La psychanalyse et ses implications politiques – II ; Lévinas – Ingmar Bergman

La psychanalyse et ses implications politiques – II

Pour pouvoir développer une appréciation sur la psychanalyse, la question de savoir d’où vient le concept d’« inconscient » est d’une certaine importance, particulièrement pour ceux qui se prétendent « marxiens ». La question a rarement été posée et ses implications n’en ont pas été tirées. Dans cet article nous nous efforcerons de poser la question correctement pour fournir quelques réponses au débat en cours [1]. Il nous faut pour cela revenir à quelques questions très « philosophiques » posées lorsque Karl Marx et Friedrich Engels commencèrent à écrire.

Eduard von Hartmann, dans sa Philosophie de l’inconscient, publiée en 1869, part d’une citation d’Emmanuel Kant tirée de son ouvrage Anthropologie d’un point de vue pragmatique, publié en 1798 : « Avoir des représentations sans se rendre compte qu’on les possède semble être une contradiction. Alors, comment peut-on savoir que nous les avons quand nous ne sommes pas conscients de leur permanence ? » [2]

En fait, pour autant que nous soyons capables aujourd’hui de les distinguer, au moins deux problèmes différents étaient mêlés dans la philosophie de l’époque : d’une part, les « instincts » naturels qui font partie de notre être mais qui semblent échapper à notre volonté, et, d’autre part, l’« aliénation » qui fait que nos propres forces apparaissent comme des forces étrangères à nous-mêmes [3]. Nous ne traiterons pas la première question ici mais nous devons la garder à l’esprit car elle interfère avec la deuxième.

 Les origines de l’« inconscient »

Dans la seconde moitié du 18ème siècle et la première moitié du 19ème siècle, une vision dynamique du monde a remplacé la vision médiévale statique qui était basée sur les cycles répétitifs de la vie et de la mort ainsi que des saisons se suivant toujours l’une l’autre dans le même ordre, sans aucun changement [4]. Une bourgeoisie optimiste, croyant au « progrès » du fait des avancées techniques et de la croissance de la production stimulée par la concurrence (pour conquérir des marchés solvables), a remplacé l’être par le devenir. Dans ce cadre d’idées, une vision hiérarchique du monde, classée du « bas » vers le « haut », du « simple » au « complexe », s’est imposée presque quasiment d’elle-même, et la classification elle-même, basée sur des similarités et des différences, a conduit à l’idée d’une ascendance commune, de tout un développement depuis les simples « atomes » de la philosophie grec jusqu’à la complexité de l’esprit humain. Telle était la vision développée par les sciences naturelles de la bourgeoisie. La nature pouvait être maîtrisée et soumise à la volonté humaine, y inclus la nature humaine elle-même. [5]
Hegel fit de ce processus d’évolution et de progrès (qu’il appela dialectique) le centre de son système philosophique dynamique. Il visait à remplacer ce qu’il appelait les « trichotomies de bois » (classement rigide à trois niveaux) de la philosophie kantienne par le fluide « thèse, antithèse, synthèse », dit processus dialectique. Il construisit un système dans lequel les oppositions n’étaient plus des dichotomies statiques comme dans la métaphysique antérieure, mais le mouvement par lequel les contradictions sont dépassées à un niveau toujours plus élevé, mouvement engendrant lui-même de nouvelles contradictions [6]. Il organisa toute l’évolution naturelle et historique en un seul grand système en démontrant la logique interne des sciences. Les différents moments et étapes pouvaient être compris, non en eux-mêmes, mais seulement comme une partie de ce développement. La substance de l’être, l’« esprit » s’est développé à partir de forces mécaniques très simples jusqu’à la conscience, la conscience de soi et finalement l’« esprit absolu »  [7]. En partant de la complexité de l’esprit humain, vu comme le plus haut développement de la nature, l’esprit est réduit à des formes toujours plus simples, plus élémentaires : le mouvement est inversé et tout ce parcours peut être expliqué par les sciences. Ainsi, le développement a consisté en un « Esprit absolu » ou en une « Nature » [8] qui parviennent graduellement à la conscience dans l’imagination spéculative du philosophe [9]. La philosophie devient ainsi une activité émancipatrice du « devenir conscient »  [10]. Cette conscience ne peut cependant surgir que post festum ou, selon les mots de Hegel :

« Pour dire encore un mot sur la prétention d’enseigner comment doit être le monde, nous remarquons qu’en tout cas, la philosophie vient toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a accompli et terminé son processus de formation. Ce que le concept enseigne, l’histoire le montre avec la même nécessité : c’est dans la maturité des êtres que l’idéal apparaît en face du réel et après avoir saisi le monde dans sa substance le reconstruit dans la forme d’un empire intellectuel. Lorsque la philosophie peint sa grisaille dans la grisaille, une manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut la rajeunir avec du gris sur le gris, mais seulement la connaître. Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol. »  [11]

Les bonnes choses peuvent être faites pour de mauvaises raisons et les mauvaises choses peuvent être faites pour de bonnes raisons ; entre les deux l’« esprit absolu » devient conscient de lui-même et de son propre projet d’autoréalisation. Si le philosophe ne peut pas prévoir le futur, il peut néanmoins essayer d’éclairer l’esprit. Il est possible d’apprendre du passé, éviter de répéter les erreurs passées, mais ceci ne suffit pas pour affronter, de façon adéquate, un futur toujours nouveau.

Marx et Engels critiquèrent cela. Si l’histoire avait été ainsi jusque là, c’est seulement parce que l’organisation sociale n’est pas allée au-delà du règne animal et parce que les rapports sociaux humains eux-mêmes ne sont pas encore maîtrisés [12]. Ils n’essayèrent pas de comprendre comment le monde « aurait dû être » (utopisme), mais tentèrent de comprendre comment il s’est développé réellement de façon contradictoire. Leur but était ainsi de participer activement à la lutte inévitable qui commençait à se développer : la lutte du prolétariat pour abolir le travail salarié. Ils n’avaient pas pour point de départ et point d’arrivée les contradictions philosophiques de l’esprit, mais bien les contradictions matérielles de la société, les conflits évidents d’intérêts se manifestant par des luttes violentes et par des idéologies en conflit [13] servant à mobiliser en faveur de l’un ou l’autre camp.

Pour Hegel, et Marx aussi, l’état d’ignorance, de privation de la connaissance réelle se manifeste dans ce qu’on peut appeler « inconscience » [14] ou plutôt une fausse conscience  : c’est-à-dire une réalité non comprise, pleine de préjugés et de superstitions qui aboutit à une conscience ne correspondant pas pleinement à la réalité, en inadéquation avec les objectifs visés. C’est avant tout une conséquence de l’aliénation, de la nature humaine réprimée qui ne dispose pas de son plein potentiel. Ce dernier ne peut justement être conquis que par la lutte.

