KATEB YACINE

Il y aurait de quoi pleurer

N’étaient les yeux qui s’ouvrent

N’était la grève des larmes

Ce n’est pas la lligne Morice

Qui tue

C’est le mortier bien nourri

Les grottes flamboyantes

Les caravanes de la nuit

C’est le sourire au combat

Et la Joconde ignorée

Visages

Quel feu vous créa

Si cruellement confiants !

Ce feu

C’est le secret de tous les sacrifices

Partout déferle

Et se révèle

L’armée inespérée

Des paysans sans terre

Et le vieillard sort de ses ruines

Pour offrir son dernier mouton

Ce soir on danse à la lueur

Des lendemains de combat

Ce feu

C’est le secret de tous les sacrifices

Le jour se lève

Oublier la misère

Les loques

La main tendue

Les souliers qui font mal

Oublier l’âge des cavernes

Et soulever toujours le poing du peuple

Dans le crépitement du brasier souterrain

KATEB YACINE

KATEB YACINE

Né en 1929, à Constantine d’un père oukil (homme de loi en droit musulman) qui versifiait avec impertinence ” lorsqu’il sortait ses commentaires” et d’une mère “véritable théâtre en arabe”,  Kateb Yacine semblait voué par la signification même de son nom patronymique en langue arabe [1] à un destin d’écrivain. Issu d’une lignée de lettrés, l’enfant passe, par décision paternelle, de l’école coranique à l’école française, premier trauma  linguistique et culturel sur lequel prendra forme la blessure  identitaire que l’oeuvre en français explore jusqu’aux dernières pages du Polygone étoilé . Romancier et dramaturge, poète avant tout, l’auteur de Nedjma, figure emblématique de la littérature algérienne de langue française, est mort le 28 Octobre 1989.

“Poésie et révolution ne font qu’un” pour Kateb dont la vocation d’écrivain s’est véritablement révélée dans la violence de la répression sanglante de la manifestation du 8 Mai 1945, à Sétif. Arrêté pour y avoir participé, le jeune collégien d’alors vit l’expérience carcérale comme épreuve initiatique au poétique et au politique désormais indissolublement liés. De fait, tout semble s’être noué là: l’insurrection dans la langue même de l’étranger qui – au yeux de l’admirateur de Robespierre – a trahi le langage des Lumières, la geste épique pour la libération de la terre et la tragédie personnelle de l’aliénation de la mère rendue folle par la flambée de violence qui a décimé sa famille et l’a privée de son fils, enfin le roman d’amour impossible avec Nedjma, la cousine déjà mariée, rencontrée à Bône au sortir de trois mois de détention et qui, de rêve inaccessible, devient figure majeure élargissant au fil de l’écriture, son envergure poétique aux dimensions d’une nation en gésine.

Exclu du collège de Sétif, l’adolescent “largue  les amarres”: de Bône, où il déserte vite le lycée partagé entre passion amoureuse et exigence révolutionnaire, jusqu’à Paris où, jeune militant du premier parti nationaliste, le PPA, il donne une conférence, le 24 Mai 1947, sur “l’Emir Abdelkader et l’indépendance de l’Algérie” qui fait retour sur l’histoire de la conquête pour restaurer l’image de l’Emir vaincu en une figure emblématique de résistance . Du même coup, il met ses pas dans les traces poétiques d’un Rimbaud célébrant dans un de ses premiers poèmes en version latine ce génie de l’autre rive.

Introduit dans les milieux littéraires parisiens, il commence à publier dans Les Lettres françaises et Le Mercure de France, tandis qu’à Alger, proche de milieux communistes, il est engagé comme journaliste à Alger républicain où “entre deux dépêches il griffonne un poème ou reprend un texte en prose qui n’en finit pas. Il l’écrit sur de longues bandes de papier tombées du télétype, qu’il enroule ensuite. Personne ne sait encore que cela s’appellera Nedjma et que le livre fera connaître le nom de Kateb dans le monde entier” [2]. C’est dire que de ses reportages,  de la réflexion culturelle qu’il impulse à la une du journal Liberté en traduisant en marge de l’actualité les poètes errants, les histoires de Djeha, l’oeuvre “au versant” porte l’empreinte.

En 1950, à la mort du père, il entame pour une vingtaine d’années une vie d’errance en Europe:

Ecrivain tout court, écrivain public, écrivain en grève, en exil, en rupture de ban, ainsi va la vie de l’ écrivain errant : Alger – Paris – Milan – Tunis – Bruxelles – Hambourg – Bonn – Stockhölm – Bruxelles – Milan – Monterosso – Trieste – Zagreb – Tunis – Berlin – Florence – Paris – Alger – Rome – Nemibo, , – Moscou – Kislovodsk – Bad Godesberg – Paros – Sédrata – Aïn Ghrour – Bir Bouhouch [3] (Quatrième de couverture du Polygône étoilé).      

Au gré de ces pérégrinations se fait la gestation douloureuse d’une écriture d’exil qui recompose inlassablement des lambeaux de mémoire. Nedjma “étoile de sang aux origines troubles”  en contrepoint de la hantise du mythe ancestral omniprésent, obsède une écriture éruptive. Poèmes disséminés, tragédies inachevées, pages d’histoires…: “Oeuvre en fragments” – pour reprendre le titre de l’ ouvrage de Jacqueline Arnaud – Nedjma se constitue en matrice éclatée et mouvante des publications essentielles. Ces météorites qui s’ aimantent mutuellement par des jeux de reprises  se détachent indéfiniment par leurs parcours propres. De l’ ambivalence illusoire de Nedjma (1956) à l’ éclatement du Polygone étoilé (1966) en passant par l’ épreuve de la tragédie, Le Cercle des représailles, où le verbe ancien prend sa revanche, ce circuit ouvert d’une parole en suspens qui remonte à la source de ses déterminations socio-historiques, donne toute son ampleur à la nébuleuse Nedjma.

La démystification entreprise dans le Polygone étoilé s’ ancre dans une tradition populaire maghrébine vivace qui avait retrouvé dans Le Cercle des représailles (1959) son origine et sa dimension tragiques tout en assumant dans La Poudre d’intelligence (volet central de l’ oeuvre) l’ héritage critique d’une farce contestataire centrée autour de Djeha, héros de contes facétieux. Dès lors Kateb jette les bases d’un théâtre politique qui s’ est poursuivi d’abord en français avec L’ Homme aux sandales de caoutchouc (1970), puis en arabe dialectal avec Mohamed prends ta valise (1971) produit pour l’ immigration en France.

Déterminante, la rencontre avec un public populaire, celui des opprimés dont il s’ est toujours senti solidaire, l’ a conduit, lui le Maghrébin errant, à rentrer au pays pour se vouer à l’ édification d’un théâtre qui parle et exprime les préoccupations d’un peuple “sans voix”. Nommé directeur du théâtre régional de Sidi Bel Abbès, le “fou de Nedjma” sillonne alors les chemins de l’ Algérie profonde, portant ainsi sur son terrain d’élection une action théâtrale qui  pourfend fanatiques et exploiteurs de tous bords et à défendre une culture libre et vivante qui ne brime pas ses racines berbères ni l’ émancipation des femmes. Saout Ennissa (La Voix des femmes) (1972), La Guerre de 2000 ans (1974), La Palestine trahie (1977) comme Le Roi de l’ Ouest, participent d’un théâtre de type nouveau qui noue ses racines dans la culture vive du peuple et s’ élargit aux dimensions de la planète; “A notre époque, disait Kateb, pour atteindre l’ horizon du monde, on doit parler de la Palestine, évoquer le Vietnam en passant par le Maghreb”.

Dramaturge de la libération des peuples, il laisse en friche une pièce sur les émeutes d’Octobre 88 en Algérie et le projet d’une vaste fresque sur les révolutions dans le monde (dans laquelle s’ intégrait la pièce sur la Révolution française montée au Festival d’Avignon à l’ occasion du bi-centenaire). Mais son oeuvre se prolonge en rameaux vivaces : ceux dont il a délivré la parole : ouvriers, lycéens, femmes…rajoutent des épisodes aux pièces jamais définitivement achevées tandis que d’autres trop nombreux à citer, suivent des pistes d’écriture qu’il a tracées. Par ses changements de forme, de public, l’ écriture de Kateb a exploré des voies originales et novatrices tout en restant fidèle à ses racines, l’ amour et la révolution.

“La poÉsie au centre de tout”

Et le poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis.
                            Arthur Rimbaud

C’est un éditeur bônois qui publie le premier recueil poétique, Soliloques, tout juste un an après le choc de Mai 1945. Ces premiers poèmes  ont été d’abord lus dans les lieux publics par leur auteur. Si Tahar Ben Lounissi, personnage haut en couleur, figure de Constantine – qui prêtera ses traits dans Nedjma à l’ancêtre dévoyé, Si Mokhtar, – est le mentor de ces équipées poétiques nocturnes. Mais bien vite, le bar, théâtre de l’émergence d’une voix poétique originale, devient le cadre d’un épisode quasi-romanesque, que Kateb a souvent conté: Fortuitement à l’aube, après une nuit blanche, à l’ouverture du bar de l’Escale, la rencontre avec un imprimeur permettra l’édition de cette première plaquette de Soliloques désormais parcourus en silence, qui assemble les poèmes disséminés comme autant d’éclats d’une mémoire déchirée:

Voici ma vie à moi
Rassemblée en poussière 

Ces premiers balbutiements poétiques aux accents baudelairiens, émaillés de références aux romantiques français et allemands,  font entendre un chant de détresse, vociférations d’un  “désespoir malade”.

Je vous reviens avec ma gueule      
De paladin solitaire              
Et je sais que ce soir            
Monteront des chants infernaux

Cette expression à vif d’une conscience meurtrie porte la hantise du sang qui déborde l’imaginaire et donne la pulsation d’une écriture jaillie de la violence historique et du mal d’amour:”Du sang j’en ai partout / Coagulé dans mes souvenirs / Ruisselant dans mes rêves (…) O l’assassin de mes chimères: c’est un ange/ Mort dans la mort/ Des choses sanglantes. ” Seuls antidotes à cette plainte sombrée dans la souffrance, en proie aux tentations suicidaires, d’une part une ironie caustique, un humour jamais en défaut, qui balaient une trop grande complaisance à soi d’autre part une révolte face à l’injustice d’une histoire absurde qui condamne “les pauvres d’un pays de soleil (…) ceux qui sont morts pour les autres, ET POUR RIEN. “

La solidarité jamais démentie avec un peuple découvert en prison donne sa dimension collective à la plainte lyrique et semble justifier à elle seule la mission du poète. Mais, dès ces premiers Soliloques se mêle bientôt une autre voix qui perturbe les accents monocordes de la plainte solitaire, de l’épopée défunte :”Dans les poitrines meurs un désir de détruire/ Avec une étincelle où se glisse une étoile”. L’image poétique qui germe là annonce le surgissement de l’inconnue chimérique “au parfum sacrilège” qui, s’acheminant vers “la forêt des mythes” guidera la quête initiatique d’une écriture à la recherche de sa propre vérité, lui donnant conjoncturellement, l’espace d’un roman, forme et sens.

Premiers poÈmes : une double perte

Les deux premiers poèmes qui nomment Nedjma désignent une parole poétique qui s’ inscrit au lieu de la perte de la langue maternelle et dans la nostalgie du diwan tout puissant.

Loin de Nedjma : au nom de l’ absente

Tour à tour objet de la quête amoureuse et interlocutrice idéale, Nedjma, au fronton de cette pièce archéologique, déploie sa pleine envergure de figure poétique. A la croisée des langues et des imaginaires, elle acquiert une épaisseur sémantique telle qu’elle animera la fonction symbolique toute entière d’une écriture qui, à son endroit, échappe à l’ ipséité farouche des premiers Soliloques, comme plus tard au “roman du colonisé” se libérant ainsi des contraintes liées aux circonstances même de la prise de parole qui avaient entravé ses prédécesseurs.

Le nom de l’ héroïne muette dissémine dans le corps du texte les valences de son sémantisme, qui puise dans les deux langues (arabe et français). Dans la langue maternelle il désigne tout à la fois la mère Arabie (Nejd) et l’ étoile: l’ enracinement originel et le symbole nationaliste, idéal au firmament de la nuit coloniale. Polysémique en arabe, il est signifiant vide dans la langue-cible où il éveille cependant, par le jeu des assonances, le souvenir d’héroïnes romanesques, notamment Nadja qui marque en creux le texte de son étrangeté. Invoquée, Nedjma apparaît à la troisième personne, celle de l’ absente de la grammaire arabe et de la complainte andalouse, spectre d’une entité antérieure. Trépassée, dépassée, condamnée dans son archaïsme par ses semblables mêmes (“ses soeurs ne veulent pas qu’elle rajeunisse”, fatalement destinées elles aussi à subir un sort identique) elle réactive une perte symbolique primordiale, mémoire blessée par une séparation radicale, expulsion d’un territoire maternel désormais interdit sur lequel se modèle la nostalgie d’une vie paradisiaque dans l’ entre soi.

Au commencement était… la mort : redondante dans les premiers vers, celle-ci fait entendre d’abord son écho funèbre. “La mémorable” qui désigne la disparue anagrammise la mort et la mère conjointement réunies dans le même souvenir. Cette empreinte indélébile d’une disparition élémentaire gravée aux marches du poème en langue française, s’ étend aux dimensions du gynécée originel (les soeurs) et interdit du même coup tout recours à une parole originelle génératrice d’une reconnaissance de soi, contrecarre toute identification du sujet poétique au père et à sa loi (V.11/17 : “Elle est morte/ La mémorable/ Ses soeurs/ Ne veulent pas qu’elle rajeunisse/ Hélas elles sont nombreuses/ Et toutes/ Elles mourront”).

Le langage poétique se fonde, ici, sur le deuil des femmes de la cellule primitive régie par des rapports incestueux, et s’ adultère dans le verbe étranger. Cette liquidation assimile le geste d’écriture au meurtre de soi (plusieurs occurrences du mot “suicide” dans ce premier poème Loin de Nedjma) et engendre une culpabilité par laquelle la rupture subie, l’ exil dans la langue, sont assumés comme sanction, subsumés par l’ écriture poétique comme sacrifice rédemptionnel. Cependant, désertant tout lieu assigné, Nedjma voyage, corps sans sépulture qui aliène le sujet, l’ exile loin d’un centre toujours mobile. Excentré, déplacé (V.26/27 : “Qui fausse le rayon/ Qui nous exile du centre ?”) le sujet de l’ énonciation, qui tente de cerner avec les mots des autres ce lieu du manque, dessine une blessure béante où s’ éprouve la conscience tragique d’une disparition : la sienne, dans la langue maternelle. Ce qui le condamne, nomade fantômatique, à errer sans repos, à la recherche d’un espace où se représenter sans se perdre.

