Henri Lefebvre Le langage et la société – Entretien avec Henri Lefebvre: 3 VIDEO – Dialectical Materialism

Revue Romane, Bind 1 (1966) 1-2

Henri Lefebvre: Le langage et la société. Collection idées, nrf, Paris 1966, 376 p.

Steen Jansen

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C’est une étude très vaste que nous offre Henri Lefebvre sous le titre de Le langage et la société. Ces deux réalités forment pour l’auteur les deux «dimensions» de l’homme; et elles sont les objets de deux sciences nouvelles qui semblent être particulièrement bien placées pour aider à construire, à ordonner un nouvel «intelligible» – c.-à-d. à la fois une abstraction et un fondement de la prise en connaissance du monde par l’homme.

Un des points de départ de l’argumentation de l’auteur est la distinction qu’il opère entre signification et sens; il en dit ceci: «La signification est précise et abstraite, mais pauvre. Le sens est riche et confus, mais inépuisable» (p. 238). On pourrait dire que cette étude se place résolument du côté du sens : elle est très riche – elle fourmille d’idées nouvelles et d’observations intéressantes prises dans les domaines les plus différents – mais elle laisse souvent le lecteur dans une perplexité confuse qui rend difficile un jugement équitable sur le bien-fondé de l’argumentation.

Nous préférons essayer de dégager une seule ligne de l’argumentation de notre
auteur, à savoir celle qui l’amène à proposer un nouveau modèle du signe linguistique;
le voici (p. 266):

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«Nous venons d’énumérer les plus importantes raisons qui légitiment, à notre
avis, la conception d’une dimension symbolique du langage. Le schéma tridimensionnel
s’établirait ainsi, projeté sur la surface du papier:

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Dans les pages qui précèdent immédiatement la présentation du modèle, l’auteur
reprend – comme un dernier argument en faveur de sa théorie – l’analogie classique
du signe linguistique et du jeu d’échecs.

Là où la plupart des linguistes modernes s’efforcent d’éclaircir par quoi la langue est différente du jeu d’échecs (ce qui n’est pas toujours si facile; souvent on a recours à la fonction référentielle de la langue), Henri Lefebvre prend le chemin inverse et souligne les ressemblances, en montrant que «la comparaison poursuivie par le maître de la linguistique moderne va plus loin qu’il ne pensait» (p 264). La pièce du jeu d’échecs est un signe, «Mais la pièce a aussi une valeur. Elle vaut plus ou moins. La reine vaut plus qu’un pion. Or la valeur n’est pas entièrement fixée à l’avance. (. . .) Les pièces ne valent que dans une stratégie. Tel joueur jouera avec les chevaux, tel autre avec les fous. Il pourra d’ailleurs changer de stratégie de partie en partie, ou bien en cours de partie. (…) Les valeurs changent avec la stratégie, c’est-à-dire avec le sens» (pp 264-65). Et l’auteur pousse encore plus loin son analyse: «II serait possible de changer les noms des pièces, comme leur matière et leurs figures. Pourquoi garder ces termes: Roi, Reine, Cavalier, Fou, Tour, Pion? (…) Sans doute y a-t-il des raisons. On pourrait aussi remplacer les figures des pièces par des jetons colorées. Le jeu perdrait-il en attrait? En clarté? Sans doute. Réduit à une combinatoire impersonnelle, il se priverait d’un élément de rêve et d’affrontement: de la dimension symbolique» (p 265).

On voit comment l’auteur en approfondissant l’analyse de cette analogie classique – en la faisant sienne, là où tant d’autres auraient commencé par la rejeter – arrive à bien situer sa théorie. Pourtant il ne s’agit là que d’une illustration – même si elle donne une bonne idée de la démarche de l’analyse.

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Nous allons essayer – bien que ce ne soit pas toujours facile – de montrer de
manière plus précise comment se développe l’argumentation qui aboutit à cette
nouvelle conception.

La problématique apparaît clairement, lorsque Henri Lefebvre pose la question «Le sens (qui contient quelque chose de plus que la signification du «mot» isolé) naît-il des seules différences? Nous espérons serrer de plus près la réponse à cette interrogation. Où, comment, de quoi vient le sens?» (p 78). C’est le problème du sens qui l’intrigue; il cherche à «expliquer» comment un même mot peut recevoir, dans différents contextes, des significations différentes. Le problème est soulevé aussi par la notion de valeur établie par Saussure (p 104), car c’est, au fond, sur le problème des rapports entre les trois notions: signification, sens, valeur, que réfléchit Henri Lefebvre, qui termine le chapitre en affirmant que «La valeur (linguistique) des mots a autant et peut-être plus d’importance que leur signification littérale, qui en dépend. Par elle le mot isolé entre dans un groupe de mots (…). La signification est au départ, le sens à la fin. La valeur sert d’intermédiaire (de médiation).» (p 203).