Pour Hegel l’histoire progressait par des voies mystérieuses qui ne pouvaient être comprises qu’avec la « tombée du crépuscule », lorsque le mouvement est pratiquement terminé. L’esprit absolu allait se réaliser dans l’émancipation politique du citoyen libre, capable de la pensée rationnelle qui résulte du progrès technique au bénéfice de tout le genre humain [15].
Pour Marx l’émancipation spirituelle, politique du citoyen n’était pas une fin, le but implicite de l’histoire finalement réalisée ; c’était le commencement d’une compréhension de la nécessité de transformer la société en une société humaine en abolissant les contradictions sociales qui continuaient à exister par l’exploitation du travail salarié et l’exclusion. Cette transformation de la société incluait les buts et les moyens de production, redéfinissant la relation des êtres humains à la nature, entre eux et envers eux-mêmes ; une transformation de laquelle allait et devrait surgir une toute nouvelle conscience [16]. Les racines de cette conscience ne seraient pas idéologiques, mais matérielles, tout comme toute la lutte humaine passée était enracinée dans le social et non dans des contradictions purement idéologiques.

 De l’« esprit » absolu au « vouloir » absolu

Il y eut une autre réaction à Hegel, particulièrement contre son optimisme enraciné dans la philosophie des Lumières. Le néo-vitaliste Arthur Schopenhauer affirma que la conscience était secondaire au regard d’un « vouloir absolu » aveugle, métaphysique, inné – passant par les « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » – qui échappe inévitablement à notre compréhension et à notre contrôle, mais par lequel nous serions déterminés [17]. Dieu n’est plus un « esprit », il devient un simple « vouloir » aveugle, un potentiel cherchant en quelque sorte sa propre réalisation [18]. L’atome « cherche » en quelque sorte à devenir une cellule biologique et la cellule « cherche » à devenir un homme. Tout le potentiel du monde existerait depuis le début, ce potentiel même « aspirerait » au résultat final et cette « aspiration » serait la force de développement finale qui expliquerait tout.

La philosophie d’Arthur Schopenhauer (publiée d’abord en 1819, en compétition pendant un certain temps avec celle de Hegel à Berlin), gagna de l’influence principalement après l’échec de la révolution en Allemagne en 1848 [19]. D’un côté la bourgeoisie en Allemagne n’atteignit pas ses objectifs contre l’ordre ancien, d’un autre côté, la menace du prolétariat était déjà ressentie ; la vision du monde optimiste, rationaliste, selon laquelle il existe une solution technique à tous les problèmes commença à s’écrouler. On voyait s’imposer une perspective plus sombre, plus pessimiste selon laquelle la « nature humaine » n’est plus liée à une maîtrise potentielle de la nature pour le bien de tous, mais est considérée comme quelque chose de très ambigu. Cette vision d’une nature humaine pleine de zones d’ombre, de motivations cachées, toujours tourmentée par des « désirs inassouvis » [20], inévitablement au-delà de notre compréhension ou de notre contrôle et sources de tant de souffrances, est quelque chose de déjà omniprésent dans la poésie romantique de William Blake. Après la guerre franco-allemande et la fin de la Commune de Paris, c’est cette perception qui devint plus courante partout en Europe.

Alors que les philosophes britanniques « positivistes » et « utilitaristes » déclaraient ouvertement que les êtres humains seraient motivés par l’égoïsme et leurs propres intérêts, et cela justement « pour le bien de tous », Schopenhauer déplorait le caractère imprévisible et non fiable des êtres humains. Pour Schopenhauer la principale qualité morale n’était pas l’empathie, mais la compassion, cependant corrompue par la malveillance et l’égoïsme. Le désir (en particulier le désir de vivre et de se reproduire [21]) nous entraînerait le plus souvent dans la souffrance et la douleur ; par nature, nous serions supposés être tourmentés par nos propres désirs (pour la plupart de nature sexuelle), alors que seul l’art pourrait fournir une manière d’échapper à cette dure réalité [22]. L’état de choses misérables réel et avant tout allemand était déclaré « naturel ». Les tendances destructrices innées des êtres humains devaient être contrôlées par un État. Ce qui était encore rationnel dans les travaux de Hegel (« Le Rationnel est réel et le réel est rationnel ») était remplacé par l’irrationnel dans les travaux de Schopenhauer. Alors que Hegel soulignait que le développement de l’« esprit » est une prise de conscience, Schopenhauer soulignait plutôt que son « vouloir » aveugle représentait la prédominance de l’inconscient. Le « vouloir » métaphysique était la « chose en soi » kantienne, la « substance » de toute la nature par laquelle nous sommes déterminés mais que nous ne pouvons pas entièrement connaître.

Marx voyait simplement dans la philosophie de Schopenhauer de fausses abstractions qui mettaient la réalité sur sa tête. Alors que Marx critiquait Hegel d’un point de vue révolutionnaire, en partant du travail « matériel » plutôt que de son résultat « spirituel » dans une société aliénée, Schopenhauer le critiquait d’un point de vue réactionnaire, appelant même le travail de Hegel un « monument de stupidité allemande » et Hegel lui-même un « charlatan balourd » [23].

Marx et Engels ne portèrent pas explicitement beaucoup d’attention à cette philosophie car toute leur critique de l’idéalisme hégélien s’appliquait aussi au néovitalisme de Schopenhauer. Pour eux, ce n’est ni un « esprit » inné et métaphysique (une conscience à ses différentes étapes de développement comme une entité avec une existence en elle-même et pour elle-même), ni un quelconque « vouloir » aveugle métaphysique et inné, qui constitue le cœur de la nature humaine, mais c’est par le travail humain, par l’activité créative, que les êtres humains développent leur propre nature, nouent des relations entre eux et se constituent eux-mêmes. Les êtres humains sont capables de jouir de leur capacité consciente de créer et développer pleinement leur potentiel créatif à condition qu’ils disposent d’un cadre social qui le leur permette. Les substances absolues et les choses en soi métaphysiques ne sont que de fausses abstractions mentales [24].

Mais depuis l’aube de l’humanité, le travail a plutôt été une contrainte et très partiellement seulement un plaisir ou une réelle expression de liberté [25] ; soumise au contrôle social avec des dépendances personnelles, la nature humaine ne peut se développer que très lentement [26]. Cette répression du potentiel humain ne constitue pas une loi éternelle ; et, par conséquent, elle nécessite elle-même une explication matérielle au regard de notre « nature humaine ». Avec l’énorme croissance des forces productives sous le capitalisme, non seulement les besoins augmentent, mais aussi les moyens techniques de les satisfaire. Le travail peut ainsi être transféré du « Royaume de la nécessité » au « Royaume de la liberté ». Le communisme est « l’appropriation de l’essence humaine au moyen de la négation de la propriété privée. » [27] Ce n’est qu’avec l’abolition du travail salarié que les potentialités de la nature humaine pourront se déployer.

Jusqu’à présent, les êtres humains ont en grande partie toujours été « aliénés » et surtout exploités. Le développement de leurs capacités créatives est soumis aux nécessités sociales de la survie : ils doivent « jouer leur rôle » et « accomplir leurs tâches » dans la société, et par conséquent leur travail leur apparaît comme un pouvoir étranger et même opposé à eux, et dont ils ne peuvent pas disposer librement pour eux-mêmes. De plus, même leurs « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » doivent être réprimés pour le bon fonctionnement des êtres humains dans une société d’exploitation.