Force perturbatrice, celle qui introduit l’ errance (V.6/7 : “Elle est morte/ Elle voyage”) et sème le doute, mine désormais toute cohésion symbolique. Signe de la contradiction interne, Nedjma n’en a que plus de pouvoir: détruisant l’ unicité et l’ authenticité primitives elle détient du même coup l’ identité du sujet et elle devient figure qui, aimantant les aspirations à la ré-unification – fût-ce dans l’ Autre – se fait problématique.

Au lieu de l’ inter-dit

Cédant à la convoitise d’un symbolique étranger, l’ amant de la langue-autre ne se veut pas “emprunté” mais affirme sa différence avec force, dans la violence et la transgression par quoi se manifeste une position ambiguë de révolte et de désir. Le renversement poétique qui se donne comme v(i)ol de l’ outil linguistique devenu instrument de domination de l’ Autre branche le texte sur un scénario quasi prométhéen. Le sujet parlant qui s’ appropie la langue des maîtres pour l’ offrir aux siens comme instrument de revanche et de connaissance (“Pour eux (les prolétaires) / J’ai bu Nedjma et son dieu amer”) lui donne essentiellement une fonction de communication. Mais l’ étrangère langue de rupture, dévoie l’ expression de la révolte (“C’est par nous/ que se communique le feu/ Notre chaleur est détournée/ – V.32/34).

Le projet proclamé de dérober le pouvoir de (se) dire dans les mots de l’ autre, se double d’un désir d’altérité inavouable en ce qu’il implique la forclusion de la langue première qui continue à travailler clandestinement au lieu même de l’ interdit. Arme du crime et corps du délit, Nedjma, sosie de l’ étrangère, désigne du même coup une langue en souffrance dans l’ expression française, langue qui, bien qu’imprononçable, structure l’ inconscient. Et un remords lancinant ronge celui qui, prisonnier de la chaîne de communication qu’il a lui-même établie, ne peut retrouver les pulsations intimes d’un territoire maternel pour y enraciner une expression commune féconde (“Nous restons/ déserts”). Il n’est pas étonnant, dès lors, que le vautour totémique, fantasme maternel, se dessine dans le grand oiseau auquel conjoncturellement le sujet s’ identifie dans le sacrifice de Nedjma (V.95-100 : “Fugitivement moribond/ Je m’envole/ Je suis un grand oiseau/ L’ amour est picoré/ Et Nedjma sacrifiée/ Ouvre son coeur/ en parachute”).

Ainsi, la division du sujet s’ éprouve comme déchirement poétique qui force la langue d’emprunt pour la dévoiler et s’ y découvrir dans le même mouvement. Abîme vertigineux et interdit répercutant à l’ infini l’ écho du même où résonne conjointement la mort de l’ autre, creusant cet espace de l’ entre-deux langues, investissant cette fissure comme matricielle. La poésie “à l’ origine de tout” (Kateb) tente de faire de l’ écriture bi-lingue, au lieu même du désastre d’identité, un texte mosaïque et polyphonique.

Nedjma ou le poème ou le couteau: l’apparition chimérique

Paru au Mercure de France en Janvier 1948, ce second poème à l’enseigne de Nedjma est désigné par l’auteur comme noyau germinatif de l’oeuvre en français [4]. Véritable “génotexte”, il s’inaugure par un pacte, rituel archaïque et sacrificiel, qui scellant l’alliance à contre temps des amants maudits dans un  interdit tout à la fois incestueux et adultérin, transgresse les  limites de la vie et de la mort, les lois symboliques, les frontières du sujet.

Nous avions préparé deux verres de sang    
Nedjma ouvrait les yeux parmi les arbres.

Par l’alchimie du verbe s’opère la métempsychose: dans cette “comme-union”, transfusion de sang/sens du Même à l’Autre et inversement, la disparue se ranime, double chimérique qui vampirise une écriture la transportant fugacement au temps de la genèse. Mais, théâtre de la faute originelle et de la malédiction de l’exil, l’illusion édénique n’est restaurée que pour mieux mesurer la perte en altérations successives. Baignée dans une atmosphère aquatique, Nedjma, authentique figure du mixte surgit d’abord dans le cadre d’un jardin par la médiation artistique, au son du luth. S’esquisse là le rêve du Nadhor, paradis perdu de l’indifférenciation primitive au coeur de la quête romanesque:

Un luth faisait mousser les plaines et les transformait en jardins             
Noirs comme du sang qui aurait absorbé le soleil      
J’avais Nedjma sous le coeur frais humais des bancs de chair précieuse.

Cette  “écriture cannibale” qui fixe et absorbe cette “morte si vive” – tout à la fois figure idéalisée de l’ ailleurs et oralité dévorante aux traits féroces de l’ogresse au sang obscur, – coagule ces contradictions initiales en mythe d’ambivalence. Et le fou de Nedjma cristallise autour de “l’Andalouse” la nostalgie d’une mirifique luxuriance poétique où la puissance  du verbe arabe saurait enrichir l’alliage subtil du chant d’Aragon et, autorisant toutes les licences, intégrer l’expérience du présent dans les riches traces d’un héritage culturel ancien:

Et les émirs firent des présents au peuple c’était la fin du Ramadhan    
Les matins s’élevaient du plus chaud des collines une pluie    
odorante ouvrait le ventre des cactus              
Nedjma tenait mon coursier par la brise greffait des cristaux sur le sable            
Je dis Nedjma le sable est plein de nos empreintes gorgées d’or.

Mais l’évocation poétique qui fait lever fugitivement dans un geste mallarméen cette figure chimérique tout aussi précieuse qu’anachronique se heurte aux gardiens jaloux d’une tradition régressive et répressive comme aux exigences du réel, condamnant à la marginalité et à l’errance ceux qui ont transgressé les lois de l’échange. (“Les nomades nous guettent et crèvent nos mots comme des bulles”). Et les bribes du poème d’Arabie, prises dans la plainte lyrique en langue étrangère  ne proclament plus désormais que l’effondrement symbolique:

Nedjma je t’ai appris un diwan tout puissant mais ma voix s’éboule       
Je suis dans une musique déserte j’ai beau jeter mon coeur il me revient décomposé(…)              
Pourtant nous avions nom dans l’épopée nous avions parcouru le pays de complainte nous avons suivi les pleureuses quand elles riaient au bord du Nil.

Né de la mêlée des langues et des cultures, Nedjma, poème-couteau, s’écrit en rupture des domaines linguistiques et des genres constitués. Il se dit dans un français où se greffent  nombre d’emprunts à l’arabe, les uns “naturalisés” dans la langue cible, les autres marquant  une altérité radicale Il  initie du même coup à une réflexion sur le déclassement du patrimoine culturel en explorant la trace de la perte originelle:

La mer sifflée sur les visages grâce à des lunes          
Suspendues dans l’eau telles des boules de peau de grive(…)
C’était ce poème d’Arabie Nedjma qu’il fallait conserver.

Ces poèmes en suspension, Mu’allaquât (littéralement “odes suspendues”) des temps préislamiques, éclats de la chevauchée des Beni Hillal ou fragments du “diwan tout puissant” trouvent écho à l’endroit de Nedjma: signe à double face qui marque la faille des discours identitaires abîmés, Nedjma appelle “affleurement et affluences de paroles mémorielles en quête d’emploi” [5]. La quête utopique de soi se fonde là, à partir de ce site énigmatique où se croisent les références de l’ici et de l’ailleurs:

Où sont Nedjma (…)             
la fontaine où les saints galvanisent les bendirs          
La mosquée pour penser la beauté lisse comme un chiffon de soie.

Véritable ouverture de l’oeuvre (plusieurs occurences  du verbe ouvrir dans le texte) Nedjma ou le poème ou le couteau féconde un questionnement poursuivi, ressassé, disséminé dans une constellation de poèmes, déplacé du roman à la tragédie, bouleversant les plans d’un livre à jamais inachevé. Cette parole poétique ambivalente qui oscille entre la fascination captive de Nedjma et la nécessité de se séparer pour être, entre le chant d’amour et le présent des luttes contient déjà les éléments essentiels de l’oeuvre future. Du paradis mythique de l’entre-soi dans l’échappée onirique au passage clandestin aux antipodes du destin dans les cales de l’histoire s’ébauche ici le trajet paradoxal d’une écriture d’exil fondée sur la séparation, la perte dénaturante:

Maintenant Alger nous sépare une sirène nous a rendu sourd un treuil sournois déracine ta beauté
Peut-être Nedjma que le charme est passé mais ton eau gicle sous mes yeux déférents.

Déportée ves l’ailleurs, l’expression poétique joue de la surréalité du signe pour mieux évoquer un monde oublié et y fonder son propre territoire littéraire:

Lorsque je perdis l’Andalouse je ne pus rien dire j’agonisais sous son souffle il me fallut le temps de la nommer    
Les palmiers pleuraient sur ma tête j’aurais pu oublier l’enfant pour le feuillage 
Mais Nedjma dormait, restait immortelle et je croyais toucher ses seins déconcertants    
C’était à Bône au temps des jujubes Nedjma m’avait ouvert d’immenses palmeraies.

Explorer l’espace de la rupture, la nommer, c’est ce qui conduit une écriture qui, jusqu’aux dernières pages du Polygone étoilé, s’interroge sur sa propre histoire. Dès lors, “en d’interminables salves”, des instantanés poétiques jalonnent le déroulement d’un discours littéraire confronté à l’énigme des origines . La réminiscence à l’oeuvre épouse tour à tour la quête des différents protagonistes du premier “roman”, celle de Rachid notamment  qui “ne devait rien savoir encore des deux morts qui le laissaient devant le gouffre – l’homme et l’oued confrontés par l’abîme – Rachid n’ayant jamais entendu le mot révélateur et le Rhummel n’ayant jamais reçu la primeur de l’orage sous le roc où l’avait cruellement précipité sa naissance en l’éloignant de l’Atlas natal vers la mer, en modifiant son cours [6]. Elle conduit in fine jusqu’à l’orageuse scène de l’enfance qui illumine en retour cette aventure de la mémoire poétique:”…il y eut d’interminables salves, pendant lesquelles je me fourrais entre deux matelas (…). Ma mère poussa un cri presque en même temps qu’une boule incandescente roulait dans la cour près du sac de charbon (…). Le feu est dans le sac” Une fumée épaisse puis plus rien. ” [7].

Nedjma: conquÊte romanesque et perte des origines

Les Voix reconstituées; l’éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées; l’occasion, unique, de dégager nos sens”

Rimbaud

En gestation dès 1946, écrit concurremment au Cadavre encerclé, Nedjma dont un extrait est publié en 1953 dans le revue Esprit sous le titre très rimbaldien de roman paraît aux éditions du Seuil en 1956, “dans le fracas des armes et des fumées chauvines”. Les éditeurs dès la préface signale la forme déconcertante de ce récit poétique qui entraîne le lecteur dans l’ exploration de mémoires abîmées. Par ondes concentriques, l’écriture remonte le temps à partir des récits lacunaires de quatre protagonistes amants rivaux  gravitant deux à deux autour de Nedjma la cousine étrangère dans une reconstitution impossible de l’histoire des origines. L’ organisation duodécimale très concertée du livre travaille à partir de l’ordonnancement du mythe tribal  par un jeu subtil sur le pair et l’impair [8].

Tentative de résorber la béance entre  passé mythique et présent d’aliénation, Nedjma, en contre-point du récit L’Etranger qui prive de toute perspective historique, essaie de restaurer le récit le plus archaïque de soi. C’est dans le sillage de ces deux discours fondateurs – parodie du roman de la conquête et mise à l’épreuve de la légende tribale – que prend naissance une forme romanesque originale et transgressive.

“Je n’ai pas de carte d’identité”. Cette phrase qui inaugure et clôt l’ oeuvre désigne explicitement l’ enjeu d’une écriture qui fait retour jusqu’au lieu de la perte pour refaire le trajet d’une histoire d’aliénation. Nedjma tente de faire parler les silences de l’ histoire. Le roman se construit en deux mouvements symétriques et opposés autour d’un axe médian, la scène du Nadhor, en une exploration de trois nappes de temps : présent d’aliénation, passé de la faute des pères, temps mythique de l’ entre-soi. Aux antipodes du Zénith, le mont des Jumelles, image en creux de l’ assomption mythique, renverse la perspective : les différentes quêtes d’identité autour de Nedjma s’ orientent alors vers une prise en charge du présent et de l’ histoire en un mouvement d’individuation plurielle. Ce second mouvement qui relie/relit les aspirations épiques de Lakhdar aux bribes de journaux de Mustapha offre une nouvelle version de la manifestation de Mai 1945 qui inaugure le temps historique.

Le premier volet de l’ histoire romanesque de Nedjma  marqué par l’ intrusion de Mourad, personnage nommé désir, dans “les noces” coloniales et le meurtre de “l’ étranger”, dévoile l’ origine de la prise de parole romanesque. Il est tout entier tendu vers la volonté de remembrer fictivement les récits parcellaires des différents protagonistes autour de Nedjma. Métaphore de cette volonté de refaire l’ histoire pour la ressourcer dans un passé mythique, l’ enlèvement de Nedjma conduite au Nadhor par Rachid est censé effacer l’ enlèvement de sa mère la “Française andalouse et juive de surcroît” perpétré à la génération précédente par les pères des héros.

Mentor de cette quête à rebours, Si Mokhtar le faux père adultérin et fratricide qui est à l’ origine de la tragédie se trouve au coeur d’une double mésalliance: Nedjma fruit de l’ adultère dans le passé avec l’ étrangère est, au présent, dans une relation incestueuse puisque, ignorant ses véritables origines, elle a été mariée avec son propre frère Kamel.

De fait Nedjma semble vouée par les conditions mêmes dans lesquelles elle a été conçue à la duplicité. Descendante de Keblout et fille de “l’ insatiable Française, trois fois enlevée” qui “dans un oubli sans vergogne, ou pour n’avoir pas à choisir entre quatre mâles, deux par deux, n’avait pas même départagé les deux derniers, ses ravisseurs…” (p.179), la bâtarde est l’ emblème même de cette entreprise des pères indignes de “bouleverser la chronologie du sang pour abandonner un terrain de plus à la douteuse concurrence de deux lignées” (p.98). Dès lors Nedjma, fruit de la faute exogamique, objet obsessionnel des discours fragmentaires des protagonistes qui gravitent autour d’elle, concentre tout un travail sur la scénographie du double et de la dissociation, du décalement et de l’ intersection qui spécifie l’ écriture déchirée de Kateb, faite de montage.