Pour passer de la notion de sens à la notion de dimension symbolique, l’auteur demande d’abord «Sur combien d’axes porter les éléments atteints par l’analyse? Comment représenter schématiqument, d’une façon correcte, la chaîne parlée?» (p 205). Il se hâte de dire que la dimension est une notion difficile à manier, mais il faut probablement la comprendre comme une sorte d’axe. Après avoir décrit et critiqué les théories uni- et bi-dimensionnelles, il dit – et il semble que ce soit là un des centres de l’analyse, préparé bien sûr, mais où la critique par l’auteur de la linguistique moderne éclate pour la première fois: «Dans tous les cas, la réduction du langage à une seule dimension (le temps, les séquences et combinaisons de signifiants) fait disparaître la signification et le sens ou se base expressément sur Vélimination du sens et de la signification. La réduction à deux dimensions entraîne une réduction à l’unidimensionnel (…) Le social ou sociologique, l’usage de la langue s’estompent ou disparaissent par réduction (selon nous abusive).» (p 218). Il faudra peut-être revenir en arrière pour mieux comprendre cela: «11 semble très juste et très bien fondé d’attribuer à la double articulation une importance capitale. (.. .) Est-ce une raison suffisante pour en tirer une définition de l’objet de cette science, pour en faire le critère de la rationalité du langage et de la science du langage? La réduction, jusqu’ici légitime et fondée, change de sens. Elle devient abusive.» (p 191). C.-à-d. que les deux niveaux d’articulation d’A. Martinet – et avec lesquels opèrent la plupart des linguistes modernes, sous différentes formes – ne suffisent pas à Henri Lefebvre qui trouve nécessaire d’envisager un troisième niveau, celui des «unités ayant un sens (phrases et ensembles de phrases)» (p 204), et d’établir une troisième dimension.

Ensuite l’auteur établit le rapport entre le sens et le symbole de la manière suivante: «Le symbole se situe au niveau du sens. (…) Le symbole se réfère à la nature «en soi», métaphysiquement. (…) Le sens se réfère à la praxis. Ils s’opposent, mais pas sur le mode des oppositions pertinentes.» (p 254), et «Le mot feu contient et suggère plus que les emplois et les valeurs d’emploi qu’il autorise. Il les gouverne de loin et de haut. (…) C’est alors et ainsi un symbole.» (p 258). On doit pouvoir – si nous comprenons bien la pensée de l’auteur – substituer à ces «emplois et valeurs d’emploi» la notion de sens.

Nous allons terminer cette tentative d’explication des idées générales de la

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réflexion d’Henri Lefebvre par la citation suivante qui montre comment s’applique la théorie: «Nous supposons tout acte de communication investi dans un champ (où le communicable apparaît et transparaît, non sans pertes et dégâts, illusions et désillusions) selons des niveaux, des dimensions, des fréquences. Dans les dimensions, nous cherchons le symbolisme (contenus émotifs véhiculés par des images privilégiées,«expressivité», affectivité) – le paradigmatique (oppositions inhérentes au champ et à la saisie du champ) – le syntagmatique (les modes de liaison, d’association, de contraste, entre les éléments du champ donné)» (p 299).

Nous sommes conscients de n’avoir dégagé qu’un aspect de l’étude d’Henri Lefebvre. Nous pensons quand même avoir touché à l’essentiel, aussi à ce qui pour l’auteur doit être l’essentiel, bien que ce soit avec les yeux de ce linguiste qu’attaque l’auteur que nous avons lu son étude. Pourtant nous ne croyons pas que ce soit en premier lieu cette attitude de linguiste qui fait que nous ne sommes pas entièrement convaincu par l’argumentation de l’auteur. Si nous avons quelques réserves à formuler, c’est principalement parce que son étude nous semble en beaucoup d’endroits manquer de précision, de rigueur.

Et cela nous étonne d’autant plus qu’ailleurs Henri Lefebvre se montre épris de rigueur scientifique (par ex. p 122). Il faut ajouter que ce manque de précision nous paraît marquer la seconde moitié du livre – là où l’auteur établit et applique sa théorie – bien plus que la première partie qui est une exposition explicative et critique très bien menée des différentes théories de la connaissance du monde par l’homme, centrée sur les théories qui ont pour base la linguistique. (Pour celui qui est habitué à voir aligner Kierkegaard – Marx – Nietzsche comme la génération post-hegelienne, il est presque révélateur de voir Henri Lefebvre aligner Marx – Husserl – Saussure. Nous sommes bien loin des perspectives existentialistes qui guidaient l’esprit autour de 1950. Autre changement – celui-ci moins grand – dans la hiérarchie de l’acquis philosophique de la pensée moderne: Hegel reste encore le point de départ – qu’il faut toujours dépasser, bien sûr – de la réflexion contemporaine; mais Leibniz est en train de se placer à ses côtés.)