La « nature humaine » n’est pas une sorte d’être statique ; l’histoire est plutôt une trajectoire contradictoire de la nature humaine en développement, du devenir humain.

 L’aliénation est sociale, pas naturelle

Hegel développa sa philosophie de l’aliénation dans la plupart de ses travaux. Dans le plus connu d’entre eux, la Phénoménologie de l’Esprit, se trouve sa dialectique du Maître et de l’Esclave (Herrschaft und Knechtschaft) [28]. Tous deux, le maître et l’esclave ont besoin l’un de l’autre pour leur autoréalisation, mais tous deux sont aussi aliénés par leur relation réciproque : soit en tant que dominant, soit en tant que dominé. Aucun des deux n’est pleinement un être humain. Mais Hegel est brillant quand il analyse comment le maître n’a qu’un rapport évanescent de désir et de plaisir avec les choses, qu’il est réduit à ses « désirs », alors que l’esclave ou le serf voit son travail et son être objectivé dans les produits de son travail. Cette critique des rapports féodaux était accompagnée de la solution à cette « aliénation spirituelle » du féodalisme. Cette solution se trouvait dans l’émancipation politique de la bourgeoisie sous la forme du « citoyen » (dans un contexte où l’économie était encore caractérisée par la prédominance de l’artisanat et non pas de la grande industrie) : il n’y a plus ni maître ni esclave, et le travailleur n’est plus personnellement dépendant d’un maître particulier mais peut vendre son travail au plus offrant.

Marx ne se réfère jamais à cette dialectique particulière. Il traite cependant l’idée générale dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, et va plus loin. Pour Marx, l’aliénation ne prendra pas fin avec l’émancipation politique (dans le cadre d’une société capitaliste), mettant fin à la dépendance personnelle mutuelle de l’esclave ou du serf et du maître, mais l’aliénation est liée au travail comme « nécessité étrangère », c’est-à-dire liée à l’exploitation matérielle. Ce n’est pas seulement la relation maître-esclave/serf qui doit être abolie, mais aussi le travail salarié en tant que tel pour réaliser enfin la « nature humaine » par l’émancipation du travail en général (y inclus le travail salarié). [29].

Alors que Hegel traitait la question de l’aliénation d’un point de vue purement intellectuel, à savoir comment les « esprits » sont reliés, réduits à la conscience en et pour elle-même, Karl Marx la traite du point de vue des rapports humains « matériels », enracinés dans les nécessités matérielles et productives, dans leur pratique. Pour Marx, le « citoyen », le bourgeois, malgré sa liberté politique, reste aliéné : il semble être réduit à être un acteur de son propre capital, son capital semble avoir un « vouloir » par lui-même auquel il doit obéir (la nécessité de la croissance et de la concurrence), il se présente comme le serviteur, comme l’esclave de son propre capital et il a besoin d’exploiter la force de travail d’autres individus « libres » moins « fortunés » que lui. Et pour autant que le capitaliste ne produit pas lui-même, il est aussi privé de ses propres forces vitales, de sa capacité créative ; il est réduit à ses « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs », qui dominent sa personnalité d’autant plus qu’il n’est pas productif lui-même.

« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises. » [30] D’un côté, ces marchandises se présentent elles-mêmes comme des moyens d’une plus grande accumulation de richesse, de l’autre comme objets d’une simple consommation en elle-même et pour elle-même. La richesse accumulée apparaît comme une force étrangère, et les « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » du bourgeois apparaissent également comme des forces qui lui sont étrangères, et pour la satisfaction desquelles il doit payer.

Le travailleur est aussi aliéné : il est réduit à être le fournisseur de sa propre force de travail ; son propre travail se matérialise comme une force qui lui est étrangère, une force qu’il a besoin de vendre en effectuant un travail difficile, sa motivation n’est pas tellement le travail lui-même mais plutôt le salaire ; alors qu’il produit la plus grande partie de la richesse sociale il ne conçoit cette dernière que partiellement comme son produit et n’en dispose pas.

Marx écrit ainsi : « Le capitaliste fonctionne seulement en tant que capital personnifié, capital en tant que personne, tout comme l’ouvrier fonctionne seulement comme personnification du travail, qui lui appartient comme un tourment, comme épuisement. » [31] C’est seulement en abolissant le travail salarié que l’aliénation elle-même peut être abolie et que la capacité créative des êtres humains peut être émancipée. Mais jusque-là, l’individu aliéné voit ses capacités créatives réprimées, il est privé de sa propre essence, sa nature humaine est déformée, et par conséquent il reste l’essence ignorée de lui-même dont il ne devient conscient que dans l’activité révolutionnaire.
« La classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation humaine. Mais la première se sent à son aise dans cette aliénation ; elle y trouve une confirmation, elle reconnaît dans cette aliénation de soi sa propre puissance, et possède en elle l’apparence d’une existence humaine ; la seconde se sent anéantie dans cette aliénation, y voit son impuissance et la réalité d’une existence inhumaine. Elle est, pour employer une expression de Hegel, dans l’indignation, la révolte contre cet avilissement, révolte à laquelle la pousse nécessairement la contradiction qui oppose sa nature humaine à sa situation dans la vie, qui constitue la négation franche, catégorique, totale de cette nature. » [32]
Alors que le travailleur produit toute la richesse sociale, le bourgeois l’accumule sous une forme privée ; « privée » dans le sens que les travailleurs en sont exclus. Les deux sont aliénés, mais l’aliénation de l’un n’est pas la même que l’aliénation de l’autre. Alors que l’activité du bourgeois est socialement improductive ; l’activité du travailleur est socialement productive. C’est cette conscience d’être productif qui peut transformer une masse exploitée en une masse révolutionnaire.

Pour Schopenhauer, qui ne pouvait voir la capacité productive humaine que comme un éternel fardeau, toute lutte pour l’émancipation était exclue En effet, la bourgeoisie ne peut pas envisager une société au-delà de sa propre domination de classe sur la société. Malgré son aliénation, le bourgeois essaie d’acquérir une certaine conscience de sa propre inconscience et tend ainsi à rationaliser sa propre irrationalité. Beaucoup de philosophes du XIXe siècle essayèrent de résoudre ce paradoxe : du mystique Søren Kierkegaard (qui s’interrogeait sur la relation du Pêcheur vis-à-vis de Dieu et sur la vraie nature de la Foi) au cynique Friedrich Nietzsche (qui questionnait la Moralité de la relation Maître-Esclave/Serf et la vraie nature du Pouvoir) ; tout est mystère, motivations cachées. Le bourgeois se sentait guidé par des pouvoirs qu’il ne pouvait ni comprendre ni contrôler ; il ne comprenait même plus ses propres motivations qui semblaient venir d’ailleurs que de lui-même ; il était prisonnier d’une dynamique indépendante de sa propre volonté et devait donc assumer qu’une volonté inconsciente autre était à l’œuvre dans son propre esprit. Le bourgeois devint paranoïaque dans sa relation à lui-même et cynique dans sa relation aux autres. Ainsi le bourgeois se couche sur le divan, il triture son cerveau pour trouver ce qui ne va pas.