Avec ce roman apparaît dans la littérature algérienne de langue française une nouvelle conscience de la temporalité et du souvenir ébranlés par la brisure historique de l’ intrusion coloniale [9], se précise un nouveau statut du personnage qui scelle la fin des héroïsmes d’antan et l’ apparition du sujet de l’ Histoire. Ainsi s’ affirme la mutation en cours de l’ imaginaire en matière de “féminité”. Le “féminin” d’un tel temps de bouleversement tellurique, d’un tel imaginaire ouvert sur la duplicité historique, ne pouvait qu’être porteur d’inquiétante étrangeté, tout abîme et tout énigme. Porté par un langage poétique explosif qui est, par lui-même, mise en procès de toute forme instituée. Le personnage de Nedjma s’ affirme destruction de l’ identité de l’ être et du sens et de ce fait, il correspond bien à la crise des structures et des institutions sociales, au temps de leur mutation ou affolement.

Jeux d’échos

Récit impulsé par le désir d’être, Nedjma, on le sait, agence différents discours en un circuit de la parole où finissent par se réconcilier – autour du personnage énigmatique et complexe de la bâtarde – quête d’identité et découverte de l’ altérité. Par là, les quatre protagonistes, cousins gémeaux et amants rivaux, qui, pris séparément sont chacun comme le note Rachid pour lui-même “un morceau de jarre cassée, insignifiante, ruine d’une architecture millénaire” (p.176), qui détiennent chacun une partie de la vérité de la femme chimérique, retrouvent – à l’ issue du roman où se construit leur histoire selon une combinatoire signifiante – une certaine unité.

La femme mystérieuse autour de laquelle s’ entrecroisent les quêtes de Mourad, Lakhdar, Mustapha et Rachid, qui a épousé sur ordre maternel Kamel, fils déclaré du puritain et fils putatif de Si Mokhtar [10], qui, de surcroît, emprisonne dans son poudrier la photo d’un soldat français inconnu  (qu’elle aime ? a aimé ?) et qui finira recluse sous la garde du nègre délégué des ancêtres époux assigné par la tribu, s’ affirme, au fur et à mesure que se développe le récit, l’ image-symbole qui donne forme et sens au roman.

L’ omniprésence rayonnante du personnage féminin “invivable consomption du Zénith” informe à tous les niveaux la structure romanesque et le procès de production du sens.

Cependant cette focalisation du récit sur Nedjma et ce jeu d’ondes et de reflets à l’ infini qui se propage d’elle aux autres protagonistes et vice-versa, loin de réduire l’ opacité du personnage, la renforce, en faisant une figure composite et une image brisée qui laisse percevoir un imaginaire masculin de la féminité particulièrement ambivalent, révélateur d’une angoisse et d’une impuissance certaines face à cette manifestation de l’ altérité qui restera une énigme jusqu’à la clôture du livre.

Nedjma n’est pas un personnage au sens traditionnel du terme, doué de caractéristiques physiques, morales, fonctionnelles, thématiques. De son aspect physique le texte ne retient que sa chevelure fauve maintes fois évoquée et qui apparaît davantage comme un attribut solaire renvoyant à la mythologie osirienne qui structure en profondeur le roman que comme un trait caractéristique de la beauté du personnage. En effet, le méta-récit du narrateur qui agence les discours disparates des personnages, dessine ce mouvement (pseudo) circulaire qui a frappé les lecteurs à la parution de l’ oeuvre et qui simule l’ orbe solaire. Aussi derrière chaque femme exposée au rayonnement solaire – Suzy aux premières pages du roman ou la jeune étrangère du café dans les carnets de Mustapha – apparaît l’ image de Nedjma identifiée à l’ astre de la lumière. A part ce motif de la chevelure flamboyante qui renvoie, en l’ inversant, à l’ union narcissique du fils solaire incestueux et de la terre-mère, les qualifications qui définissent le personnage de Nedjma, le plus souvent métaphoriques et superlatives, éludant une description concrète, évoquent un être caractérisé en tout premier lieu par une aura poético-érotique.

Dès la première apparition, Nedjma, “nue dans sa robe” déploie une gestuelle qui est appel érotique :

Les seins se dressent. Elle s’ étend. Invivable consomption du zénith; elle se tourne, se retourne, les jambes repliées le long du mur, et donne la folle impression de dormir sur ses seins… (p.67).

Le seul portrait en pied de la fille de Keblout la croque alors qu’elle est encore enfant mais manifeste déjà sa sensualité :

brusque, câline et rare Nedjma! Elle nage seule, rêve et lit dans les coins obscurs, amazone de débarras, vierge en retraite, Cendrillon au soulier brodé de fil de fer; le regard s’ enrichit de secrètes nuances; jeux d’enfants, dessin et mouvement des sourcils, répertoire de pleureuse, d’almée ou de gamine ? Epargnée par les fièvres, Nedjma se développe rapidement comme toute Méditerranéenne; le climat marin répand sur sa peau un hâle, combiné à un teint sombre, brillant de reflets d’aciers, éblouissant comme un habit mordoré la gorge a des blancheurs de fonderie, où le soleil martèle jusqu’au coeur, et le sang, sous les joues duveteuses, parle vite et fort, trahissant les énigmes du regard (p.78-79).

Alliant le charme naturel de la sauvageonne et le pouvoir mystérieux du conte merveilleux sur fond d’anthropologie méditerranéenne, la fillette annonce la femme future composite et rétive et accumule les rêves et les révoltes qui en feront une incorrigible fugueuse, toujours tendue vers un ailleurs, trois fois enlevée comme sa propre mère.

Hormis pour Mourad, qui a grandi avec elle, Nedjma produit sur chacun des cousins quand ils la rencontrent pour la première fois, un choc mémorable : “coup de foudre” dans la pire tradition romanesque ou, si l’ on préfère, dans la pure tradition surréaliste qui fait se lever l’ image de cette autre énigme que son signifiant embrasse : Nadja, mystère actif dénommé rencontre ou amour.

“Qui suis-je ?” s’ interrogeait Breton au début de Nadja imprimant dès l’ incipit à son entreprise l’ objectif narcissique de découverte de soi plus que de quête de l’ autre. A l’ issue du récit, il ne rencontre que sa propre écriture-image-féminine. De leur côté, les quatre soupirants du roman katébien projettent un certain reflet d’eux-mêmes dans l’ image de la femme qui les fascine [11]. Car Nedjma médiatise toutes les quêtes qui sillonnent l’ oeuvre.

Quête d’identité qui conduit Rachid du paradis des origines (le Nadhor) à l’ enfermement dans la drogue et le silence du fondouk, ayant fait – par Nedjma – l’ expérience de l’ indicible. Comme Narcisse, amoureux de sa soeur, retrouve, en se mirant dans l’ eau, un reflet de la disparue qu’il ne peut que contempler, condamnant par là-même son désir d’être; Rachid ne cherche en Nedjma que l’ image d’une identité perdue. Au sortir du Nadhor l’ androgyne ayant privé son frère incestueux de son pouvoir phallique, l’ empêchant ainsi de se réenraciner dans le temps pour créer une histoire nouvelle, devient alors son ombre amnésique qui reprend indéfiniment, sous la garde du nègre, garant de l’ inceste tribal, le circuit fatal entre les deux villes rivales Constantine et Bône qui “coupées de leur enfance” ne sont plus que les “vivantes répliques” de “leurs spectres ennoblis”, Cirta et Hippone, “les deux cités qui dominent l’ ancienne Numidie aujourd’hui réduite en départements français” (p.175). Miroir voilé de noir, Nedjma abandonne désormais Rachid au solipcisme originel.

Quête amoureuse qui suscite la rivalité entre les compagnons, conduit Mourad au meurtre et au bagne, détermine chez Mustapha, le concurrent en texte de l’ écrivain Kateb, l’ évaluation critique du mythe par laquelle il ramène l’ aura fatale de Nedjma à une banale explication socio-psychologique par des conditions particulières d’adoption et une enfance adulée d’enfant unique au tempérament sauvage.

Quête politique que Lakhdar vit comme concurrentielle de la quête amoureuse et même comme entravée par celle-ci, de sorte qu’il en vient à dénoncer violemment le charme érotique de “la sultane” et son instabilité bovaryenne et qu’il se décide à rejeter la femme, proie et enjeu des rivalités masculines, pour un enjeu plus décisif :  celui du drame historique amorcé en mai 1945

Ainsi pour chacun des sujets masculins, l’ image féminine s’ avère n’être, en dernière analyse que son propre objet-reflet et Nedjma, médiatrice des différents reflets se trouve être, par là-même, détentrice du pouvoir d’identification. Soeur et étrangère, elle est l’ image double qui assure l’ identité des protagonistes tout en recouvrant une absence ou une fuite, se substituant aux liens du sang et à la parole ancestrale en perte. Image où se découpe l’ ombre portée des aliénations des hommes dans les rapports sociaux et politiques, de leurs systèmes de pensée respectifs et de leur commune misère narcissique, la nouvelle Salammbô focalise projections à venir et passées, se pose comme origine et devenir, comme identité et altérité et clôt le temps sur lui-même, reproduisant à l’ infini l’ image de l’ aliénation fondamentale.

Ce n’est donc qu’un semblant d’unité autour de sa mythique présence que peut produire l’ image – aliénée et aliénante – de Nedjma. C’est pourtant elle qui permet au texte de s’ enraciner au Nadhor comme pour reconstituer fictivement le circuit du sang.

Au paradis des ancêtres : transgression et innocence

De fait, l’ expédition du Nadhor n’est que la tentative avortée – parce qu’impossible – de retour à la “terre sacrée” des aïeux et au temps idyllique d’avant la faille historique, en un projet de ressourcement et d’utopiques retrouvailles de l’ identité perdue. Mais cette aventure à trois (Si Mokhtar, Rachid, Nedjma) qui échappe au temps diégétique et pourrait être un épisode rêvé, halluciné sous l’ effet du hachich et de l’ extase amoureuse, transgresse toutes les lois de la cohérence narrative. Sa nécessité dans l’ économie du récit relève moins de sa valeur informative que de sa force poétique. En effet,  c’est là que s’ affirme et s’ impose,  autour de la personne de Nedjma, une écriture de la jouissance et une jouissance dans et par l’ écriture, qui libère l’ expression de la subjectivité, investit une surproduction de sens, dans une débauche métaphorique subvertissant par là-même toute Loi. Scène dont la fonction semble être avant tout d’épuiser le langage du désir et de contribuer à l’ avènement d’une forme romanesque nouvelle que métaphorise ce tableau d’une “nativité” où l’ on voit Nedjma surgir du chaudron où elle prend son bain innocente et nue en une sorte de genèse païenne. Aussi cette scène du bain est-elle un sommet qui porte au sublime la rêverie érotique impulsée dès la première apparition sur la scène du texte de la “femme fatale”. Après quoi s’ était imposée l’ ambiguïté d’une figure tour à tour et en même temps perverse et innocente alimentant la tension amoureuse des hommes,  faisant de la femme un objet de convoitise offert/interdit.

Le long processus de dévoilement de “l’ étoile de sang” dont le corps, complètement nu, s’ exhibe “dans toute sa splendeur” sous l’ éclat du soleil au zénith,  est suivi,  après cette fugue au maquis des origines par le revoilement le plus strict et le plus austère de la fille de Keblout dans le typique drap noir des femmes du Constantinois.

La scène du bain, moment parfait et éternel tel que se veut tout désir, revêt aussi par certains aspects le sens d’un rite de purification, inscrit dans un rituel du pélerinage. Le chaudron mortuaire, baignoire des ultimes ablutions avant la comparution devant le tribunal divin, est placé sous le figuier primordial, arbre biblique qui offrit ses feuilles au premier geste de pudeur d’Eve. Et Nedjma en sort lavée de tous ses péchés, “la main grâcieusement posée sur son sexe” (p.139), absoute par l’ énoncé à résonance biblique : “En vérité l’ innocence rayonnait sur son visage” (p.138). Cette nudité aussi nue que celle que découvre le dévoilement de la vérité, déjoue “l’ inquiétante étrangeté” de l’ hôtesse de la villa de Beauséjour : celle-là que Mustapha avait rencontrée en “cagoularde” métamorphosée dans son patio en apparition vacillante; cette “sultane” à qui Rachid avait été présenté dans la mystérieuse clinique de Constantine et qui lui était apparue “dans sa somptuosité inconnue, avec des formes et des dimensions de chimère” (p.108), ; celle qui reçut Lakhdar en visite chez sa tante, les cheveux dénoués, contrevenant aux lois de décence en vigueur…

La représentation de la femme a donc commencé par un aveuglement du scripteur (et des narrateurs, qui est non-savoir sur l’ Autre). Et le cheminement narratif procède au dévoilement du corps convoité par tous et qui semble, à chaque apparition de la “magicienne”, vouloir se dégager du vêtement qui le dissimule et le révèle. Or, en transgressant l’ interdit, le regard de Rachid découvre non pas l’ impur mais l’ inncence. Et le désir profane rencontre la manifestation la plus haute du sacré. Car, Nedjma, en sortant de sa baignoire devient la Vierge absolue qui apparaît, à l’ instar de la Vestale romaine à qui le texte l’ apparente à plusieurs reprises, la divinité à invoquer – selon les prescriptions mêmes de Jupiter – la première et la dernière dans tout rite.

De fait, dans l’ imagination de Rachid, le chaudron devient un nouveau voile qui permet à la fois de dissimuler le corps de la femme et d’empêcher l’ assouvissement du désir – le désir étant voué à n’être pas satisfait faute de quoi il serait tué. Dans l’ exhortation mentale qu’il adresse à Nedjma revenue auprès de lui, l’ amant établit explicitement une équivalence entre le chaudron, la robe et la chambre, retrouvant les motivations pemières de l’ enfermement des femmes :

Oui, Nedjma, cache-toi dans ta robe, dans ton chaudron ou dans ta chambre, et prends patience, attends que je mette en déroute jusqu’au dernier rival, que je sois hors d’atteinte, que l’ adversité n’ait plus de secret pour nous; et même alors, j’y regarderai à deux fois avant de m’évader avec toi; ni ton époux, ni tes amants, ni même ton père ne renonceront jamais à te reprendre (p.139).

Ainsi, sous le signe d’Eros la poésie restaure l’ écran des préjugés et des fantasmes et la femme déshumanisée, renvoyée à une autre nature – parfum, fleur ou animal – n’a d’existence que pour le plaisir de l’ homme fût-elle haussée sur un piédestal :

Les corps des femmes désirées, comme les dépouilles des vipères et les parfums volatils, ne sont pas faits pour dépérir, pourrir et s’ évaporer dans notre atmosphère : fioles, bocaux et baignoires : c’est là que doivent durer les fleurs, scintiller les écailles et les femmes s’ épanouir, loin de l’ air et du temps, ainsi qu’un continent englouti ou une épave qu’on saborde, pour y découvrir plus tard, en cas de survie, un ultime trésor (p.138).

