le procédé est utilisé aussi dans « Les Petites Vieilles », publié en septembre 1859, mais sans coupure au milieu des vers).

Les deux premières des huit sections sont au présent gnomique : le poète-énonciateur dessine des types de voyageurs et, au-delà, montre en chaque homme un voyageur par l’imagination. Suivent quatre sections en forme de dialogue : des non-voyageurs questionnent des voyageurs, mais seule la double réponse des voyageurs, sections IV et VI, est entre guillemets ; les voyageurs disent leur déception et l’inanité du voyage ; très normalement, le dialogue est au présent et le récit des voyageurs au passé composé ; mais comment faut-il situer ces interlocuteurs par rapport à ce qui précède ? La section VII, gnomique comme les deux premières, est sur le même mode énonciatif que celles-ci. La question du voyage « réel » est dépassée par celle du voyage symbolique, celui de la vie, donc de l’affrontement au Temps, ce qui mène à l’évocation du voyage de la mort, sur le mode des mythes anciens ; mais on constate une rupture dans le temps des verbes : au vers 121, on passe du présent au futur et, au vers 127on revient à un présent, non pas de généralité mais d’actualité, comme si ce futur – celui du voyage de la mort – était déjà là. Dans la section finale, le poète s’adresse à la Mort, à l’impératif présent ; là encore, une question se pose : le départ demandé dans cette section VIII est-il le même que l’embarquement qui avait été évoqué au futur dans la section VII (125) ?

Pour tenter de répondre à ces questions, on peut analyser les variations du « nous « : tantôt ce sont des faux voyageurs, opposés aux « vrais voyageurs », désignés par « ils » (I) ; tantôt des non-voyageurs, par opposition au « nous » du discours rapporté des voyageurs (III à VI) ; tantôt tous les hommes (II et VII). Mais ce « nous » désigne finalement toujours des voyageurs : ils voyagent pour fuir quelque chose – patrie, famille, femme (I) ; ils veulent « voyager sans vapeur et sans voile » (III) en imaginant à partir du récit des autres, récit qui dit l’inanité du voyage ; ils envisagent le voyage de la mort (VII et VIII).

On pourrait donc interpréter ainsi le poème : le « je » émettrait, sur le mode du « nous », la leçon qu’il tirerait de ses propres constats et de ceux des voyageurs ; le poème tracerait un itinéraire de dessillement sur les dangers de l’imagination et du désir. Les choses sont peut-être un peu plus complexes ; prenons-les par un autre biais.

Le poème propose, emboîtés les uns dans les autres, plusieurs drames (Baudelaire ne parlait-il pas, dans sa lettre à Du Camp du « ton systématiquement byronien » du « Voyage « ?)

C’est d’abord le drame du monde qui est mis en scène : un monde dérisoire par sa banalité (57-58) ou par un exotisme de pacotille (77-83) ; un monde habité par le mal, surtout sous la forme des rapports de pouvoir et d’oppression. On peut noter à cet égard une accentuation dans les variantes du poème entre 1859 et 1861 : « tyran » au lieu de « maître » (91) ; « amoureux » au lieu de « amateur » (96). Le mal s’étend dans l’infini du temps et de l’espace : « partout […] l’immortel péché » (86 et 88), « du globe entier l’éternel bulletin » (108).

Le drame du voyageur tient à l’inanité du voyage : c’est l’ennui à cause de la banalité répétitive (60, 88) ; mais surtout, le monde n’est qu’un spectacle (« nous avons vu »), dont on ramène des « croquis ». Là aussi, les variations entre 1859 et 1861 opèrent une dramatisation par l’accentuation du contraste entre la curiosité avide des non-voyageurs et la déception des voyageurs : dans le placard primitif, il n’y avait pas de rupture au vers 84, qui restait comme dernier vers du quatrain (le dialogue ne couvrait donc que deux sections et le poème comptait en tout six sections au lieu de huit dans la version finale).

Drame de l’homme, enfin : l’amertume est omniprésente (6, 44, 109) ; c’est que l’imagination est toujours trompeuse : celle de l’enfant avant le voyage (3-4), celle du voyageur lui-même (37-40) et celle de son public (43-44) ; le réel est toujours déceptif, parce qu’il renvoie à l’homme sa propre image, dans un solipsisme désespérant (110-112). La question n’est donc pas de voyager ou non, mais de tenter de vivre, dans et contre le Temps, lutte inégale qui engendre la tentation (bien présente) de désirer la mort comme voyage de l’oubli.

À cette situation dramatique, le poème répond, certes, par le désir de la mort, mais comme lieu de fécondité. C’est une manière de rester, envers et contre tout, fidèle à l’enfance et à sa force de désir : il faut, à cet égard, comparer « le cerveau plein de flamme » (5) et « ce feu nous brûle le cerveau » (142) ; comparer aussi les « cœurs légers » (18) et « le cœur joyeux » (126), le choix du poème n’étant pas que ces cœurs ardents (63) se rafraîchissent (135) mais qu’ils restent « remplis de rayons » (140) ; le « vaste appétit » de l’enfant (2), prolongée dans la « faim » du cœur (130), ne peut pas se satisfaire des fruits de l’oubli. En fin de compte, l’enfant (I), le questionneur (III) et le passager de l’embarquement final (VIII) ont une même volonté (« nous voulons », 53, 142) ; « cerveaux enfantins » (84) est négatif pour le locuteur mais pas en soi. Le meilleur de l’enfance reste intact : l’homme vaincu par le Temps conserve « le cœur joyeux d’un jeune passager » (126).