Dans la période après la Commune de Paris en particulier, la bourgeoisie devint petit à petit consciente des limites de sa propre domination en tant que classe. Le monde semblait moins rationnel et, malgré les incroyables avancées techniques dans les domaines des sciences naturelles et industrielles, il y avait en même temps une régression dans les conceptions plus générales, dans la vision universelle de la bourgeoisie. Il devenait clair que ses progrès techniques ne résolvaient pas tous les problèmes, que la nature humaine était moins rationnelle qu’on le pensait, et qu’il y avait un côté sombre des êtres humains, un « inconscient » dérangeant. La religion regagna de l’influence parmi les scientifiques bourgeois qui étaient anxieux du danger prolétarien et qui devaient faire appel à des « forces supérieures » et revenir à des supercheries moyenâgeuses pour garder le contrôle des masses. Alors que Platon définissait les êtres humains comme humains seulement pour autant qu’ils fussent rationnels, Schopenhauer affirmait que les êtres humains sont fondamentalement irrationnels. Alors que pour Hegel et pour Marx il y avait un état d’ignorance, de privation de connaissance comme conséquence d’une humanité réprimée, pour Schopenhauer l’« inconscient » est soudainement rempli d’un contenu positif : avec des « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » autonomes. Tout en étant plus ou moins capables d’avoir un comportement rationnel, les êtres humains étaient considérés comme étant plus enclins à agir de façon complètement irrationnelle.

L’aliénation est vue comme un état de choses normal : une humanité réprimée, réduite à ses « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs », qui nécessitent à leur tour d’être réprimés pour le bon maintien de la vie sociale. Voilà ce qui devient le point de départ de ces analyses. Arthur Schopenhauer analyse la prédominance des « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » comme quelque chose de déterminant, une essence éternelle, naturelle, purement biologique, une sorte de destin auquel on ne peut pas échapper. On voit aussi comment cela pouvait être confondu avec le matérialisme vulgaire de Karl Vogt, Ludwig Buchner et Jacob Moleschott, qui remplaçaient simplement un « Dieu » spirituel par une « nature » aveugle, produisant les mêmes miracles au travers de « causes » et « effets » mécaniques.

Par conséquent, comme il n’est fait aucune distinction entre la réelle déshumanisation résultant de l’aliénation et les comportements instinctifs, la première est considérée comme étant naturelle alors que l’importance des seconds est exagérée à ce point que les « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » paraissent déterminants, constitutifs du comportement humain, ce qui n’est vrai seulement que si les êtres humains sont privés de leur humanité :

« On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation […]. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial. » [33]  ; « Manger, boire et procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales. » [34]

Manger, boire et procréer sont des fonctions humaines authentiques, et non pas uniquement des fonctions animales. Lorsqu’on fait abstraction des autres aspects de l’activité humaine, ces fonctions deviennent déshumanisées et dans ce sens « bestiales ».

 Schopenhauer, Hartmann, Nietzsche, Freud

Schopenhauer était le philosophe de l’aliénation par excellence. Même sa propre volonté semblait être pour lui une force étrangère qu’il ne contrôlait pas. Il n’était pas capable de ressentir le plaisir du développement de ses propres capacités créatives, car fondamentalement, sa philosophie et ses autres activités restaient stériles.

En 1869 Eduard von Hartmann publia La philosophie de l’inconscient dans la période suivant la Commune de Paris, ouvrage qui fut largement diffusé en Allemagne et aussi traduit dans plusieurs autres langues. Le néovitalisme devint la philosophie dominante pour plusieurs générations d’intellectuels allemands (le célèbre biologiste Hans Driesch par exemple, mais aussi Ernst Haeckel et même Albert Einstein), et il eut aussi une grande influence en France (Henri Bergson par exemple) comme ailleurs. En biologie, cette idée néovitaliste avait déjà été dépassée depuis la publication en 1859 de L’origine des espèces de Charles Darwin. Pour expliquer l’évolution, on n’avait plus besoin d’une « force vitale » ou d’une « volonté » qui « aspirait » à son « autoréalisation » ; le développement, l’évolution pouvaient être expliqués par des variations aléatoires et une sélection naturelle de celles-ci. Cependant, juste après la Commune de Paris, l’atmosphère changea par rapport au darwinisme. Il y eut en particulier en Allemagne, le retour du néovitalisme au premier plan de la biologie comme contre-offensive téléologique (le vitalisme en était une forme, le néolamarckisme une autre, et la plupart des biologistes mélangeaient les deux). Rudolf Virchow qui avait pourtant été sur les barricades en 1848, établit de façon notoire une relation entre la Commune de Paris et les idées « dangereuses » du darwinisme.

Quant à Eduard Hartmann, son seul mérite est qu’il plaça au centre de sa théorie un « inconscient » métaphysique comme une entité en elle-même plutôt que le « vouloir » métaphysique de Schopenhauer qui rendait le tout encore plus mystérieux ; le « vouloir » lui-même ne serait rien d’autre qu’un attribut de l’« inconscient ». Il alla jusqu’à caractériser toute philosophie jusque là comme philosophie de la conscience, à laquelle il oppose sa propre philosophie de l’inconscient. La raison serait soumise aux « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » inconscients. La concupiscence, par définition, serait contrebalancée par la gêne. Le bonheur serait inatteignable puisque nous serions toujours tourmentés par nos vrais « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs ». La seule issue serait de cesser d’exister, le néant et le repos éternel. Les mots poétiques « Eros » et « Thanatos » ne sont pas encore là, mais les principales idées de la psychanalyse sont déjà présentes. Mais, comme nous l’affirme Eduard Hartmann, il vaut encore mieux participer à l’« autoréalisation du vouloir absolu » (dont nous ne savons rien) que de se retirer, se soustraire de la société ou se suicider. Ainsi, amener l’existence de l’« inconscient » vers la conscience au niveau individuel aurait un certain sens. L’individu doit se soumettre lui-même aux « intérêts supérieurs » d’une sorte de « vouloir » transcendantal, qu’il ne peut probablement pas comprendre.

C’est là que Sigmund Freud trouva son inspiration pour sa psychanalyse et il lui a simplement fallu adapter le vocabulaire pour passer d’une « philosophie » à une « méthode d’investigation de l’esprit », une « théorie psychologique » et une « pratique thérapeutique », et fonder ainsi ses prétentions scientifiques médicales.