Dans l’ enclave du Nadhor soustraite à l’ influence étrangère, Rachid réendosse la fonction du chantre anté-islamique, retrouve l’ antique définition arabe du poète : maître du discours et esclave de l’ amour. L’ engagement amoureux s’ affirme, ici, comme rivé au dire qui exhibe le caractère éminemment a-social de la passion, sa proximité de la démence :

Je ne doutais plus que le charme de Nedjma atteindrait l’ imprudent [12](4) si ce n’était déjà fait, et je priais pour qu’il n’allât point devenir dément, qu’il ne contractât pas sous son figuier quelque maladie mentale comparable à ma passion (p.141).

Mais, en définitive, le dire amoureux dans lequel immerge cette scène du bain et du dévoilement de Nedjma fait lui-même fonction de voile, établissant la nécessaire distance entre le désir et son assouvissement. De fait, l’ épisode du Nadhor répète l’ organisation structurale du mythe de “la princesse interdite” qui se développe en trois temps : celui de la distance, celui de l’ exploit et de l’ abolition de la distance, celui du rétablissement de la distance et de la séparation.

Au sortir du paradis, la descendante de Keblout est définitivement séparée de ses amants, recouverte de l’ opaque voile noir, exhaussée au niveau d’un symbole : celui de la nation aspirant à renaître :

De Constantine à Bône, de Bône à Constantine voyage une femme… C’est comme si elle n’était plus (…) elle est voilée de noir. Un nègre l’ accompagne… (p.183).

“La nation s’ enracinant dans la sépulture tribale”

Ayant recouvré sur la terre des ancêtres une pureté originelle, Nedjma, en se laissant enfermer dans l’ endogamie coutumière clôt le temps du mime du récit de la fondation et préside à l’ avènement du temps de l’ Histoire : “La femme mystérieuse à la recherche de laquelle s’ enroule le roman, masque de son visage une autre réalité que d’abord elle incarne : l’ Algérie”, écrivait Bernard Dort qui ajoute : “Mais si cette Nedjma demeure une énigme que le roman ne résoud pas c’est qu’elle incarne plutôt le passé de l’ Algérie, ainsi le roman lorsqu’il nous amène à dissocier cette femme du pays qu’elle symbolise en la rejetant dans le passé tribal auquel elle appartient, fait déboucher sa recherche sur la révélation et la promesse d’une Algérie libérée” [13].

En fait, l’ étape du mythique retour dans le giron tribal apparaît, à l’ issue du roman, comme un nécessaire ressourcement qui permet une reconstitution de la mémoire mutilée, pour une individuation plurielle : naissance à l’ Histoire en ordre dispersé. Mais il est notable que Nedjma, support ou médiatrice de toutes les quêtes des hommes, est absente de cette aventure en tant que sujet.

L’ÉPREUVE DU THÉÂTRE: LA PASSION POÉTIQUE ET SON DOUBLE

“Il faut que la poésie rivalise de toute la mesure de ses forces avec les contraintes des autres verbes, des pouvoirs d’expression qui pèsent sur l’homme et viennent des pouvoirs religieux, de terribles persécutions qui remontent à la nuit des temps et où la poésie a un pouvoir libérateur, un pouvoir de combat trés important. (…) Dans le théâtre, le verbe poétique trouve son public et il se matérialise.(…) Ce n’est plus l’abstraction désespérante d’une poésie repliée sur elle-même, réduite à l’impuissance, mais tout à fait le contraire.” [14]

Dans Le Cercle des représailles (I959) sont regroupées trois pièces – tragédies, satire, drame épique – et un appendice poétique, Le Vautour. Comme dans l’espace traditionnel où un même noyau mythique s’interprète différemment selon la situation des récitants, la triplication des discours se réalise ici autour d’un même drame dont Le Vautour, à la proue de l’oeuvre condense toutes les données symboliques et tient lieu de paradigme originel. Dans cette tétralogie sont ordonnées en une composition signifiante des pièces écrites en marge de Nedjma. Mais ici, en place du silence énigmatique de l’amante chimérique, qui, chambre d’écho des discours en oeuvre, donnait une apparence mythique au premier roman, fait irruption sur la scène de théâtre, “aire à battre”, la voix des femmes qui éclate de toute la violence contenue, fruit d’une oppression lointaine. En contrepoint de la plainte lyrique du militant agonisant où s’abîme la charge épique des défunts ancêtres, se lève le lamento vibrant d’une parole féminine en souffrance.

Epreuve dramatique, cet affrontement fait tomber les masques: le discours poétique qui passe “par tous ces lieux d’épreuves qu’on appelle théâtre”(Nerval) conduit (à) une recherche de vérité. De l’impasse macabre où gît Le Cadavre encerclé, accablé de lamentations maternelles, jusqu’aux marges du puits légendaire d’obscure mémoire, où, par l’art, est restaurée la séduction du féminin fantôme, le texte opère un dévoilement progressif. Silencieuse dans l’espace romanesque, Nedjma qui, tout à la fois amante et mère, retrouve voix sur la scène de théâtre, se métamorphose en Femme Sauvage avant de recouvrer “l’inquiétante étrangeté” de l’absente. Curseur diégétique dans Nedjma, apparence symbolique ici, son voile qui la drape en figure emblématique du combat libérateur, se fait vecteur du sens mais laisse pressentir son naufrage : “Son voile flotte dans la nuit, dit Lakhdar, on croirait chavirant une barque immobilisée pour nous révéler l’avenir” (CDR p.24). Signe flottant, ambivalent, qui autorise tous les jeux de différenciation, de dédoublement et s’offre à toutes les interprétations, il trace l’horizon aventuré d’une écriture qui, entre autres, découvre le discours épique dans ses fondements tragiques.

Le Cadavre encerclé: la tragédie originelle

Au lendemain de la répression sanglante de Mai I945 à Sétif, Kateb entame une tragédie qui met en scène le héros épique face à la mort. La revue Esprit dont le directeur J.M.Domenach a pris des positions anticolonialistes dès le déclenchement de la lutte de libération publie en 1955 “Le Cadavre encerclé” qui projette le lecteur au coeur du mouvement insurrectionnel. C’est dans la violence d’une répression sans merci (“La police ne suffit plus. On vous envoie maintenant des soldats…Dans ce pays de malheur tous les dix ans le sang coule”, .pp 22-23), dans le fracas des armes, que s’élève, d’un monceau de cadavres, une voix qui, du seuil de la mort, clame l’horreur d’une oppression séculaire et la profondeur d’un drame individuel.  A l’aube du combat pour l’Indépendance, cette pièce qui va à contre-sens des consignes édictées par la presse nationaliste en ne s’appuyant sur aucune tradition “garante d’authenticité”, innove pour dire le rapport complexe du sujet au réel. Cette création se signale avec éclat et fait venir sous la plume des critiques les noms de Sophocle, d’Eschyle ou même de Claudel. Kateb, lui, déclare alors sa passion pour Shakespeare ” qui a su mettre en scène l’histoire tout en y incarnant ses visions propres”.

De fait, hanté par la question de la vengeance impossible du père, Lakhdar, Cadavre encerclé, se révèle comme Hamlet analysé par Lacan “tragédie du désir, du désir humain”. Semblable au héros shakespearien, il est tributaire d’un passé héroïque qu’il se doit d’assumer, se colletant à un désir qui n’est pas le sien mais celui de la mère “sujet primordial de la demande”. Prise dans le spectre ancestral, cette version moderne de l’antique drame oedipien met en scène l’anéantissement progressif d’un sujet aveuglé sur les motivations de ses actes, en proie à un désir qui l’aliène: suspendu, l’élan épique projette en creux un manque à être. Là se tient un homme, – et non un héros au sens mythologique, – confronté aux figures de son hérédité, à l’incompréhension des siens, à l’hostilité de l’ennemi.

Tout se noue à travers cinq monologues où les derniers souffles de l’agonisant “dragon foudroyé rassemblant ses forces” donnent la pulsation de la tragédie. Flux et reflux cathartique, à chaque fois, la plainte – comme aspirée dans un mouvement introspectif – trace la forme d’une blessure de plus en plus recherchée: corps écrasé, mutilé, brisé, fusillé, poignardé, crucifié enfin à sa verte potence. Cette spirale creuse la triangulation originelle: resserrage progressif autour du noeud dramatique, elle s’inverse au point focal en une remontée au réel, dynamique de la vie à la mort, du collectif à l’individuel, de l’idéalisation à la culpabilité – et inversement – jusqu’à l’anéantissement final.

La tragédie naît de l’enchevêtrement complexe de cinq relations triangulaires dont certaines se nouent deux à deux:

– celle de la généalogie brisée (père dévoyé/ parâtre assassin/mère abandonnée) et celle de l’intrusion étrangère (la française rivale de la mère, Marguerite et son père le commandant)

– celle de la lutte politique (ancêtres/ militants/ peuple incarné par le choeur) et celle de l’amour impossible (Nedjma/ Mère/ Marguerite)

– enfin, la triple interprétation d’une mort tantôt subie, tantôt souhaitée ou encore sublimée dans le sacrifice.

L’affrontement du Même à l’Autre, de la victime à son bourreau “corps écrasé à la conscience de la force qui l’écrase en un triomphe général” (p.7) prend alors, dans cette sédimentation tragique, les dimensions d’un drame cosmique. Pour Jean Marie Serreau qui affirma son courage politique en montant la pièce en I958, à Bruxelles, puis au TNP à Paris, en 1959, dans un contexte de violence, “la tragédie de Lakhdar est celle de l’homme algérien dont les blessures sont immémoriales et confondues dans le temps et qui n’en finit pas de se chercher à travers un monde en révolution”.

Sang versé, sens perdu

Impulsé par le souffle poétique du militant qui agonise dans l’impasse natale, le drame explore le sens du sacrifice. Dès le premier monologue, la blessure qui s’élargit aux dimensions d’un Maghreb mutilé de son identité, d’un peuple dépossédé, prend forme sur une souffrance existentielle plus personnelle, s’intériorise, s’approfondit : “Ici c’est la rue des Vandales (…) Ici je suis né. Ici je rampe avec la même blessure ombilicale qu’il n’est plus temps de recoudre” (p.17). Dans cette béance originelle où la victime retrouve son inscription généalogique (“Je ne suis plus un corps mais je suis une rue”) l’exaltation virile du sacrifice se double d’une fascination morbide pour celle qui incarne conjointement l’Amour et la Mort :

Ici est la rue de Nedjma, la seule artère où je veux rendre l’âme (p.18).

Cette double perspective de résurrection dans l’armada ancestrale et/ou de régénération dans l’unité première par la fusion des amants dans la mort inscrit, dès le premier monologue, au lieu de l’ambivalence mythique du roman des origines, l’ambigüité tragique. D’ailleurs, au moment ultime, celui qui, porté par l’épopée collective à hauteur d’héroïsme, incarne désormais le peuple, médite sur les motivations profondes de son action. Tous les acteurs défilent tour à tour “triste cortège où c’est le mort qui veille les absents” (p.64). De fait, introspective et rétrospective, la plainte incandescente de Lakhdar remonte de blessure en blessure jusqu’au souvenir du cri de la mère en gésine. Par cette voix retrouvée, celle de la femme-origine en souffrance, surgit l’écho d’une autre loi plus ancienne qui ébranle l’ordre d’une écriture essentiellement au masculin jusque là.

C’est d’abord Nedjma délaissée par l’amant au nom des nécessités du combat qui proclame le primat de la relation duelle, du corps à corps amoureux, sur les valeurs du groupe et les devoirs qu’il impose, du principe de réalité – le deuil et la mort – sur l’illusion collective d’une renaissance au passé :

Trop loin je t’ai suivi confie-t-elle à Lakhdar, Ce n’est pas moi qui te garderai. Toujours tu gis dans ton propre regard (…) sur moi pèse ton âme cruelle, et je porte le deuil, mais tu n’es mort que pour moi (…). Moi qui te vis ravir sous la faux.          

C’est Marguerite, l’Etrangère , qui, “marchant sur son propre sang sans connaître ceux dont elle choisit le camp” brave la loi du père et risque l’opprobre des victimes elle, “la fille du bourreau” qui “a tant tardé à les rejoindre”. A la lisière de deux mondes en conflit, cette figure marginale “tirée de sa réclusion par un de ces coups du sort…” devient éminemment transgressive et se trouve propulsée conjoncturellement  au centre de l’action, offrant par là même un reflet inversé de la position de Lakhdar.

C’est la mère enfin qui, démente de douleur, accuse le crime du “monstre fugitif” qui a vécu comme “un bandit par effraction” et dénie au fils son nom propre qui justifiait son inscription dans la communauté d’origine. Du même coup, est brisée, par ricochet, avec la filiation patronymique, la référence paternelle qui garantissait le système symbolique.

Moi j’avais un fils dont le nom seul m’est odieux          
Revenu jusqu’à délicat secret de jeune fille   
Le nom du fils perdu pèse bien plus à mes entrailles 
Bien plus qu’au temps où il dormait à l’abri   
Avant d’être coupé de la sphère charnelle (p.57).

Dans son délire traversé par “le glapissement d’oiseaux maléfiques” elle appelle un fils qu’elle ne reconnait plus, qui n’a plus de nom propre. Son pré-nom qu’elle répète obsessionnellement et attribue à tous, ravive chez chacun l’angoisse de la question identitaire:  Elle prononce Mustapha! d’une voix toujours différente comme si elle pouvait à travers ce nom mué en formule magique saisir l’image  d dissipée du fils. Et ses paroles insensées qui, comme le langage des oiseaux garde “parmi nous quelque chose du chant de la création” (Saint John Perse) trouve écho dans le monologue du supplicié, orphelin de sa propre histoire : “En ce triple et sinistre abandon”, déplore Lakhdar, “la mère d’un autre est devenue la mienne”. Ainsi, le drame collectif se double, comme dans le théâtre antique, de la tragédie personnelle de l’aveuglement sur les origines pour désigner la matrice désolée comme lieu de nomination et dire le changement de filiation symbolique.