Le souci de rigueur vient en partie de ce que l’auteur prétend faire une analyse scientifique; et le manque de précision s’explique en partie par le fait qu’il est philosophe. Nous ne cessons de nous étonner du refus (presque constant) d’Henri Lefebvre d’accepter le statut de philosophe (par ex. p 282, pp 308-309, p 333). Et cela, bien que l’auteur lui-même fasse une nette et très bonne distinction entre la réduction scientifique et la réduction philosophique, ayant posé – avec raison, croyons-nous – que la réduction est la conditio sine qua non de la réflexion sur le monde. Les philosophes se caractérisent par le fait que «Leur principe, point de départ, se veut et se dit «ontologique». C’est Y être qu’ils veulent . . . .» (p 176), alors que la science «écarte les contenus pour construire une forme» (p 176). Mais lorsque Henri Lefebvre dit ensuite «on réduit le contenu à la forme. Nous n’avons cessé de contester cette réduction» (p 244), et lorsqu’il parle si souvent de l’intégralité, ou de la globalité (d’autres mots – si nous le comprenons – pour l’être ou l’essence) du langage que néglige le «pur» linguiste, nous sommes bien obligé de dire que d’après ses propres définitions, Henri Lefebvre parle en philosophe. Ce qui évidemmentest parfaitement légitime. Mais il ne faut pas ériger en analyse scientifique une analyse philosophique, et il ne faut surtout pas reprocher à l’analyse scientifique

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de ne pas être philosophique, c.-à-d. de ne pas tenir compte de l’essence de son objet. Pour la science il n’y a pas d’essence; il y a seulement des modèles théoriques plus ou moins utiles suivant qu’ils permettent une description plus ou moins simple de l’objet.

Henri Lefebvre est philosophe; il est aussi sociologue, comme il le dit à plusieurs reprises; nous nous étonnons de nouveau lorsque, très souvent, il se défend d’entrer dans le «trans-linguistique». Ou bien l’auteur donne a la linguistique – et au «linguistique« – une signification (ou sens) tellement peu précise, qu’il n’y aurait aucune raison de distinguer entre linguiste et par ex. sociologue (p 249), ou de parler de «langages non linguistiques» (p 122), ou bien il sort à tout moment du domaine linguistique, parfois pour entrer dans la philosophie du langage, souvent pour entrer dans la sociologie.

Cela n’empêche pas, bien sûr, Henri Lefebvre de ramener des réflexions qui pourront peut-être se montrer utiles pour la linguistique. De toute façon, c’est – à notre avis – précisément ses qualités eminentes de philosophe de la sociologie qui donnent de la valeur à ses réflexions sur la langue.

Si nous ne sommes pourtant pas entièrement convaincu des possibilités d’éldblir une nouvelle linguistique sur le modèle d’Henri Lefebvre, cela vient peut-être surtout du manque de rigueur déjà mentionné. Car il nous paraît encore difficile de voir comment ce modèle pourrait permettre un ensemble de définitions opérationnelles aussi cohérent et aussi précis que celui que nous offre la linguistique moderne dite saussurienne.

Par contre, pour ce qui regarde une science de la littérature, il se peut bien que le modèle d’Henri Lefebvre se montre utile, à condition toutefois d’être précisé davantage. Pourquoi cette différence? D’abord parce que cette science littéraire reste encore à définir, presque de fond en comble, c.-à-d. qu’on n’est pas encore arrivé à se mettre d’accord, comme en linguistique, sur un ensemble, même restreint, de définitions qui permette une description simple et fructueuse; ensuite parce qu’il nous paraît probable que la irréductible de l’œuvre littéraire doit être cherchée dans le «trans-linguistique», c.-à-d. qu’il faut à la fois souligner que l’œuvre littéraire – étant un texte linguistique – utilise la langue comme sa matière et pourtant ne pas oublier qu’il ne faut pas la réduire à n’être que ce texte linguistique; enfin parce qu’il paraît probable – encore une fois – que la relation à la praxis d’un groupe social est d’une importance fondamentale pour cet «irréductible» de l’œuvre littéraire.

Mais ce sera son application – et celle-ci uniquement; non pas telle ou telle réflexion sur son plus ou moins d’accord avec l’essence de l’œuvre littéraire – qui nous montrera si nous surestimons ou non l’utilité de la théorie d’Henri Lefebvre pour l’étude de l’œuvre littéraire.

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