Friedrich Engels, dans la première phrase de sa préface à l’Anti-Dühring, débute immédiatement avec une référence ironique à Hartmann : « Le travail qui suit n’est nullement le fruit de quelque “impulsion intérieure”. Au contraire. » Plus loin il écrit : « Avec l’engouement hégélien, on jeta aussi la dialectique par-dessus bord, – juste au moment où le caractère dialectique des phénomènes de la nature s’imposait irrésistiblement, où, par conséquent, seule la dialectique pouvait aider la science de la nature à surmonter l’obstacle de la théorie, – et c’est ainsi qu’on retomba sans recours dans la vieille métaphysique. Dans le public ont dès lors sévi, d’une part, les réflexions superficielles de Schopenhauer faites sur mesure pour le philistin, et plus tard même, de Hartmann, et d’autre part, le matérialisme vulgaire à caractère de prêchi-prêcha missionnaire, d’un Vogt et d’un Büchner. » [35]

Selon la psychanalyse, les capacités humaines créatives, même si c’est sous leur forme limitée du travail aliéné, exploité, jouent à peine un rôle. Les êtres humains, soumis où pas à l’exploitation matérielle, sont en fait vus comme inévitablement réduits à leurs « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs ». Tout finit dans l’éternel combat mythique entre « Eros » et « Thanatos », la guerre éternelle et immortelle entre deux forces mystérieuses qui domineraient les êtres humains et qui ne seraient pas contrôlées par ceux-ci. [36] « Eros » et « Thanatos » ne sont rien d’autre que la manifestation du « vouloir absolu » de Schopenhauer sous la forme de deux contreparties complémentaires. Sigmund Freud aurait aussi bien pu l’appeler le combat de l’archange Gabriel contre Lucifer. Même lorsque ces forces sont devenues conscientes, cela n’implique pas pour autant le repos. Il n’y a pas d’issue à cette relation statique, mécanique, dualiste et non dialectique.

Selon Sigmund Freud, la suppression des « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » (« Eros ») est une pré condition à toute vie sociale, puisque ceux-ci sont supposés être antisociaux et égoïstes. En même temps cette répression rend les êtres humains malades, les conduisant à un comportement destructeur et autodestructeur : le déchaînement de « Thanatos ». La façon dont le problème est formulé exclut toute solution, précisément parce que les êtres humains sont vus comme déterminés par leurs « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs ».

Les capacités humaines créatives ont complètement disparu du tableau, et on ne leur permet de revenir que sous la forme de… l’« art » pur. Si la créativité, la productivité, dans le travail sont écartées, les êtres humains sont effectivement réduits à leurs « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs ». Pour Sigmund Freud, cet état de manque d’humanité est le point de départ et le point d’arrivée de toute sa théorie. Les êtres humains aliénés sont réduits, pour leur plaisir, à la satisfaction de leurs « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » (à la recherche de « soulagement » et « satisfaction »). En prenant cela comme point de départ au lieu de le soumettre à une analyse critique, Sigmund Freud conclut que pour la vie culturelle et la civilisation ces « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » doivent être réprimés et « sublimés » dans quelque chose de « plus grand ».

Mais les êtres humains créent leur propre nature. Ils ne sont en rien limités à des « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » irrationnels : ceux-ci ne deviennent prédominants que si la nature humaine est réprimée, frustrée. C’est dans leur travail que les êtres humains trouvent le potentiel d’être libres, mais ils peuvent choisir, et ainsi ils sont aussi des êtres moraux. Et toute la mousse autour des « besoins », « instincts », « impulsions » et « désirs » ne contenait rien de nouveau, au contraire. Karl Marx ne notait-il pas que dans la mesure où les êtres humains sont également des animaux, la nature humaine englobe aussi une « totalité de besoins et d’instincts, qui exercent une force sur moi. » [37]. Ces forces font certainement partie de notre être, mais notre être n’est en rien déterminé par elles.

Sigmund Freud admit plus tard qu’il avait une relation étrange avec Eduard Hartmann : « Quelques semaines plus tard, je revins sur cet acte manqué. A cette occasion, je me suis demandé pourquoi j’avais transformé Édouard Hitschmann en Édouard Hartmann. Était-ce à cause de la simple ressemblance avec le nom du célèbre philosophe ? Ma première association fut le souvenir d’un jugement que j’avais entendu formuler un jour par le professeur Hugo Metzl, un partisan enthousiaste de Schopenhauer : “Édouard v. Hartmann n’est qu’un Schopenhauer défiguré, retourné.” La tendance affective qui a déterminé chez moi la substitution du nom de Hartmann au nom oublié de Hitschmann fut donc la suivante : “Oh, ce Hitschmann et son exposé synthétique ne valent pas bien cher ; il est à Freud ce que Hartmann est à Schopenhauer”. » [38]

Quelle est donc la relation de Sigmund avec Eduard Hartmann ? Sigmund Freud a évité la question. En 1914, il clama qu’il n’avait pas lu le travail de Eduard Hartmann avant de développer sa propre théorie et nous devrions donc en conclure que Sigmund Freud n’a pas lu un livre populaire et largement connu intitulé La philosophie de l’inconscient lorsqu’il commençait à travailler à sa propre théorie de… l’inconscient ! Nous pourrions conclure que l’analyste Sigmund Freud réprimait la vraie pensée de sa relation réelle à Eduard Hartmann. Nous pourrions aussi conclure qu’il y avait là une petite malhonnêteté.

Vico, 13.12.2009

Traduit de l’anglais par OP.

Publié dans Controverses n°4, Novembre 2010

[1] Pour l’introduction, voir Les implications politiques de la psychanalyse, 1ère partie dans Controverses, n°2. La liste d’Œuvres critiques sur la psychanalyse en langue française peut être complétée par : Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe – Capitalisme et schizophrénie, Paris, Les éditions de Minuit, 1972 ; Jacques Bouveresse, Mythologie, philosophie et pseudoscience ; Wittgenstein lecteur de Freud, Paris, L’Éclat, 1991 ; Marcel Gauchet, L’inconscient cérébral, Paris, Éditions du Seuil, 1992 ; Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole ; l’affabulation freudienne, Paris, Bernard Grasset, 2010. Pour comprendre le retard énorme en France, il suffit de comparer les versions anglaises et françaises de 2010 de Wikipédia sur « Unconscious mind » (en) et « Inconscient » (fr). Dans un prochain numéro de la revue Controverses nous allons réagir aux réactions reçues et aussi au nouveau livre de Michel Onfray.

[2] Citation de la 11ème édition allemande, 1913 ; la dernière édition allemande de la Philosophie des Unbewußten date de 1923, puis il fallut attendre une réimpression de la 1ère édition : Hildesheim, Zürich, New York, Olms, 1989 ; 1ère édition anglaise en 1930, rééditée comme The Philosophy of the Unconscious, Londres, Routledge, 2003 ; en français elle fut publiée comme La Phénoménologie de l’inconscient, 1877, et réimprimée comme Philosophie de l’inconscient, Paris, l’Harmattan, 2008. Voir également : Serge Nicolas et Laurent Fedi, Un débat sur l’inconscient avant Freud : la réception de Eduard von Hartmann chez les psychologues et philosophes français, Paris, l’Harmattan, 2008. Après avoir été donc oublié pendant plus qu’un demi-siècle, Eduard Hartmann est de nouveau en vogue.