L’irruption de ces voix féminines refoulées dérange les fondements de l’ordre social et culturel, découvrant la faille où s’origine tout discours identitaire. C’est le déni maternel qui accuse l’impossibilité pour le héros tragique d’accomplir le parricide symbolique susceptible de l’affranchir de la puissance tutélaire de l’Autre. D’ailleurs, privé par les militants qui l’ont devancé du meurtre de celui qui, tout à la fois père (de l’étrangère), chef (militaire) et ennemi tué, concentre les trois principaux tabous analysés par Freud dans Totem et Tabou en une figure paroxystique de domination, Lakhdar se voit condamné dans son désir d’affirmation et d’autonomie. Contraint au renoncement, il s’y enfonce à l’instar du couteau des représailles qui traverse son corps et le cloue désormais à l’arbre de la tribu défaite “pauvre de sang et de racines”. Par là, tout à la fois victime et bourreau, le fils occupe la place béante du Père Mort dans la généalogie mythique et détourne le sens du sacrifice en acte suicidaire. Dans la plus pure tradition du théâtre surréaliste.Par cette blessure  à contre temps, à contre sens qu’il assume, Lakhdar se reconnait à son tour “fils du pauvre” et intègre la plainte et les revendications des “damnés de la terre” plutôt que la revanche de l’ancêtre.

Je ressens mieux l’oppression universelle    
Maintenant que le moindre mot pèse plus qu’une larme           
Je vois ce pays et je vois qu’il est pauvre       
Je vois qu’il est plein d’hommes décapités    
Et ces hommes je les rencontre un à un dans ma tête               
Car ils sont devant nous et le temps nous manque pour les suivre  (p.59/60).      

Mais, véritable transgression de l’ordre naturel, cette reconnaissance qui inverse le cours du temps et le relais des générations, loin d’accomplir l’émancipation de la malédiction maternelle enferme celui qui a usurpé la position du sacrificateur – et par là même interrompu le processus de transmission – dans une généalogie de la parole qui ne peut que ressasser “une perdition toujours plus longue à déplorer”.Pièce absente, le nom du père ne peut garantir le système patrilinéaire et la loi du langage.   A la mère de Mustapha “désormais identifiée” comme sienne il lance d’ailleurs:

Et ce poignard qui dans l’arbre me pousse   
C’est l’éblouissement dont le jeune scorpion s’hypnotise;         
Encerclé au maquis de mon origine, je ne dois rien au parâtre,              
Pas même l’assassinat, pas même le geste du sacrifice,          
Car il est loin d’être Abraham, et je ne suis qu’un chat  (p. 59/60).

La référence barrée au meurtre d’Abraham, le ravalement symbolique du père au rang de parâtre ouvre la voie au fanstasme de réversion des générations qui, explicitement formulé par endroits, habite l’oeuvre entière (“Oui, de ton père soit l’auteur et qu’à son tour il revienne au monde” [15])S’affranchissant du poids du passé comme de la loi du patriarche en revendiquant son propre meurtre, Lakhdar est emporté par un mouvement involutif de l’histoire au temps de l’origine. Parvenu “au centre du destin”, là “où il faut tout vomir/ les peines, les soucis, les chimères, les sciences (…) sans retenir ni perle ni cadavre” (. p.63) il découvre dans les je(ux)d’inversion quasi surréalistes  l’illusion d’une parole sans référent, d’une liberté créatrice. (p.65).C’est que, gommant “la scène primitive”, cette perversion de l’ordre (sexe/Loi/mort)  immole la descendance  en mémoire de l’aïeul éponyme. De fait, le retour aux sources permet de passer sur l’autre scène,et, au lieu  de l’oubli, resurgit l’épisode originel occulté qui donne tout son sens à la tragédie.

La scène (de l’) étrangère

La passion, symbole d’un discours moribond qui, par “l’effraction” de la langue Autre, par le viol revendiqué  investissait son désir en action sacrificielle sur l’autel des mânes ancestrales s’invertit ,au moment ultime, pour s’abîmer dans le rêves de signifiants purs.

Ici un souffle me résume , et ma langue enfin corrompue         
Avec les algues va nourrir l’immensité (p.65)

Ainsi, objet de consommation, la langue dévoyée n’est pas offerte au Père mythique en signe d’allégeance mais sacrifiée au culte de la Mer(e) universelle. Le spectre acharné du Père ressurgit alors…et son silence. En effet, cette involution vers la sphère matricielle dessine en creux la trace du grand Absent, trouage d’une écriture qui, dans l’exploration de ce vide vertigineux, s’interroge sur les fondements mêmes du symbolique. “Sous la couverture”, au terme du monologue de Lakhdar, gît le cadavre du père qui n’a pas su transmettre “la fin d’un conte et d’un rêve réunis”. Avec cette confession ultime que précède l’évocation de la rivalité filiale pour “l’homme infâme ” qui, cloué devant l’étrangère”, “plongeait dans le silence”, l’écriture retrace son propre acte fondateur et dit la naissance à la tragédie dans “les cris atroces” du fils exhibé sur la scène étrangère.

Véritable régression au pré-symbolique, la tragédie qui nous questionne sur la valeur sacrificielle de cette mort  se fait Révélation de la source de la révolte première. Au delà de toute parole, cette voix singulière qui, dans son éclat primal exhale une douleur archaïque s’amplifie comme en écho du silence abîmal du père, les redouble. Drame de la filiation, la mort se dépouille de toute aura mythique et prend sens dans cette inscription première. Cette remontée à la confluence de l’histoire des origines dévoile du même coup la genèse de l’illusion romanesque fondée sur les origines brouillées de Nedjma “la fille de l’étrangère que mon père avait enlevée” et sur le refus du scripteur d’accepter l’absence, la perte (“Moi qui ne voulus jamais admettre que l’étrangère avait disparu, que mon père avait été emporté dans la couverture”). C’est cette absence de cadavre paternel qui ré-active la puissance des grands “trans-parents” (A.Breton), mère phallique et père castrateur dont la puissance fantasmatique hante désormais l’espace théâtral.

Cet aveu prosaïque, ultime version parodique du sacrifice d’Abraham par lequel le fils martyr est entraîné dans “la passion paternelle” sur les traces de la noceuse ” avec son visage impur et ses gestes que la foule observait comme un rite”- recompose un “tableau singulier”, celui de la Vierge à l’Enfant. Fixant la célébration d’une seconde Nativité “au bras de la femme au parfum inconnu” cette scène métaphorique fraye voie au fantasme inconscient.

Réincarnation – et non pas rédemption – sur la scène étrangère, cette visitation au “sein” même du culte de l’Autre place le héros tragique au lieu de la Passion paternelle et de la culpabilité en héritage.Et le  souvenir  d’enfance qui révèle au moribond sa part étrangéïté est offert en représentation à la fantasmatique commune pour en faire l’affaire de tous.

C’est par la cruauté de cette tragédie qui interprète la mort héroïque en une version carnavalesque d’un sacrifice abrahamique rendu à l'”hôtel” de l’étrangère que s’opère la catharsis qui libère une énergie féconde. Inscrivant dans le lignage et donc dans l’histoire collective la soumission à l’inconnue, la fascination pour l’altérité absolue de “la courtisane indifférente”, le théâtre fait violence aux mythes “révélant aux collectivités leur puissance sombre, leur face cachée” (A. Artaud) affirmant ainsi sa force subversive, son caractère politique.

La revanche de la toute puissante mère

Démarche expiatoire, – mise en mot du drame et mise à mort du fils de celui qui, cédant à la séduction étrangère, s’est affranchi de la loi ancestrale, ouvrant la porte à l’Autre et au désir, – la tragédie qui accomplit doublement la revanche maternelle donne toute puissance à celle-ci. Dans Les Ancêtres redoublent de férocité, l’ambivalente Nedjma a pris les traits de la Femme sauvage: elle est comme Isis, l’héritière du mythe primitif de la terre mère, elle est ” la magicienne” détentrice du nom secret du père tout-puissant. Par cette suprématie liée aux attributs qui lui sont accordés dans l’économie du Cercle des représailles, elle délivre une parole de l’origine qui met au défi les signes obscurs d’un passé mythique, projection au présent d’effacer le désastre ancien qui obère le sens de l’histoire. “Hiéroglyphe solaire”, le messager des ancêtres qui, noir et blanc comme l’écriture sur la page, incarne la dualité originelle, habite désormais “l’espace de l’énigme”. Chargé de ramener “à l’ombre de la patrie des morts” celle qui comme la déesse mère est symbole d’une renaissance au passé, le Vautour pour faire entendre “les mots de la tribu” (Mallarmé) transforme en une quête quasi orphéenne la démarche mythique d’Isis:

Tel fut et demeure l’unique dénouement que je désire              
Rite miraculeux, nuptial et funèbre où c’est le disparu qui ranime          
Et la veuve qui vient au monde une seconde fois  (p.134)

Cette convocation de la légende osirienne, mythe syncrétique par excellence, s’accompagne d’une scénographie du dédoublement.

La transmutation de la tragédie individuelle en drame quasi mythique s’opère par La Poudre d’intelligence qui, s’inscrivant dans la continuité du Cadavre encerclé, dans le montage du recueil, agit comme révélateur. Le surgissement, à la fin de la tragédie, d’Ali – dont l’avènement inscrit Lakhdar dans le camp des pères –  pose du même coup la question de son rôle social dans le groupe. Nouvelle victime désignée, ce fils  refuse la fatalité historique en renvoyant au public les fruits amers de la tragédie. Dans ce mouvement de redistribution,  le tourbillon d’une parole monologique qui avait fait irruption dans la violence des contradictions internes du militant, parasite le cercle de l’oralité, élargissant au corps social le dilemne individuel et la question du symbolique. Jouant du déguisement, du travestissement de paroles, de l’apparence… La Poudre d’intelligence se fait version gemellée de la tragédie, son sosie grimaçant.

La Poudre d’intelligence: la double illusion…comique

Nuage de fumée: Laissez-moi déchiffrer ce message

Tout est symbole pour celui qui n’a plus rien à lire.
(Le Cercle des représaillesp.88).

Autour d’un même fonds commun, l’angoisse de la dépossession, l’illusion théâtrale se déporte à l’autre pôle, de la tragédie à la comédie:  sur le canevas comique de jeu du voleur/volé, est démasqué dans le rire le pouvoir et ses représentants. Nuage de fumée “fou du désert marxisant et blasphémateur”(Jacqueline Arnaud) est le nouveau “hérault du peuple” : l’ancien voleur à la tire devenu “perturbateur dans la perturbation” se fait pivot du système… dans lequel lui même finit par être entraîné. Après avoir détourné, par le trait satirique, la parole oppressive, le défenseur des pauvres tente de confisquer à son profit cette arme de libération éprouvé. Dès lors celui qui voulait transfigurer magiquement par “la poudre d’intelligence” se trouve, au terme de la pièce, asservi et encore plus démuni et fait cet amer constat : “Désormais je suis condamné à vivre au chevet du Prince (…) Je suis pris à mon propre piège (…)” (Le Cercle des représailles, p.110).

Le revers burlesque du drame historique

La Poudre d’intelligence qui retrouve la verve iconoclaste du théâtre populaire de Rachid Ksentini alors frappé d’interdit, met en scène, dès 1946, Nuage de fumée avatar de Djeha des contes facétieux : l’auteur semble alors braver la censure coloniale pour répondre à l’horizon d’attente d’un public dont les revendications nationalistes s’appuyaient sur la reconquête du patrimoine culturel. De fait, Kateb qui exhume d’une tradition vivace ce personnage célèbre au Maghreb et au Machrek pour le confronter aux luttes du moment oriente alors la question de l’héritage culturel initiée notamment dans Nedjma ou le poème ou le couteau vers une réévaluation critique des récits oraux, “authentiquement populaires”.

Vingt ans de pensée philosophique!, se lamente Nuage de fumée, cinquante ou cent volumes sont sortis de ma tête           
Et nul n’a eu l’idée, la simple idée de les écrire à ma place…   
(Le Cercle des représailles,  P.87)  

Kateb relève en quelque sorte le défi et met à plat quelques anecdotes de Djeha en un montage qui restaure la perspective historique et révèle cette ” forme de contestation” comme fiction compensatoire et archaïque. Ce revers burlesque du drame historique qui offre dans le huis clos de l’entre- soi une revanche imaginaire cherche à conjurer par le rire le réel de l’aliénation. Celui-ci, refoulé un temps sous le masque comique, resurgit dans les figures parentales fantasmatiques du Vautour et de la Femme Sauvage incarnant les exigences d’une identité mythique. Du fameux bouffon, c’est “l’éveilleur de conscience”, rationnel et politique, que retient Kateb: le dé-nommant Nuage de fumée, il sélectionne les traits qui l’apparentent au poète perturbateur dont le verbe visionnaire doit libérer le peuple aveuglé sur ses conditions d’existence. Situé sur le terrain de la culture, son intervention élargit la situation nouée dans la première tragédie au cadre socio-économique. Déplacé d’un niveau structurel à l’autre, ce discours marginal accuse l’absence de référents communs et, partant, pose frontalement la question du lien social. Libérée par le faiseur de “mots d’esprit”, la tension psychique  qui plongeait le héros épique dans l’abîme   d’une tragédie personnelle se diffuse ici, dans l’entre soi, en une forme d’expression théâtrale que partage toute la communauté.Cependant, l’énergie pulsionnelle qui se décharge dans le rire à partir d’une représentation archaïque des rapports sociaux met au jour les conditions politiques et économiques du surgissement satirique et du même coup pose ses limites.

Par la rupture du schéma linguistique conventionnel (cf. notamment la scène du salut, pp 76/78), l’humour assure le triomphe éphémère d’une liberté de parole  avant de révéler la division du sujet “victime d’une double illusion” Et celui qui expérimentait par le jeu de mot la réversibilité des situations se trouve en définitive pris à son propre piège, exclu du pouvoir, exilé du terrain des luttes. C’est que, suscitant davantage le défoulement collectif que le soulèvement révolutionnaire, cette forme carnavalesque ritualisée active la prise de conscience sans pouvoir pour autant se constituer en discours organique. Ainsi, la parole subversive et blasphématrice de Nuage de Fumée, soumise à l’arbitraire des puissants comme à l’incompréhension des opprimés, dérange l’ordre établi sans pouvoir le transformer et, mesurant tragiquement sa propre aliénation,ne peut que formuler une autocritique lucide:

Moi aussi, je retourne à ma condition et je confesse que je me suis conduit comme un âne. Je me suis laissé prendre à la paille dorée du sultan (…) Mais je commence à comprendre. Oui je comprends que l’or du sultan doit servir contre lui:          
C’est la loi de la contradiction interne du capital. Oui j’ai choisi l’alchimie (…)       
(Le Cercle des représailles, p.83)   

Plus qu’une pause récréative dans le Cercle des représailles, cette pièce qui s’interroge sur les conditions et les formes d’une prise de parole mobilisatrice, sur les rapports de l’intellectuel au pouvoir et au peuple, est la charnière même du drame. Au delà de la rupture des registres, sa solidarité étroite avec les autres pièces et son rôle dans la composition du récit est fortement souligné par Ali, le fils de Lakhdar et de Nedjma qui, aux deux extrémités, assure le relais [16].(1) L’héritier frondeur qui, au terme du Cadavre encerclé impliquait les spectateurs dans la tragédie et s’en affranchissait dans un renversement des rôles est pris au piège d’une configuration dramatique. Tous les termes de la dépossession sont à nouveau là et, à la fin de la pièce satirique, le vautour ancestral, obsédé par la pureté des origines et la revanche séculaire, hante l’imaginaire d’Ali, le fils prodigue brusquement replongé dans une tragédie dont il occupe le point focal:

Celui qui n’a jamais passé la nuit dans les pupilles d’un rapace             
Sait-il à quelle cadence fuit le sang noir mordu par l’effroi?      
Moi je l’ai su, et j’ai pleuré les larmes de la terreur       
Et l’ombre du vautour était sur moi  
Et j’ai pleuré les larmes de la folie    
(Le Cercle des représailles p.111    ).