Ces intuitions se confirment si nous considérons maintenant le poème en tant que conclusion du recueil de 1861, donc comme clôture. Et d’abord celle de la section « La Mort ». Ce long poème en quatrains d’alexandrins à rimes croisées contraste avec les cinq sonnets qui le précèdent, mais il est largement en écho avec ceux-ci, surtout avec les trois premiers qui constituaient l’ensemble de la section dans l’édition de 1857. La rime finale est la même pour « Le Voyage » et pour « La Mort des artistes » (cerveau / nouveau), les deux poèmes qui viennent clore l’une et l’autre édition. « Le Voyage » renoue avec les futurs des trois premiers sonnets, qui avaient disparu de « La Fin de la journée » et de « Rêve d’un curieux ». Surtout, en réponse à la terrible angoisse du « Rêve d’un curieux » (qu’il puisse ne rien y avoir de nouveau de l’autre côté de la mort), il affirme l’espoir d’y « trouver du nouveau ». Que la mort puisse être lieu de fécondité n’est plus affirmé de l’extérieur en quelque sorte (comme dans les trois premiers poèmes de la section) mais (ré)-éprouvé après la traversée de l’expérience : le désir et la désillusion du voyage, la lutte de la vie, la tentation de la mort comme oubli.

« Le Voyage » est aussi en écho avec l’ensemble du recueil qu’il vient clore. Sa dédicace entre en tension avec celle du recueil à Théophile Gautier : entre le beau intemporel de Gautier et le moderne de Du Camp, Baudelaire marque sa spécificité, la modernité (voir l’analyse de J.-P. Bertrand et P. Durand dans le recueil d’articles des Cahiers Textuel). Il faut, par ailleurs, lire le poème dans la perspective du poème liminaire « Au lecteur » (p. 49-50), où « la Mort », déjà, était allégorisée (v. 23) et où l’on avait des images analogues de l’homme et du monde : l’homme est manipulé, là par le Diable (v. 13), ici par la Curiosité (27-28), ce qui finalement revient au même ; dans les deux poèmes, on a l’omniprésence du péché (là v. 1, 5, 25, ici 88) et de l’Ennui (là v. 37, ici 60, 138). « Le Voyage » fait écho également à diverses pièces du recueil : les poèmes du voyage (pour ne prendre que ceux qui ont le mot dans leur titre : le beau rêve de « L’Invitation au voyage », la terrifiante allégorie d’« Un voyage à Cythère » et surtout « Bohémiens en voyage » avec les chimères pesantes et la divination des « ténèbres futures »), les poèmes du Temps (en particulier au début et à la fin de « Spleen et Idéal »), ceux de l’amour haineux et sadique de « Spleen et Idéal », les blasphèmes de la section « Révolte » (que les vers 97-104 semblent résumer).

Ce poème de clôture constitue aussi la conclusion d’un itinéraire poétique. Comme « Tableaux parisiens », il manifeste le refus par Baudelaire des prestiges de la forme avec l’abandon du sonnet (« Brumes et pluies » était déjà dans l’édition de 1857) et la pratique massive du quatrain d’alexandrins à rimes croisées. Mais, comme dans tout le recueil, le poète y opère de subtiles transgressions à l’intérieur d’une forme classique : désarticulation du vers par l’effacement de la césure (césure après un déterminant : « D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns », 10) et la pratique de l’enjambement (17-18 ; 128-129 entre deux strophes) ; choix de rimes non-riches, sauf quelques-unes particulièrement frappantes, mais renforcement de leur musique par des analogies sonores un peu avant la rime (embrasés/baisers), procédé utilisé vingt-deux fois sur les soixante paires de rimes du poème (voir les analyses de Ross Chambers).

Prise comme méta-poétique, la formule finale, « trouver du nouveau », vaut à la fois pour ce que Baudelaire est en train de faire dans cette grande année 1859 (voir sa lettre à Jean Morel de mai 1859 : « …et je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie », ainsi que le commentaire de celle-ci par Jérôme Thélot) ; elle vaut aussi pour ce que réalise Les Fleurs du Mal, et pour ce qu’il a déjà entrepris avec l’écriture du poème en prose.

« Le Voyage » réaffirme ainsi des choix et des refus fondamentaux : contre le monde moderne, mais aussi par delà le mythe ancien, il constitue une affirmation hautaine des pouvoirs de la poésie. En ce sens, il représente une conclusion dans le double domaine éthique et poétique.