[3] Ici on fait abstraction d’un nombre de « déviances » qu’on appelle aujourd’hui par exemple « schizophrénie », « autisme », « trouble bipolaire » ou « syndrome de Down », dont on ne sait toujours que très peu de choses, mais qui ne peuvent plus être liées à des problèmes d’« instincts » et marginalement seulement à l’« aliénation ». Tant que les distinctions nécessaires entre les catégories de « déviances » n’étaient pas faites, on était facilement guidé pas des préjugés et on tombait aussi très facilement dans de fausses généralisations qui ont fait obstruction à la recherche scientifique. Les critères pour l’enfermement dans les institutions pour aliénés dans le passé, comme à l’heure actuelle, était : est-ce que l’individu concerné est un danger pour lui-même ou pour les autres ou encore pour les bonnes mœurs de la société ?

[4] Voir, pour commencer, Stephen Jay Gould, Aux racines du temps, 1987 (Time’s Arrow, Time’s Cycle ; Myth and Metaphor in the Discovery of Geological Time, Harvard University Press, 1987). Hegel et la dialectique sont cependant absents de ce livre, tout comme l’émergence du capitalisme qui a stimulé fortement le développement de la géologie et de la biologie.

[5] L’illusion de la bourgeoisie concernant la capacité à résoudre tous les problèmes par des moyens techniques, et de réduire ainsi les problèmes écologiques, sociaux et psychologiques à une simple technicité dans le cadre du capitalisme moribond est manifeste. Il n’y a qu’à se référer aux trois niveaux suivants : a) le danger d’une catastrophe démographique-écologique parce que la nature est toujours exploitée plutôt que maîtrisée ; b) les tensions sociales provoquées par l’exploitation et l’exclusion de la main-d’œuvre que la bourgeoisie ne peut « contrôler » en dernière instance que par la violence et la destruction ; c) la crise « psychologique  » croissante autour de notre « identité » sous la forme de sentiments xénophobes, d’une fatalité commune nationale et idéologico-religieuse de « nous » contre « eux ». La société bourgeoise n’a manifestement pas réussi à résoudre les problèmes vitaux de l’humanité et ceux de l’épanouissement de la nature humaine. C’est bien compréhensible puisque la nature humaine consiste justement dans la capacité potentielle de l’ensemble de l’humanité à prendre son sort en main au moyen d’une nouvelle organisation sociale, portée par les exploités, et rendue possible par le travail de centaines de générations précédentes qui n’ont cessé d’améliorer leurs outils (activité par laquelle les êtres humains se distinguent d’ailleurs des animaux).

[6] Voir Friedrich Engels L’Anti-Dühring, 1ère partie, Philosophie, et Socialisme utopique et socialisme scientifique, chapitre II.

[7] Sur la question de la « dialectique » : Anton Pannekoek, après avoir reçu un texte sur le sujet (probablement Freiheit und Ordnung, 1947), écrivit à Ernst Bloch, le 28 juin 1948 : « Avec le mot ‘dialectique’ on a eu beaucoup d’abracadabra, en particulier de la part de ceux qui voulaient, comme avec une sorte de formule magique incomprise, confesser leur vraie foi. En réalité c’est une chose très simple (et qu’on peut trouver en tant que telle chez Friedrich Engels dans l’Anti-Dühring), qui correspond bien aux anciennes manières de penser en philosophie, mais pour laquelle la science naturelle trouva plus tard de meilleurs manières de l’exprimer. » (IISG Amsterdam, Archive Pannekoek, cote 108, traduit de l’allemand par nous).

[8] L’« Esprit » n’était qu’un autre mot pour Dieu, un mot soigneusement évité à cause de sa connotation anthropomorphique ; pour Hegel, un tel « être absolu », un tel « prédicat absolu » était identique à « nature » ou « matière » ; aussi, pour lui, les Déistes et les Matérialistes se situaient sur un terrain commun, et ce qu’on appelait « matière » était supposé contenir une forme plus élémentaire de ce que nous appelons « esprit » ; ce que les « monistes » appelleront plus tard la « matière spirituelle » ou « l’âme atomique ». Voir Karl Korsch, The Present State of the Problem Marxism and Philosophy, 1930 en allemand, anglais 1970, chapter III, et surtout Anton Pannekoek, Lénine philosophe, examen critique des fondements philosophiques du léninisme, 1970, chapitre Matérialisme bourgeois (Lenin als Philosoph, kritische Betrachtung der philosophishen Grundlagen des Leninismus, allemand 1938).

[9] Dans la « philosophie spéculative » prussienne, le pur pouvoir de la pensée devait remplacer la méthode empirique des sciences naturelles britanniques basées sur l’expérience. Néanmoins, tout comme Emmanuel Kant avant lui, Hegel suivait avec esprit critique les derniers résultats scientifiques, il maîtrisait toutes les sciences de son temps et il lisait d’autres langues.

[10] « La prétendue évolution historique repose en général sur le fait que la dernière formation sociale considère les formes passées comme autant d’étapes vers elle-même, et qu’elle les conçoit toujours d’un point de vue partial. » (Introduction générale à la critique de l’Économie politique (Grundrisse)), A. Introduction, 3. La méthode de l’économie politique, Œuvres, Économie I, Pléiade, p. 260). Il n’y a pas de règle générale qu’une vie unicellulaire mènerait inévitablement, au travers de hasards et d’erreurs, aux reptiles ou aux oiseaux, ou que le féodalisme se transformerait nécessairement en capitalisme.

[11] Hegel, Préface à la philosophe du droit. Le traducteur anglais T.M. Knox note que la « grisaille dans la grisaille » fait référence à Faust de Goethe où Méphistophélès dit : « Mon bon ami, toute théorie est grise, mais vert et florissant est l’arbre de la vie. »

[12] « Moi aussi j’ai été frappé, à la première lecture de Darwin, par la ressemblance frappante entre sa présentation de la vie végétale et animale et la théorie de Malthus. Seulement, j’en ai tiré une autre conclusion que vous, savoir, que ce qu’il y a de moins glorieux dans le développement bourgeois contemporain, c’est qu’il n’a pas encore dépassé le niveau des formes économiques du règne animal. » (Friedrich Engels à Friedrich Albert Lange, 29 mars 1865).

[13] On peut noter qu’une classe exploitée ne développe pas nécessairement et automatiquement une conscience adéquate des moyens et des buts de sa propre lutte. Marx mettait en garde la bourgeoisie : « Alors il [le bouleversement social] revêtira dans son allure des formes plus ou moins brutales ou humaines selon le degré de développement de la classe des travailleurs. Abstraction faite de motifs plus élevés, leur propre intérêt commande donc aux classes régnantes actuelles d’écarter tous les obstacles légaux qui peuvent gêner le développement de la classe ouvrière. » (Préface à la première édition du Capital).

[14] C’est dans ce cadre que Marx parle de « cette inconscience » (La sainte famille, IV. Proudhon, Note marginale critique n° 1).

[15] Plus particulièrement dans la vision de Hegel, l’« esprit absolu » serait incarné par les « despotes éclairés » comme par exemple Friedrich Wilhelm III de Prusse. A la bataille d’Iéna en 1806, Hegel a même cru voir « l’esprit absolu » assis sur un cheval sous la forme de Napoléon Bonaparte. On peut voir aussi un lien entre « l’esprit » de Hegel et les « mènes » (des « idées » qui auraient une dynamique propre par leurs autoréplications quasi génétique) de Richard Dawkins, très à la mode aujourd’hui.