L’héritier d’une parole de dérision qui, subversive par définition, ne peut imposer de loi, est poursuivi en définitive par le spectre du Fondateur, signe annonciateur de la liquidation du passé qui lui dé-lègue son message:

Ce n’est sûrement pas un hasard, déclare Nuage de fumée à Ali, si le vautour t’a poussé à franchir la frontière et s’il fait en sorte que le peuple te conduise vers moi. Il me reste à te révéler ce pourquoi il l’a fait et ce qu’il te reste à faire, toi, le délégué du vautour    
(Le cercle des représailles p.115)   

La satire qui incise la clôture tragique du Cadavre encerclé libère l’image du Vautour,  figure fantasmatique de  l’ordre ancien comme du drame personnel. Recueilli par les nomades intrigués, Ali “cet étranger” sans nom qui semble condamné par le songe ancestral confie au coryphée “un souvenir d’enfance” qui fictivement donne forme au désir d’émancipation poétique hors de la sphère maternelle et s’offre comme double de la scène de l’avènement à la tragédie aux bras de l’étrangère, à la fin du Cadavre encerclé:

Il n’y a pas si longtemps ma mère m’a offert un petit vautour capturé vivant (…) Il serait mort étranglé si je n’avais lâché la corde (…) évidemment je libérai l’oiseau (…)j’aurais voulu moi-même être libre. Quelle fut ma perplexité le lendemain et les jours suivants lorsque je le revis qui tournoyait dans les parages. Sa présence obstinée semblait me convier au voyage (p.115)

Don de la mère, expression de son attachement, le vautour qui, rebelle à toute réduction à l’espace domestique, devient prétexte à l’affranchissement, figure aussi du même coup la fin du monde originel, la catastrophe primitive. Sur le mode ludique, La Poudre d’intelligence fait apparaître les traces mnésiques d’une histoire infantile refoulée qui resurgit avec toute l’énergie latente du refoulé.

C’était comme un jeu. Je m’amusais à le suivre de plus en plus loin. Un jour je m’aperçus que j’avais quitté ma mère. D’ailleurs elle vivait à la belle étoile, sombrait dans la magie. Déjà elle me croyait mort. Dans son monde fantomatique j’étais un revenant de plus (p.114)

Métaphorisés par la stature de l’oiseau de mort et de défaite qui signale la condamnation de l’ordre ancien, le désir maternel et la culpabilité font retour avec violence. Surplombée par cette ombre à l’envergure mythique, ce désir d’évasion du fils prodigue prend une aura quasi prométhéenne. D’ailleurs, dépassant son maître [17], Ali qui est de ceux qui n’attendent pas la fin de la leçon transforme le discours satirique du philosophe cynique en acte libérateur. Revendiquant la mort du Prince, la guerre contre le despote…son message prône un monde plus juste. Le mythe du poète révolutionnaire s’accole dès lors à celui du damné par l’arc en ciel(Rimbaud).

Les ancêtres redoublent de férocité: la revanche du verbe ancien.

Voyou réfugié sous l’arbre tribal dans la nouvelle nuit de l’ombre ancestrale et de la déraison maternelle, le fils du militant assassiné, Ali, a découvert la culpabilité clandestine qui, délogée dans le rire, s’expose désormais sur une scène où “les Ancêtres redoublent de férocité”. Le refus du père puis du fils – à la fin de la première tragédie – d’être les victimes expiatoires pour se concilier Keblout  transforme en figure de rétorsion l’image mythique du fondateur que le sacrifice devait restaurer..Cette pièce orchestre le duel inassouvi  du Vautour, qui fait planer sur le présent les exigences de l’ancêtre clanique, et la révolte de la Femme Sauvage qui, drapée dans le refus de tout antécédent, mène un combat émancipateur au nom de l’indifférenciation des temps primordiaux.

Cette confrontation se déroule en trois (contre)temps ponctués par les meurtres du  militant, Mustapha qui semble avoir perdu toute lucidité. Par deux fois en effet, il utilise les balles réservées à l’autre pour vider les querelles intestines et dénature le sens de son action, accomplissant comme par mégarde un parricide dévoyé en éliminant Tahar, un meurtre fratricide en supprimant Hassan. En définitive, démuni et contraint à sacrifier la Femme Sauvage pour éviter qu’elle ne soit profanée par l’ennemi, il doit alors achever à l’arme blanche, le couteau des représailles, la clé des retrouvailles, celle qui se découvre comme Hélène de Troie, fatalité faite femme et qui, aliénée lui donne le nom d’un autre. Par ce dernier meurtre en forme de matricide symbolique, Mustapha aveuglé, loin de se délivrer, intègre l’espace régressif du Vautour. Le compagnon du héros épique est là dans l’oeil du cyclone: celui qui, investi des données autobiographiques, apparaissait dans Nedjma comme l’écrivain public qui, dans ses carnets et journaux, faisait l’histoire au quotidien, subit la fascination des mythes originels.

De fait, rescapés du Cadavre encerclé, les patriotes Hassan et Mustapha  entraînes dans la spirale d’une guerre qui, par sa rage et sa cruauté, rejoint les grands conflits antiques perdent peu à peu toute prise sur le réel. Tout se noue autour de la question de la nomination qui déclenche la fureur de Mustapha et occasionne la méprise tragique: accomplissant l’exécution du traître Tahar, qui est aussi le parâtre adultérin, la colère dévoie son action conçue initialement dans le droit fil de la lutte politique et branche l’histoire sur le scénario des origines. Contresens historique, le coup de feu en place du couteau fait basculer l’affrontement sur un autre terrain, au Ravin de la femme sauvage, maquis des origines hanté par le spectre ancestral. Là, au centre de la scène, aux avant-poste du destin, Nedjma endeuillée, murée dans sa douleur, toute de rage et de fureur a pris les traits de la Femme Sauvage. Figure symbolique de la Nation à naître, elle résiste à la loi du clan, à l’ordre ancien qu’incarne le volatile au coeur fragile

Avatar dégradé de l’aigle totémique, le vautour fait entendre dans la faille du message ancestral l’écho amplifié d’une parole abîmée:

Et je gronde incompris vers l’incomprise        
Comme on découvre une victime prise pour morte    
Et comme on respire dans l’étreinte un sang tout chaud            
Horriblement proche, et comme si dans la confusion charnelle              
On s’était soi-même dévoré par une autre bouche. (p.136).

A la revendication de l’omophagie, cérémonie cruelle perpétrée au nom du père mythique dont le rapace timide et repoussant se fait le messager, au rituel nécrophage  qui tente de consommer l’écriture aliénée pour la rendre à Keblout le gardien de la Loi, fait contre-point le chant de possession, expression d’un abandon voluptueux, jouissance hallucinée dans la confusion originelle où se répète à l’infini le moment de la création dans la langue matricielle. Comme le dieu tonnant, Dionysos, il se livre à un rituel par lequel la passion de Lakhdar revécue en un discours paroxystique se déchaîne ,menaçant la liberté de parole de la rebelle amnésique qui seule détient le secret de son Nom et dénonce en cette réincarnation du père primitif qui s’abat sur elle, le fils fugitif.

Le culte de la mère obscure

Dans l’ombre du Vautour, suspendue à ses interrogations, la Femme Sauvage marche. Réceptacle d’une parole venue de la nuit des temps, cette magicienne qui connaît les pouvoirs d’envoûtement du langage, oppose à la Loi du clan un savoir originaire. Ayant appris le langage des transes, le langage des ombres, elle sait déchiffrer le pouvoir aliénant des forces obscures.  Refoulée de tous  les discours monologiques et légiférants, asservie par la révélation monothéiste, elle exprime une révolte totale. Sa parole démente qui se fraye voie sous la pression du pulsionnel mène le mouvement: elle dirige ceux qui la suivent en quête d’un sens à donner à l’histoire comme ceux qui la traquent – Vautour, Vétéran, Etranger – pour imposer leur pouvoir symbolique.Insoumise, elle offre une expression de résistance  aux jeunes guerrières qui puisent là le tempo de leurs refrains révolutionnaires.

Cependant, le culte de la mère obscure qui s’impose là, dans le vide dialectique propose non pas un nouveau langage mais un réseau signifiant qui devient bien vite oppressant et fait lever la figure fantasmatique de la femme fatale. Revendiquant en place du pouvoir phallique,la férocité en sus des seuls privilèges accordés aux femmes, le deuil et le fardeau  , la femme-origine  qui a perdu la tête emprunte la stature mythique de la légendaire Keltoum  qu’elle ré-interprète en figure dominatrice et castratrice:

Aussi loin qu’on remonte une Femme Sauvage est occupée à dévorer les hommes sans haine et sans pitié. (p.148)

A l’origine de tout, la mère orale, dévoratrice, englobante, disloque l’ordre symbolique, empêchant toute identification au Père et à sa Loi pour imposer son règne. Cependant, confrontée à l’histoire de la rivalité maghrébine, à la menace féodale, elle retrouve la nécessité symbolique et exprime le besoin d’une limite structurante. Elle consent alors à son propre sacrifice:

Enlève-moi Lakhdar            
Je ne veux pas tomber sous le pouvoir          
Du sultan dont l’ancêtre a trahi le nôtre           
(p.145)

Reliant/relisant les luttes présentes contre l’oppresseur étranger à celle plus ancienne contre le pouvoir féodal, la magicienne rencontre alors la figure de la kahina, l’héroïne historique qui devient symbole de résistance à l’oppression: dans le théâtre ultérieur, c’est elle désormais qui sera au centre d’une scène où le discours n’est plus fixé, où prennent place d’autres pratiques signifiantes, danses, chants… qui font (re)vivre l’histoire. Là, celle qui était surnommée la sorcière, la Kahina, retrouve son véritable nom de Dihya. Pour l’heure, dans Les Ancêtres redoublent de férocité, c’est à la démystification nécessaire de cette figure emblématique de la lutte que s’attache le texte pour la rendre à son historicité.

Bannière paradoxale du combat émancipateur, le voile qui guide les jeunes  vierges dans la traversée du désert, plus qu’à protéger du regard ennemi entretient le mythe d’une forme originelle. Avec le dévoilement de la femme sauvage qui la révèle comme Hélène, d’une beauté plus qu’humaine, les masques tombent. Au centre des désirs, la victime de rapts successifs apparaît pour ce qu’elle est: objet de convoitise en ce qu’elle symbolise non une figure référentielle mais la différence à l’origine du pouvoir et du désir. Tout à leur rivalité désormais, les compagnons d’armes se livrent à un combat fratricide. Pour protéger la Femme Sauvage de l’encerclement ennemi et des convoitises du Vautour, Mustapha , seul survivant, n’a d’autre issue que le meurtre de l’amante, d’autre arme que le couteau des représailles. Dès lors,  il endosse le drame de l’aliénation:

C’est Lakhdar qu’elle appelle            
Moi je n’ai plus de nom, à juste titre éclipsé   
Il n’y a plus qu’à reprendre les masques   (p..145)

Ce dernier contre-sens renvoie une nouvelle fois à la question de la nomination. Par le poignard en effet s’exerce la main du destin ancestral. Le masque ensanglanté, aveuglé par les coups du Vautour Mustapha, le faux frère du héros épique, va jusqu’au bout de la tragédie tandis que reconstitué par le délire collectif, le choeur occupe désormais un rôle central dans ce drame où la légende a pris le pas sur l’histoire(p.151).

L’oraison du Vautour

Ce dont j’ai souffert jusqu’ici c’est d’avoir refusé le vide, le vide qui était en moi
 Antonin Artaud

“Celui qui ne craint pas d’observer le vide verra grandir en lui le point noir qui le hante” (p.149). Accomplissant cette prédiction du comité des ancêtres, une tache noire mêlée à tout comme un signe de deuil (Nerval, Le point noir), signe obscur élargi à l’envergure fantasmatique du Vautour absorbe ici l’espace dramatique: ni dehors ni décor mais la projection d’un désir de forclusion originaire exhibé à la lettre dans le signifiant même du titre après le chiasme qui engendre d’ailleurs les mots clés du texte (vierge, verse, verte, vainqueur, aveugle, vaincue, violer, etc.) Apparition archaïque qui réactive la mémoire première, l’oiseau de proie, figure de proue accrochée au bout du Cercle des représailles impulse une remontée jusqu’à l’origine de la tragédie en une lecture rétroactive.

Fermé sur le dialogisme interne, Le Vautour phagocyte des lambeaux arrachés aux textes antérieurs, à Loin de Nedjma notamment. Reproduisant  les tragédies antérieures, ce poème hermaphrodite au croisement des références – emprunt à tel distique de Haiziya (Ne peut être amoureux que celui qui se fait la plus haute idée de l’amour) ou convocation explicite du mythe d’Amphitryon – passe par des travestissements successifs et condense en lui le développement de l’oeuvre.

Par la voix du veuf équivoque, ce poème des métamorphoses qui, tantôt au masculin, tantôt au féminin, simule la fusion des contradictions dans l’indifférenciation d’une forme androgyne précipite les instants dramatiques comme autant de fragments de la catastrophe initiale.

S’affranchissant dès la première didascalie des conventions de la représentation, le poème dramatique nous projette directement sur l’autre scène. Se développe là, à partir du Vautour noir et blanc, forme substitutive d’une oralité refoulée et vampirisante, une fiction originaire: la page froissée de l’existence individuelle se déploie autour de ce signe comme le rêve sur l’écran psychique. Dans ce lieu onirique, chambre noire où s’inverse le réel, ce n’est plus l’Autre qui détient le rapport d’identité: le spectateur est invité à investir son propre désir dans cette position narcissique sous peine de s’anéantir dans ce refus. Nécessaire et nécessairement transgressive , l’illusion qui sauve de l’oubli le souvenir censuré s’affirme comme principe même de l’art.