Il propose une épuration. Et d’abord une épuration du désir : il ne s’agit pas d’éliminer le désir, mais de passer du désir-manque (le desiderium, stigmatisé dans la digression des voyageurs, 69-74) à l’espérance-volonté-amour véritable. Cela implique un changement du rapport aux images : la fascination de Baudelaire ( « glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) », écrit-il dans Fusées) se retrouve dans celle des enfants, dans celle des voyageurs avant et après le départ, et dans celle des questionneurs. Le poème met en évidence le caractère à la fois fascinant et déceptif des images, et aussi leur lien avec la mort (les voyageurs ont des « yeux profonds » (50), comme la Mort de « Danse macabre », écrit juste avant « Le Voyage » (p. 150, v. 13)). L’épuration du désir et de la fascination permet une réhabilitation de l’imagination : le poème propose le passage de l’imagination trompeuse, celle qui « dresse son orgie » (39), à une imagination qui fait concevoir le nouveau. Baudelaire écrira bientôt dans le Salon de 1859, tout entier dominé par la célébration de la « reine des facultés « : « Elle décompose toute la création et […] elle crée un monde nouveau. ». Ce travail peut être analysé comme une mort qui permet une nouvelle appréhension du réel (voir La Mort Baudelaire de J. Jackson).

Le poème apporte aussi une conclusion – certes provisoire – à la quête qui traverse Les Fleurs du Mal. Il affirme la possibilité d’une unité gagnée sur la fragmentation du réel en images multiples, unité qui ne trouve pas son assise majeure dans le mythe, mais qui retrouve la présence originelle du symbole (par delà l’absence que signale l’allégorie ; voir les analyses de Patrick Labarthe dans la conclusion de Baudelaire et la tradition de l’allégorie). Cette unité permet de pallier la dispersion de l’âme (33-36), et de ne pas en rester à la défaite face au Temps (121) : il ne s’agit plus de tuer le Temps (120) mais d’accéder à une autre dimension. Il réaffirme également l’infini intérieur (« notre infini ») qui rencontrera l’infini “extérieur” dans lequel un désir ardent le pousse à plonger (63-64, 142-143) (voir d’autres plongées dans le recueil, qui sont toutes peu ou prou plongées dans l’infini, d’en haut ou d’en bas : « Élévation », « La Chevelure », « L’Homme et la mer »). Cette quête transcende les catégories éthiques : « Enfer ou ciel, qu’importe ? » est, au fil des versions successives, de plus en plus intégré au texte : il est entre parenthèses dans le placard, entre tirets dans la revue, seulement précédé d’une virgule dans le recueil ; et la question fait écho à celles de « Hymne à la beauté » (p. 70, v. 1 et surtout 25).

« Le Voyage », enfin, est habité par la fraternité. Il propose le dépassement d’une réalisation individuelle que viendrait figurer le mythe d’un Oreste retrouvant son ami Pylade et sa sœur Électre (figuration troublante, d’ailleurs, dans la mesure où elle implique le matricide par vengeance du père) et qui serait associée au mythe de l’oubli. Ce dépassement est d’ailleurs déjà esquissé dans le pluriel, « nos Pylades » (134). Mais la réalisation collective est surtout réaffirmée dans le « nous » final, celui de la fraternité humaine, au moins de tous ceux qui sont mus par le même désir.  

En conclusion, je donnerai simplement ces quelques lignes de Jorge Semprun dans L’Écriture ou la vie (Gallimard, 1994, p. 32-33) ; le narrateur assiste, impuissant, à l’agonie de Maurice Halbwachs dans un baraquement de Buchenwald :

Le professeur Maurice Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l’emportait dans la puanteur.

Un peu plus tard, alors que je lui racontais n’importe quoi, simplement pour qu’il entende le son d’une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse immonde, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, d’humanité vaincue mais inentamée. La lueur immortelle du regard qui constate l’approche de la mort, qui sait à quoi s’en tenir, qui en a fait le tour, qui en mesure face à face les risques et les enjeux, librement : souverainement.

Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d’une prière, pourtant, la gorge serrée, je dis à haute voix, essayant de maîtriser celle-ci, de la timbrer comme il faut, quelques vers de Baudelaire. C’est la seule chose qui me vienne à l’esprit.

Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…

Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s’étonner.

Je continue de réciter. Quand j’en arrive à

…nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons,

un mince frémissement s’esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs.

Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel.

http://www.cavi.univ-paris3.fr/phalese/Agreg2003/Voyage.htm

Charles Baudelaire : L’Ennemi, il nemico, The Enemy …

L’albatros di Baudelaire | controappuntoblog.org

Leo Ferre – Les metamorphoses du vampire …

Baudelaire – Spleen

http://www.controappuntoblog.org/2012/06/22/baudelaire-spleen/

Lettre A Sa Mère De Baudelaire

http://www.controappuntoblog.org/2013/05/03/lettre-a-sa-mere-de-baudelaire/

Spleen…splash

http://www.controappuntoblog.org/2012/07/14/spleen-splash/

Questa voce è stata pubblicata in cultura, musica e contrassegnata con , . Contrassegna il permalink.