[16] « Une nation peut et doit tirer un enseignement de l’histoire d’une autre nation. Lors même qu’une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement, – et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne –, elle ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement. » (Préface à la première édition du Capital).

[17] Nous n’allons pas revenir sur le vitalisme et jusqu’à l’opposition entre Aristote et Platon, car cela n’a pas de grande importance pour ce qui est traité dans cet article. Le concept vitaliste au début était plutôt une simple abstraction dans un contexte où l’on savait peu de choses et était déjà complètement dépassé au moment où Schopenhauer écrivait.

[18] Tout cela revient aussi à jouer un peu avec les mots : tout ce qui existe doit avoir existé auparavant comme « potentiel » et ce « potentiel » doit avoir cherché en quelque sorte lui-même à se réaliser. C’est Charles Darwin qui donna le coup de grâce en biologie à cet argument téléologique, mais son travail fut en Allemagne rapidement interprété dans le cadre du « vouloir » à la Schopenhauer. J.B.S. Haldane, souvent très judicieux, écrivait : « La téléologie est comme une maîtresse pour un biologiste : il ne peut pas vivre sans elle mais il ne veut pas être vu en sa compagnie en public. »

[19] « Le bourgeois, de l’autre coté, devenait de plus en plus sensible à une philosophie de réconciliation, et le kantisme retrouvait un nouveau souffle de vie. La résurrection [la Commune de Paris] a été préparée dans la période réactionnaire après 1848 avec le début de l’influence de Schopenhauer qui commençait à ce moment là. » (Karl Kautsky, Ethics and the Materialist Conception Of History, 1906, Chapter III, IV ; traduit de l’anglais par nous). Voir aussi Franz Mehring, Arthur Schopenhauer, 1888 ; Zurück auf Schopenhauer, 1909, et Neulamarckismus und mechanischer Materialismus, 1910, dans Gesammelte Werke, Bd. 13, Philosophische Aufsätze, Berlin, Dietz Verlag, 1977. Contrairement à Marx, Engels et Kautsky, Mehring avait toujours de l’estime pour Schopenhauer. La critique de Hegel par Marx s’appliquait également à Schopenhauer : «  Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme. » (Karl Marx, Le Capital, postface de 1873). Schopenhauer transformait la volonté humaine en un sujet indépendant dont l’être humain concret ne serait qu’une émanation.

[20] Cela correspond partiellement à ce que Hegel appelait le « Zeitgeist » ou « conscience collective » des « citoyens », c’est-à dire surtout les préjugés bourgeois partagés dans « l’opinion publique ». La phrase « conscience collective » était transformée en « archétypes » (mot emprunté d’une ancienne biologie spéculative) « psychologiques » par Carl Gustav Jung, qui, après 1933, cherchait, en vain, à devenir un « gourou » des Nazis avec sa « psychologie des profondeurs », très proche de l’idéologie de l’« héritage des ancêtres » (Ahnenerbe) de Heinrich Himmler. « Ainsi, Jung va distinguer un inconscient aryen et un inconscient juif, le premier étant d’un potentiel supérieur au second selon lui » (Wikipédia, français, entrée « Inconscient collectif »). Après 1945, Carl Gustav Jung « s’adaptait » avec la même facilité au « nouvel ordre »… américain.

[21] Il n’y a rien de particulier à dire sur cette tendance de toute vie à se maintenir et se reproduire : cela avait déjà été formulé par Jean-Baptiste de Lamarck (et avant lui par des philosophes grecs). Mais pour Lamarck il s’agissait des seules conditions matérielles de la vie, alors que pour Schopenhauer cela devenait des forces mystiques œuvrant à notre insu et qui nous détermineraient de la même manière qu’elles déterminent les microbes. Le jeune Marx écrivait : « Hommes, ce seraient des êtres pensants ; hommes libres, des républicains. Les philistins ne veulent être ni ceci ni cela. Que reste-t-il à être et à vouloir ? Ce qu’ils veulent, vivre et se reproduire (et quoi qu’il fasse, nul dit Goethe, ne réussit mieux), l’animal le veut aussi ; un politicien allemand pourrait ajouter que l’homme sait qu’il le veut, et que l’Allemand est assez prudent pour ne rien vouloir de plus. » (Karl Marx à Arnold Ruge, mai 1843).

[22] Selon Nietzsche et sa version cynique de la philosophie de Schopenhauer, la compassion ne serait rien d’autre qu’une forme particulière de mépris, ce qui s’applique certainement au bourgeois, mais n’est pas une règle générale pour l’humanité. La compassion en général n’est rien d’autre qu’une forme spécifique de l’empathie, mais certainement pervertie au sein du milieu auquel Nietzsche s’adressait.

[23] Respectivement dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Volume I, et dans la Préface à la seconde édition de 1847 de De la quadruple racine du principe de raison suffisante. De son point de vue réactionnaire, il n’était pas difficile de dénoncer l’hypocrisie bourgeoise.

[24] Engels sur le manuscrit de L’essence du travail mental humain que Joseph Dietzgen avait envoyé à Karl Marx en 1868 : « La représentation de la chose en soi comme Gedankending [chose de la pensée] serait excellente, voire géniale, si l’on pouvait être certain qu’il l’ait trouvée tout seul. » (Engels à Marx, 6 novembre 1868). Marx répondait le lendemain : « Je regarde le développement de Dietzgen […] entièrement comme son propre travail indépendant. » (MEW, Bd. 32, p. 195 and 197-198).

[25] Mais, comme Friedrich Engels l’a formulé : la liberté est aussi avant tout la compréhension de la nécessité. Le travail nécessaire n’est pas nécessairement aliéné ; et contribuer à la communauté n’égale pas nécessairement être exploité par l’autre.

[26] Dès que la production commence, un rapport de production surgit avec elle, ce que l’on peut, dans sa forme la plus simple, résumer ainsi : « Plus tard, étudiant les travaux relatifs à l’anthropologie de l’Australie, j’ai commencé à entrevoir que le totémisme, avec les rites et les interdits qu’il implique, les classifications totémique, le dualisme et l’exogamie s’organisaient autour d’un seul principe : que ce qui est à soi n’est pas pour soi, que ce qui vient de soi n’est pas destiné à être consommé par soi, et donc toutes ces institutions procédaient de la même idée qui veut qu’on doive toujours céder ce que l’on a, le passer à un autre, le donner à la moitié d’en face. » (Alain Testart, Le communisme primitif, Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 1985, p. 9).

[27] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Troisième manuscrit. La « propriété privée » est basée sur une exclusion et elle n’est pas identique à la propriété personnelle. La propriété d’État n’est pas personnelle, mais elle est certainement privée ; que le propriétaire soit une « personne physique » ou « morale » ne fait aucune différence. Dans sa Préface à la Contribution à la critique de l’Économie politique en 1859 Marx écrivait : « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. » Cela ne peut pas être compris comme le fait que tous les rapports de production seraient des rapports de propriété et ce n’est pas ce que Marx dit ; alors que la propriété existe à peine dans la plus grande partie de l’histoire humaine, et qu’il existe par conséquent peu de rapports de propriété, il existe certainement un rapport de production. Et bien que la bourgeoisie veuille le voir différemment, la propriété d’État n’appartient pas au « peuple » ou même à « ceux qui payent les impôts ». L’État apparaît comme un propriétaire de plein droit d’un «  territoire », même opposé au « peuple » qui l’habite. Aussi, les forces productives matérielles de la société ne se limitent nullement aux outils ; elles incluent aussi les ressources naturelles ainsi que la quantité et la qualité du travail disponible.