Le souffle seul

Image défaillante de l’emblème tribal, le rapace timide et repoussant est investi de la plainte de Mustapha. La parole poétique de celui qui ne peut devenir, juvénile ombre de tous, partant tenant du mythe, comme Hamlet si bien évoqué par Mallarmé, portée par la plainte de l’amant ténébreux fait retour jusqu’au manque originel. Et, dans la voix off du Vautour, au creux du songe archaïsant, souffle calme parmi les herbes de l’oubli, s’amplifie l’interrogation autour de l’absente, du lieu utopique de son éblouissante apparition.

Où t’ai-je vue          
ensoleillée             
dans la chambre ou dans ta chemise?          
Tu dors    
Comme le soleil se vide     
Ensoleillé (p.164)

Comme aspiré , le souffle poétique trouve là sa propre forme rythmique: tourbillon lancinant de refrains qui jouent des allitérations, assonances, qui simulent le vertige de la dépossession pour conjurer le mauvais sort à l’instar des traditionnelles danses du Vautour de Sidi M’cid où, dans les transes, est exorcisée la stérilité:La mal de l’air/ Le mal de mer/Le mal d’amour est sans remède/…Sombre/amour sans prémices/…O nudité secrète de la statue. La pétrification, chatîment de l’inceste, sanctionne cette quête orphéenne dans les gouffres amers(à mère). Martèlement d’une mémoire ébranlée, ces répétions obsessionnelles font résonner l’écho lointain d’un drame ancien à jamais tu.

En effet, cette turbulence qui violente toute les figures convenues comme autant d’altération du discours, réactive du même coup les épaves sédimentées du passé: lambeaux de contes maternels, emprunts littéraires, références mythiques, ces éclats fantasmatiques vite dominés par la figure de la mère phallique (araignée, mante religieuse, Méduse, ogresse…) font miroiter à fleur de texte un scénario oedipien. Dans ces remous,déplacements, dérobades,le souvenir monstrueux anagrammisé en monstre souverain émerge en une vision hallucinée:

Au milieu de la traversée    
Je vois     
Des femmes écoeurantes  
Rangées dans une caisse  
Hélas tout étourdies             
Froissées par quelque monstre souverain

Reconnaissant le désir morbide et incestueux à l’origine de cette remontée aux sources et l’illusion de l’acte créateur, le flux poétique impétueux qui, à contre courant démolit toutes les figures premières comme autant d’amers aliénants, fait entendre, en résonnance, au gré des accidents d’un parcours à rebours, la vacuité de la parole ancestrale et la forme originelle du drame.

Plutôt que d’être son amant               
Il eût fallu être son père      
Jour après jour la retrouver légère   
Quitter le monde   
Avant qu’elle ne quitte         
Le berceau            
  
Il eût fallu
Humer la rose à son aurore               
Avant le viol solaire et déchirant!

Par l’effraction poétique assassinat sans coupable/ où vaque le relent féminin du fantôme s’ouvre une brèche où s’évanouit cet obscur objet du désir. Le vautour qui consomme le tabou permet le passage du sujet aux marges d’une parole de vérité où l’Autre est reconnue dans son inquiétante étrangeté:

Ce qui nous fera vivre         
Ce n’est pas le pain             
C’est         
L’alcool    
Et l’incertaine équivalence de nos corps        
Sur la margelle d’un même puits     
Dont la fraîcheur   
Unique    
A l’un de nous manque et sourit

Au bord du puits où, dans la légende, roulait inlassablement la tête de Keblout décapité par Keltoum, la rebelle, pour la soustraire à l’ennemi, surgit le sourire final qui, accolé au manque originaire le désigne et le masque. Dans les profondeurs abîmales de la tombe à ciel ouvert de l’ancêtre muré vif gît le secret de l’être/atroce inespéré [18] et la geste de Keblout comme l’écriture poétique jaillissent de cette source fantasmatique, au lieu même du génocide interne et externe; génocide du lieu familial rêvé – toujours rêvé -, enseveli – toujours enseveli; lieu enseveli du désir et de la loi [19] Le puits, espace utérin interdit à l’autre [20], où macèrent les mânes ancestrales – archétype du chaudron où, au Nadhor, dans le premier roman, se diluent les charmes de Nedjma – , exhale le rêve nostalgique de l’entre soi en renvoyant un reflet mutilé et mortifère, révélateur de l’incomplétude fondamentale. En guise d’autoportrait, l’image de l’Autre qui se dessine à la surface miroitante de cette mer morte met fin à la scénographie narcissique du double, source d’angoisse et de frayeur. Cette forme esthétique qui se joue sur arrière-fond de mythe  conserve l’empreinte de ses traits et l’archéologie de son sens. Re-présentation des terreurs du passé/dépassées, elle exerce fascination mais permet aussi de jouer librement avec le souvenir: L’eau de vie plutôt que l’eau du Léthé irrigue la création, la marge(le) se surimpose au Cercle des représailles..Ainsi, la quête orphéenne d’un poème qui, par un jeu d’offres et d’échos, fait entendre la voix murée vive (Farès) délivre de son emprise morbide.

L’ultime verbe, signe de séduction, obère la mort et le sort inscrit en anagramme. Le charme opère au terme d’un travail poétique qui joue du dédoublement, du décalement, du travestissement des figures pour dépasser la perte primordiale. Par cette compensation hallucinatoire, le lieu de l’engloutissement et de la chute s’ouvre comme matrice de création. Ambivalente, l’expression artistique échappe ainsi à la forclusion d’une parole originelle en réinventant le moment de sa genèse.

Ainsi se clôt le cycle des répétitions par ce sourire qui, substitut symbolique d’une absence à soi, fait de l’oeuvre d’art non pas l’occasion d’une dénégation du réel et de l’histoire mais la condition d’un fragile équilibre en réanimant fictivement les figures du passé pour se délivrer de leur toute puissance fantasmatique. Inscription symbolique originaire, Le Vautour oppose au cercle des représailles celui de l’inter-dit en donnant corps à l’énigme de la féminité au lieu du mythe fondateur. De ce terrain d’envol – socle d’une remémoration active et adulte – Le Polygone étoilé trouve l’élan nécessaire pour reconstituer à partir de traces mnésiques inlassablement ressassées, déplacées, recomposées, etc. la protohistoire d’une écriture  travaillée par la question identitaire .

Le dédoublement nécessaire

Dans la complexité de la texture mythique du Vautour, où foisonnent les allusions comme autant d’indices pour brouiller les pistes, Sosie comme seul référent explicite et dénomination finale accusent la dépossession de soi. Ce pseudonyme qui dé-signe l’auteur comme double du vautour et porte la blessure identitaire à la source prédicative même, s’enrobe d’une fiction gémellaire salvatrice puisqu’elle produit à partir de la croyance mythique une version originale. Ouvert à l’intrus, le message hermétique et monolithique de l’ancestralité qui assignait un destin dans la clôture de son système de représentation devient langage ambivalent à la recherche d’une vérité toujours incertaine. Principe structurel et figuratif d’une écriture fondée sur la fèlure identitaire, il force à lire le je(u) de dédoublement à l’oeuvre dans toute la production littéraire et dans Nedjma en particulier. Plaque tournante de l’oeuvre, Le Vautour s’offre comme archétype à sa compréhension.

Signe de dédoublement, Sosie annonce aussi la dissociation salutaire. Humanisé dans son travestissement, le vautour accole à l’auteur une figure prométhéenne et boucle le cercle des représailles. C’est son sosie, l’esclave à la verve redoutable, détenteur depuis Plaute du rapport au réel, qui occupe désormais une scène élargie aux dimensions du monde pour dénoncer toutes les formes d’oppression. Renouant progressivement avec le théâtre et la langue maternels, l’expression dramatique revendique une oralité rebelle à tout enfermement dans une version définitive pour provoquer à la discussion.

Kateb qui, jeune journaliste à Alger républicain avait traduit en français les poètes errants, fait le cheminement inverse: collectant inlassablement chants, proverbes, expression locales etc. lors de ses tournées, il entreprend  de réhabiliter la langue maternelle, de retrouver les richesses de l’expression populaire et tente de réveiller une mémoire en friche sous les projecteurs d’évènements récents. Par cette mise en regard, les pièces satiriques retournent la tragédie en un affrontement des représentations qui lui donne sa pleine dimension politique.

Contre les visées impérialistes de ceux qui imposent la dure loi du capital (L’homme aux sandales de caoutchouc), contre tous les discours sacralisés qui, en toute mauvaise foi, garantissent les régimes tyranniques (Le roi de l’Ouest), contre tous les figements idéologiques (Saout Anissa) le peuple n’a d’autre arme que la langue qui ruse avec le discours dominant pour mieux en dénoncer les pièges. Néologismes, manipulations linguistiques, jeux de masques, surnoms transparents ou emblématiques (Niquesonne, Mars, Salon, Massue), subterfuges cocasses, travestissements burlesques… manifestent la vitalité combattive de l’opprimé, de la langue réprimée, qui puise au maquis d’une culture authentiquement populaire non pas des récits édifiants mais un système de défense, des formes de résistance.

Ce théâtre essentiellement oral qui réactive les représentations collectives pour stigmatiser toute forme d’aliénation, inverse la posture de l’écrit, réparant en quelque sorte la faute de l’écolier qui, séduit par la langue étrangère, conduisait sa mère toute froissée par l’infidélité ainsi faite à le rejoindre dans la gueule du loup en lui faisant lire de sa petite main cruelle les lignes du journal français. Retournant le souvenir d’enfance qui achève Le polygone étoilé, le dramaturge adopte une nouvelle position de médiateur en donnant à lire le mouvement des révolutions internationales à travers des modes d’expression traditionnels pour permettre au peuple de déchiffrer se propre réalité.

S’éclairant mutuellement de ces changements d’optique, évènements présents et représentations passées, engendrent une prise de conscience qui élimine désormais tout recours à l’épopée en tant que telle. Ainsi, le filon satirique qui privilégie la communication et dé-trône le-tout-puissant-auteur témoigne du passage d’une mémoire fantasmatique à une récupération lucide du legs du passé. Cette maturation a transité par l’écriture du Polygone étoilé qui, dans le  désarrangement des textes antérieurs – simulacre de la déflagration originelle au triple plan amoureux, généalogique et historique – a mis au jour les conditions de la naissance du discours littéraire.

LE POLYGONE ÉTOILÉ : LE LIVRE DU DÉSARROI

A l’ instar de “la mémoire (qui) n’a pas de succession chronologique” (Polygone p.176), ce roman accole en “une sarabande étoilée” des retombées de Nedjma, des textes de récupération, des coupures de journaux, des bribes de la geste des Beni Hillal etc.. Dans ce chaos où la plainte lyrique se frotte au quotidien prosaïque, où le trivial jouxte le mythe sont mis à nu les matériaux composites de la création katébienne. Epopée ancestrale, rêve d’amour juvénil, roman familial, en précipitation dans une écriture désarticulée retrouvent par contiguïté, le sens de la blessure identitaire. Dans cette dé-composition rhapsodique, les récits résonnent d’une signification nouvelle : des effets de sens imprévus jaillissent du montage. Rencontre ou hiatus il se produit là une décharge intense d’énergie, poésie incandescente ou humour corrosif qui fait éclater les noyaux constitutifs de l’ ambivalence première et… retrace en creux le scénario de la perte du monde originel jusqu’à trouver “les mots pour le dire”.

Renonçant aux séductions de Nedjma, forme, vision, langage, Le Polygone étoilé d’un souffle dévastateur dérange l’ ordonnancement très concerté du premier livre.

“Dans le monde d’un chat / il n’y a pas de ligne droite” (p.86). Ce poème métaphorise la course poursuite qui s’ engage dans ce livre. Stratégie d’écriture qui tente d’échapper à toute récupération et qui mine toute cohérence, ruse avec ses propres figements en quête d’une vérité qui se dérobe :

Qui peut chanter nos allégresses ? Le fou plein de colère /Tombé de son wagon fignolant ses chaînes / Pour une apparition au bout du corridor / Mon âme au feu si je m’enflamme (p.87).

L’ équipée onirique du Nadhor qui constituait à plusieurs égards un épisode de bonheur intense, se transforme, ici, en mortelle randonnée au Bain des Maudits dans laquelle le trio initial (Rachid-Nedjma-Si Mokhtar) se recompose en quatuor mythique emprisonné dans la logique d’un destin collectif. Les différentes tentatives d’individuation ayant échoué, un pseudonyme désigne désormais ceux qui avaient nom dans l’ épopée.

Nedjma, on s’ en souvient, était symbole réversible à la croisée des désirs et orientent les quêtes amoureuses et politiques des quatre descendants de Keblout. A dix ans d’intervalle, répond en écho un titre qui enferme dans une géométriede la claustration, la figure stellaire diffractée, donnant à lire dans son étoilement entravé les données fondamentales de la condition humaine: l’ enfermement et l’ échappée, le déchirement et la plénitude, l’ aliénation, l’ amour, la folie, la mort…étapes d’une existence à l’ issue fatale.

Le texte s’ inaugure sous le signe de la séparation… Et comme pour briser les contraintes de l’ univers concentrationnaire – condition tragique de l’ honne, déterminismes de l’ histoire individuelle et collective – une force centrifuge puissante désagrège tous les liens. Aux voyages avortés vers des lieux d’identité mythique – La Mecque, le Nadhor – qui, dans Nedjma infléchissait le roman dans une relation spéculaire à soi, s’ oppose,ici, cette forme écartelée dans laquelle tous prennent la tangente. Lakhdar s’ embarque en clandestin sur le chemin de l’ exil. Grand-père Mahmoud s’ aventure dans une folle équipée urbaine. Nedjma s’ est dévoyée dans l’ étreinte de Marc le soldat étranger tandis que le fondateur – spectre sans mémoire et père problématique – erre à la recherche d’une sépulture.

Parodie cruelle du nomadisme ancien et de la geste des Beni Hillal, l’ émigration tient une large place. Les aventures de Lakhdar en France emporté par le flot d’anonymes besogneux provoque la prise de conscience d’une saignée humaine; hémorragie d’une force vitale qui se déverse et se perd dans les artères de la ville étrangère. L’ énoncé poétique lui-même se déchire littéralement pour montrer sur les planches l’ odyssée de l’ exil:

Un air de cornemuse           
Emanait de la horde            
Eupatride
Qu’ils devinaient                    rejetés de son sein            
Attroupée                                                ils la perturberaient           
Sur le pont                                              encore et à distance         
Et ils se raidissaient                              en proie à la cruauté fractionnelle 
Par crainte d’aggraver                                                        
La déchirure.         
                   (p.34)    

Ceux qui sont restés, les prisonniers du camp de l’ Algérie An III, cruelle allégorie du présent, en proie aux luttes intestines, s’ entre-déchirent eux aussi. Au point de fuite, la mort apparaît sous le masque trivial de Moutt, l’ ogresse vers qui, de Nedjma à la femme sauvage, de la virago castratrice à la démente en furie, dérive une image féminine. Suite à la perte des référents masculins (démystification du fondateur, égarement du grand-père, mort du père, exil du fils) cette image prend une puissance fantasmatique et terrifiante.