[28] Dans les années 1930, lorsque les Manuscrits économiques et philosophiques de Marx furent publiés, ils devinrent immédiatement le centre de l’attention du milieu « philosophique » : ce fut d’abord le philosophe français Alexandre Kojève, puis Jean-Paul Sartre et Jean Hyppolite ; ils furent suivis par Herbert Marcuse, Erich Fromm et beaucoup d’autres. Kojève, revenant à Hegel, partit du principe suivant : « à la longue le Capitalisme ne peut ni se développer, ni même se maintenir, si la plus-value obtenue grâce au progrès de la technique industrielle n’est pas répartie entre la minorité capitaliste et la majorité laborieuse. Marx s’est trompé […] parce que le capitalisme a lui-même supprimé ses défauts sociaux économiques ou, si l’on préfère, ses contradictions internes. Et il l’a fait […] d’une façon non pas révolutionnaire ou dictatoriale, mais pacifique et démocratique. Il [Kojève] avance, d’autre part, que l’on doit cette transformation à “un grand idéologue, Henry Ford, qu’il qualifie de seul grand marxiste authentique ou orthodoxe du XXe siècle.” » (Hommage à Alexandre Kojève ; Actes de la « Journée A. Kojève » du 28 janvier 2003, http://editions.bnf.fr/pdf/telecharger/Kojeve.pdf, p. 9, note 8). Kojève prédisait, peu après la seconde guerre mondiale, que l’Union soviétique imploserait sous son propre poids et il devint un idéologue important de la Communauté Économique Européenne jusqu’à sa mort en juin 1968. Avec le capitalisme, l’« histoire » serait parvenue à sa fin. Kojève influença aussi fortement le néo-freudien Jacques Lacan. Le thème de la « fin de l’histoire » fut recyclé plus tard par Francis Fukuyama : avec l’effondrement du bloc soviétique, le capitalisme démocratique, libéral occidental aurait finalement prouvé sa victoire. La répartition de l’accroissement de la productivité dans la période de reconstruction d’après la Seconde Guerre mondiale a effectivement été un très important facteur de stabilisation en maintenant un capitalisme occidental prospère contre les prétentions idéologiques des « États ouvriers et paysans » russe ou chinois. Reconnaître de simples faits empiriques n’est en aucune manière adhérer à l’idéologie bourgeoise du keynésiano-fordisme qui les a accompagnés pendant cette période ; de plus, relier les salaires réels à une productivité croissante ne résout pas du tout les contradictions du capitalisme, ni ne pacifie la classe ouvrière à long terme, comme les théoriciens de la « société de consommation » et de la « disparition du prolétariat  » l’ont imaginé et espéré sous leurs différentes formes. Voir sur toutes ces questions surtout Paul Mattick, Marx et Keynes, 1969.

[29] Beaucoup a été dit sur ce à quoi Hegel se référait : un esclave, ou un serf, ou quiconque dépendant des autres pour son travail. Contrairement à l’esclave et au serf, le travailleur salarié est « libre ». Le fait qu’il n’a rien d’autre à vendre que sa force de travail, qu’il est contraint à une relation commerciale et qu’il est dépossédé de tout moyen de production était considéré comme inévitable par Hegel, c’était même une condition de la vie sociale. Par conséquent, la logique de Hegel est que le travailleur ne peut inévitablement se réaliser lui-même que dans cette dépossession, c’est-à-dire en restant un exploité.

[30] Karl Marx, Le Capital, Vol. I, la toute première phrase du chapitre 1.

[31] Karl Marx, Economic Works, 1861-1864, MECW, Vol. 30, The Process of Production of Capital, Draft Chapter 6 of Capital, Results of the Direct Production Process, 2. Capitalist Production as the Production of Surplus Value (traduit de l’anglais par nous).

[32] Karl Marx, La sainte famille, chapitre « La critique critique sous les traits du calme de la connaissance », IV. Proudhon. Cette citation de Marx a pu être mal interprétée comme si l’« indignation » serait la condition sine qua non de tout militantisme prolétarien, liée quelque part à « l’inconscient » de Sigmund Freud, et remplaçant ainsi la moins noble « haine contre le bourgeoisie » de Netchaïev. Marx donne aussi un autre motivation possible : la honte : « L’habit de parade du libéralisme est tombé, et le despotisme le plus répugnant se dresse dans toute sa nudité à la vue du monde entier. Et cela aussi est révélation, bien qu’en sens inverse. C’est une vérité qui nous apprend, en tout cas, à connaître le vide de notre patriotisme, la difformité de notre Etat, et à nous voiler la face. Vous me regardez en souriant et vous dites : la belle affaire ! Ce n’est point par honte que l’on fait une révolution. Je réponds : la honte est déjà une révolution ; elle est vraiment la victoire de la Révolution française sur le patriotisme allemand qui en a triomphé en 1813. La honte est une sorte de colère, la colère rentrée. Et si toute une nation avait tellement honte, elle serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même pour bondir. Même la honte, je l’avoue, n’existe pas encore en Allemagne ; bien au contraire, ces misérables sont toujours patriotes. Mais quel système pourrait exorciser leur patriotisme, sinon ce système ridicule du nouveau chevalier ? » (Marx à Arnold Ruge, mars 1843). Mais Marx fait surtout appel à la « passion », ce qui est tout à fait autre chose qu’un malaise créer par la société bourgeoise, peut constituer une motivation pour des éléments qui se tournent vers le prolétariat, au-delà de toute « indignation » ou « honte ». Ainsi Marx écrit : « Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l’heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu’une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l’avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu’à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique. » (Manifeste Communiste, fin du chapitre I, Bourgeois et prolétaires). Les « motivations » peuvent donc être très différentes.

[33] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Premier manuscrit, Le travail aliéné.

[34] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Ibidem.

[35] Friedrich Engels, Dialectique de la Nature, ancienne préface.

[36] Cela vaut la peine de remarquer que Freud était très réticent en ce qui concerne l’« instinct de mort » inventé par Paul Ferdern et qu’il ne l’a que partiellement plagié ; par contre, « Thanatos » devient essentiel chez Melanie Klein, puis chez Herbert Marcuse et Norman O. Brown.

[37] Karl Marx, Grundrisse, Le chapitre sur le capital.

[38] Ainsi Sigmund Freud discrédite avec un certain systématisme ses véritables sources. Psychopathologie de la vie quotidienne, p. 96 (Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html).

http://www.leftcommunism.org/spip.php?article366&lang=fr

Lévinas. Attraverso il volto – diversi post su Ingmar Bergman

Persona

http://www.controappuntoblog.org/2012/02/09/persona/

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