Qu’imaginer encore du jeune homme ? Tombé du câble initiatique, dégringolé de sa potence à la tranquille caresse d’enfer, ce fut lui qu’on hissa au bout d’un second câble, jusqu’à l’ échelle de soie rompue par l’ araignée, puis par la pieuvre qui entraîna notre héros dans ses bras roses, l’ obligeant à monter vers la couche de Moutt, suaire où l’ attendait la fleur vivante carnassière qui se jeta sur lui et se mit à le mordre pour être sûre qu’il survivait dans sa stupeur. (p.72)   

Pour dénouer cette spirale infernale, engloutissement dans un passé monstrueux, il faut passer aux aveux. C’est l’ objet même du livre où le verbe “avouer”, surgit en arabe, à l’ impératif, comme pour désigner le sens caché:

Parmi les tortionnaires un seul parlait l’ arabe. On l’ appelait le docteur. Un jour on vint chercher un vieux fellah. On l’ avait amené la veille pour avoir enterré une mitrailleuse dans son jardin.      
Une mitrailleuse!  
Le vieux ne savait même pas ce que cela voulait dire (…) tout en lui protestait contre ce mot savant, cette arme ultra-moderne tombée dans son douar comme un aérolithe (…)        
Ker! KRRRRR! crrrrrrr! Ker! Krrrrrrrr disait le docteur. Il voulait dire : avoue.          
Mais il aurait fallu un Ker plus guttural (p.134).

L’ anecdote révèle d’ailleurs les procédés tragi-comiques et leur enjeu. Abandonnant sa langue maternelle pour faire parler l’ autre, le soldat français avoue un désir bilingue que sanctionne la perte de la communication et la régression parodique au cri animal. Dans le même temps se dévoile là son identité de “pied noir averti” prétendant parler “le jargon du peuple”. Comprenant la scène d’une double perspective le choeur des prisonniers en perçoit tous les effets burlesques et décharge dans le fou-rire l’ angoisse à laquelle il a été renvoyé.

La distanciation comique donne à voir en miroir l’ ampleur du drame linguistique comme le symbole même de la dépossession historique. La langue maternelle rendue énigmatique au fellah qui ne peut que répéter un signifiant mis hors champ de toute communication. parce que déformé par l’ Autre :

Le fellah aux abois ne savait que répondre. il suffoquait, se débattait, ne répondait pas, ne pouvait pas comprendre. En désespoir de cause, il se mit à crier, lui aussi, comme le docteur :         
Ker! Ker! Krrrrrrrrr! ker!         
C’était donc si facile. On ne lui demandait qu’une onomatopée, le cri d’une grenouille! Oui, M’sieur. Ker! Krrrrrrr! (p.135).

Cette scène relance à travers le “fellah” la question de la nomination. Dans l’ a-temporalité de cette prison résonne comme en écho la fin du poème épique de Lakhdar( dans Nedjma) incarcéré en mai 1945 au lendemain de la répression : “Moi qui faisais le fou devant mon père le paysan”. La restauration du “fellah” dans sa langue d’origine ne lui a pas restitué son pouvoir symbolique et la félure identitaire se pose là dans l’ ignorance du rôle de l’ autre dans la rupture interne de la généalogie et de la société.

Mais deux blessures essentielles remontent à la surface du texte. Dans le sillage du fantasme ogressal est produit le récit du combat vertigineux au bord du gouffre du Rhummel de Mustapha avec sa mère évadée de l’ asile :

Accrochée au câble d’acier, le visage ruisselant elle marmonnait dans le vide où plus d’un corps avait fait après la halte pensive ou tapageuse le plongeon dont on ne revenait pas (…) Il luttait contre celle qui l’ avait nourri, mais n’avait pu le voir grandir sinon comme grandissent les enfants malheureux, en secret, à l’ aveuglette, l’ avait tout juste soutenu, sans le savoir, sans le vouloir, sans même s’ en étonner alors qu’il déployait ses ailes, impatient de s’ en aller, ne voulant plus même s’ approcher et d’autant moins qu’il l’ avait trop trop aimée d’un bout à l’ autre de son enfance… (p.166-167).

Le récit délivre du fantasme d’un monde fusionnel :

Sans même avoir conscience d’une séparation, car il ne partait pas, il s’ envolait comme l’ insecte dépositaire des nostalgies terrestres, sève, parfums et couleurs (p.167).

Dès lors cette maturation de la conscience permet d’énoncer en toute lucidité la folie du sujet en extériorisant le désir refoulé :

Toute la nuit, calme, persuasif, brutal ou excédé, il avait lutté contre la démence et pas seulement la sienne à elle. La folie. Rien de plus contagieux. Sa mère. Jamais elle n’avait eu tant de pouvoir sur lui. Et maintenant il la tenait rudement par les deux bras, tête baissée, vide et féroce, prêt à frapper sans même entendre les cris de foudre, insatisfaite dans l’ accalmie, la pluie trop fine, trop rare pour la soif du Rhummel.  (p.167).

La levée du désir oedipien entraîne tout naturellement la question de la mort du père. Le scribe sanglotant “messager suprême” mêle dans ce poème épitaphe le remords de “son unique acte d’homme” aux regrets et s’ ouvre à deux fois à d’ultimes étreintes pour mieux se rassembler:

Quand il ne pouvait plus     
Bouger de son grabat!                         Pourtant il écrivit
Quand il ne pouvait plus!                     Jusqu’à perdre le souffle  
Pourtant il écrivit                                    Et la plume tomba            
                                                                  Sur sa couche en désordre             
                                                                  Comme l’ épée  
J’avais vingt ans                                    Rouillée               
Comme l’ épée                                      Au fond des ruines            
Ci-gît                                                                        Quand l’ ancêtre assagi   
Près de la plume                                   Laissa trancher sa tête     
J’avais vingt ans comme l’ épée ci-gît près de la plume             
                                                                                 (p.170).

En parant l’ auteur de ses jours de ses propres attributs, le narrateur restaure une image référentielle d’identité, mais il du même se trouve symboliquement démuni lorsqu’il est à sontour investi de la charge paternelle :

                                                                  Vautour empoisonné        
Vingt ans                                                                Déplumé en plein vol       
Quand il mourut                                    J’allais encore perdre       
Mon unique                                                            Et mon travail au port       
Acte d’homme                                       Et la folle espérance         
                                                                  De renverser l’ étoile         
                                                                  En ce vent de naufrage    
                                                                  Sur la stèle grise inclinée
                                                                                                                 (p.171).

Cependant, se faisant autobiographie le discours littéraire peut alors s’ interroger sur sa propre naissance: “Sur mon 31 Août : le mois où je suis né ? Quel jour ? Nul ne le sait” (p.176). Et se constitue alors la “faute” première : la trahison de l’ écolier qui aliène sa propre mère dans l’ apprentissage des lettres étrangères et rejoint la trahison du père qui a mis son fils à l’ école française.. Généalogie de la culpabilité qui permet de se reconnaître là où on a failli et d’assumer la responsabilité historique dans la création artistique.

Jamais je n’ai cessé même aux jours de succès près de l’ institutrice de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’ écolier de sa mère que pour les arracher chaque fois aux murmures du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrètement d’un même accord, aussitôt brisé que conclu…(p.182).

Retardé, brouillé, ce “passage” qui dit l’ éviction (impossible) de la langue maternelle dans l’ entre-soi vaut autant par ce qu’il dit que par ce qu’il implique de renoncement au langage qui, libérant les pouvoirs de l’ imaginaire, a rendu possible son énonciation.

D’une langue à l’ autre

 Ce poète au chant bouleversant,soudainement émergé de l’ Algérie profonde, (…) nous force à nous décentrer, à entrer par mimétisme dans son jeu et son monde afin que, dans le jardin parmi les flammes, notre coeur devienne capable de toutes les formes [21]        

L’ oeuvre de Kateb issue – comme Nedjma aux origines brouillées – d’un viol, celui de la langue étrangère, est creuset où se mêlent en une rencontre tumultueuse cultures, langues et réalités sociales différentes. L’ image qui jaillit en abondance sous la plume de l’ auteur apparaît comme el principe organisateur d’une écriture qui, à partir des luttes du moment fouille jusqu’aux racines du drame défrichant la tradition orale (récits transmis de génération en génération, fables profondément enfouies dans le sol natal, rituels archaïques… ) pour resurgir au présent dans le mouvement de l’ histoire. Du Cadavre encerclé à L’ homme aux sandales de caoutchouc en passant par Nedjma toute la production littéraire obéit à ce parcours – mise en perspective du présent et du passé, dialectique du réel et de la fiction, du dire et du vivre – en un chiasme qui recueille les récits morcelés, fragments épars d’une mémoire mutilée.

Loin d’être simple témoignage, la prise de parole que Kateb fait entendre mêlés, en écho au bruit des armes qui parlent déjà, chant d’amour et épopée ancestrale, légende tribale et discours révolutionnaire, affirmant d’emblée sa portée contestataire. “On ne se sert pas en vain d’une langue et d’une culture universelles pour humilier un peuple dans son âme. Tôt ou tard, le peuple s’ empare de cette langue, de cette culture et en fait des armes à longue portée de sa libération” avait déclaré le poète dans une interview. Ce retournement qui condamne ceux qui ont failli aux idéaux humanistes produits dans leur histoire, dévoile étrangement et du même coup l’ altérité refoulée de tout discours d’identité exhume les pans occultés d’un imaginaire par définition “bâtard”.

Et promu “langue de libération”, le français n’en reste pas moins menace d’aliénation. De cette tension constitutive, l’ écriture katébienne tient son caractère paradoxal et hautement risqué.

Explorer les abîmes, scruter les horizons, c’est là l’ oeuvre exaltante de l’ écrivain algérien. S’ il écrit en français, dans la gueule du loup, il n’est pas pour autant coupé de sa langue maternelle. Sa situation entre deux lignes l’ oblige à inventer, à improviser, à retrouver sa voix perdue dans le fracas des armes et à s’ offrir en cible aux frères ennemis dans la mêlée raciale et les fumées chauvines. Il sent en lui la déchirure et cependant il entrevoit la confluence (Les Lettres françaises du 11/10/1956).

Le désir affiché initialement de violer la langue de l’ autre pour proclamer son identité engendre une démarche poétique qui, nouée autour de l’ énigmatique Nedjma explore à la croisée des cultures sa propre étrangeté comme elle exhibe celle d’un corps social brassé par les conquêtes successives.

Refoetalisés dans l’ écriture en français, les matériaux mnésiques extériorisent le drame originel comme l’ explicite alors Kateb : “La plupart de mes souvenirs, sensations, rêveries, monologues intérieurs se rattachent à mon pays… mais je ne puis les élaborer, les exprimer qu’en français”. Par le jeu de transfert linguistique l’ auteur mesure progressivement toutes les déterminations socio-historiques et personnelles de sa venue à l’ écriture. Si l’ on en croit Freud “toute oeuvre d’art est une confession”..S’ avouant”l’ auteur de la perte de la langue maternelle”, “trésor inaliénable et pourtant aliéné”, l’ écrivain assume alors “la seconde rupture du lien ombilical” pour s’ orienter vers une prise en charge volontariste et militante du trauma linguistique et culturel de tout un peuple,aprés avoir exploré l’ expression de soi dans la langue française. D’où un changement de forme avec L’ homme aux sandales de caoutchouc, puis plus radicalement, un changement de langue avec les pièces suivantes, qu’il refuse, alors, de transcrire. En 1974, Kateb déclarait :

Ici en Algérie si j’écrivais encore Nedjma ou Le polygone étoilé ça n’aurait aucune signification. Ici il y a un tout autre public (…) Si l’ on pense qu’il faut parler la langue du peuple on dépasse la condition d’écrivain (…) avec Mohamed prends ta valise j’ai trouvé au théâtre une façon directe d’utiliser le langage, le langage du peuple, le langage de la rue.

Paradoxal et exemplaire, cet itinéraire donne valeur prédictive aux paroles creuses du père qui, le fourrant “dans la gueule du loup” tentait de consoler l’ enfant ainsi arraché au monde enchanteur de l’ enfance, de justifier la trahison :

Laisse l’ arabe pour l’ instant. Je ne veux pas que comme moi tu sois assis entre deux chaises (…) La langue française domine. Il te faudra la dominer, et laisser en arrière tout ce que nous t’avons inculqué dans ta plus tendre enfance. Mais une fois passé maître dans la langue française, tu pourras sans danger revenir avec nous à ton point de départ.
Tel était à peu près le discours paternel.        
Y croyait-il lui-même ? (Le Polygone étoilé, pp.180/181).

L’ accomplissement de ce trajet symbolique a accordé foi au pieux mensonge. Ce retour à la langue maternelle de celui qui s’ était illustré dans les lettres françaises, cette suspension de l’ écriture ont suscité un peu de frustration chez ceux, nombreux ici et là, qui ne désespéraient pas d’un prolongement hors de saison de la nébuleuse Nedjma. Et signe d’encouragement peut-être, en 1986 Kateb recevait en France le Grand Prix National des Lettres pour L’ Oeuvre en fragments qui regroupait une constellation de textes patiemment réunis par sa fidèle amie, sa première lectrice attentive et passionnée, Jacqueline Arnaud. Ces “Fleurs de poussière” échappées à la création du cycle Nedjma, disséminées aux quatre vents, difficilement regroupées comblaient un peu l’ attente du recueil de poèmes annoncé en quatrième de couverture du Polygone étoilé. Elles faisaient résonner l’ écho du drame ancien comme autant de coups de sonde dans la mémoire de l’ oeuvre et lui assuraient un retentissement un peu “décalé” mais toujours vibrant. Par cette récompense tardive des éclats échappés à l’ argile où avait pris corps une écriture poétique d’une extrème originalité était célébré indirectement la littérature de la littérature maghrébine. Cet hommage rendu à trente ans de distance à celui qui avait arraché le roman à la sphère coloniale et déchiffré les fondements de la culture algérienne l’ inscrivant de plain-pied, trente aprés, dans l’ universalité, consacre l’ actualité toujours brûlante d’une oeuvre tout à la fois profondément authentique et étonnamment moderne.

Mireille DJAÏD

http://www.limag.refer.org/Textes/Manuref/KATEB.htm


Destini paralleli: La problematica della lingua fra Kateb Yassin e Kader Abdolah.

http://www.controappuntoblog.org/2012/09/10/destini-paralleli-la-problematica-della-lingua-fra-kateb-yassin-e-kader-abdolah/

Kader Abdolah : il corvo, il re – Kader Abdolah Dante e Maometto

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