Aux origines de l’antitravail
Dernière mise à jour le mardi 5 février 20o8
Table des matières
Introduction : Aux origines de l’antitravail
Chapitre 1 : L’introduction de l’OST
Chapitre 2 : Le développement de l’OST en France
Chapitre 3 : Echec du taylorisme ?
Chapitre 4 : Le développement du fordisme en France entre les deux guerres
Chapitre 5 : La révolte des OS américains au tournant des années 1970
Chapitre 6 : Fiat ou la défaite de l’antitravail
Conclusion. Les luttes antitravail des OS modernes ont été brisées…
Aux origines de l’antitravail
Introduction
Les notes qui suivent sont issues d’une réflexion sur l’antitravail. Cette expression recouvre les réactions des travailleurs à la crise du fordisme qui a eu lieu à la fin des années 1960 et au début des années 1970. On a également parlé de « révolte des OS ». D’une façon ou d’une autre, on parle ici des grèves sauvages américaines (celles qui ont lieu en dépit des engagements de non-grève pris par les syndicats lors des contrats collectifs périodiques), de la montée de l’absentéisme et du turnover, du sabotage, de l’indiscipline des travailleurs sur les lieux de travail.
L’exploitation du travail par le capital peut s’analyser en trois moments :
le marché du travail, où se fixent les termes du contrat entre le capitaliste et le travailleur (durée du travail, horaires de travail, salaires et avantages sociaux) ;
la consommation de la force de travail : une fois qu’il a contracté, le capitaliste cherche à obtenir le maximum de travail pour le salaire qu’il verse, et le travailleur à en donner le minimum ;
la conversion du salaire en nouvelle force de travail, moment qui concerne le rapport entre le salaire et le prix des subsistances, ainsi que l’ensemble des conditions de vie du prolétariat.
C’est donc uniquement le deuxième moment qui fait l’objet des développements ci-dessous.
Déjà dans les années 1970, la discussion sur l’antitravail a notamment porté sur la question de savoir si ces manifestations de résistance étaient nouvelles ou si, au contraire, les travailleurs avaient toujours utilisé ce type de méthodes pour résister à l’exploitation sur les lieux de travail. Dans le premier cas, on mettait au jour les premières manifestations d’un nouveau mouvement se détournant des revendications quantitatives et rejetant le travail en tant que tel. Ce rejet, inadmissible par les partis et syndicats attachés au vieux monde, était l’assise sur laquelle le mouvement communiste allait se développer. Dans le deuxième cas, on ne faisait que retrouver après une période de latence les vieilles méthodes de la lutte de classes, ce qui confirmait la perspective ancienne du mouvement ouvrier fondé sur l’affirmation du travail, que ce soit dans les conseils ouvriers ou dans le parti. On trouve ce débat, par exemple, dans une brochure d’Echanges et Mouvement de cette époque [1]. C’est à partir de la suggestion d’un camarade de republier cette brochure que les recherches suivantes ont été entreprises. Car le débat rapporté dans la brochure est très marqué par l’idéologie antitravail de l’époque et peu documenté historiquement.
Pour remédier à ce manque de documentation historique, mes recherches ont porté sur différentes périodes du mouvement ouvrier dans différents pays, mais surtout pour suivre l’émergence de l’organisation scientifique du travail (OST) et la résistance ouvrière qu’elle a provoquée, de ses origines à la fin de la révolte des OS. Car, me disais-je, si les OS ont attendu les années 1960 pour se révolter contre les conditions de travail si terribles du fordisme, que s’est-il passé au moment de leur introduction ? Les travailleurs d’alors se sont-ils également révoltés, ou bien se sont-ils soumis sans problème à la domination réelle du capital dans les usines ? C’est donc quelques éléments de réponse à ces questions que l’on va trouver dans ce qui suit. Le dossier reste ouvert, bien entendu, en particulier pour la période actuelle (depuis la fin des années 1980 environ).
B. A.
Mai 2005
FIAT OU LA DÉFAITE DE L’antitravail
Automne 1980, les trente-cinq jours
Durant ces années, la Fiat s’est équipée en nouvelles machines et s’est réorganisée. Elle s’est soigneusement préparée pour un conflit important, recherchant le soutien des banques, accumulant des stocks de voitures. Le 10 septembre 1980, la direction attaque en annonçant 14 469 licenciements. Comme elle s’y attendait, cette mesure déclenche une grève. Le conflit va consacrer la défaite des ouvriers et l’entrée dans une nouvelle ère pour l’entreprise et pour l’ensemble du capital italien.
Le matin du 11 septembre, la grève commence sous la forme d’un cortège interne à l’usine, parti des presses. De ce jour à la fin du mois, les ouvriers de chaque équipe travaillent deux heures, puis font grève pendant le reste de leur journée, avec AG, cortèges, manifestations vers le centre-ville. Ils sont plus ou moins accompagnés et soutenus par les partis et syndicats.
Le 24 septembre, un meeting a lieu avec les partis politiques sur la piste d’essais de Mirafiori. Tous les politiciens (sauf un communiste) sont sifflés.
Le 25, les syndicats organisent une grève générale dans le Piémont (région où se trouve Turin).
Le 26, le secrétaire général du Parti communiste italien (PCI), Enrico Berlinguer, rend visite aux ouvriers de Fiat. Au cours d’un débat, la question lui est posée de ce que serait l’attitude du parti en cas d’occupation de l’usine. Il déclare en termes ampoulés que le PCI soutiendrait le mouvement.
Le 27 septembre, et sans rapport immédiat avec la grève, le gouvernement Cossiga chute. Par « esprit de responsabilité », la Fiat suspend les licenciements. Aussitôt, les syndicats annulent un projet de grève générale.
Le 29 septembre, la Fiat annonce que 23 000 ouvriers seront mis en cassa integrazione pour trois mois, à compter du 6 octobre. Il s’agit d’une formule de mise au chômage technique, en principe temporaire, au terme duquel l’entreprise doit reprendre les ouvriers. Les 23 000 ouvriers n’ont pas été choisis au hasard. On y trouve la plupart des militants syndicaux, beaucoup de femmes et tous les inaptes et invalides.
Les travailleurs réagissent en faisant la grève « aux portails » : ils ne travaillent pas, mais n’occupent pas les lieux. Ils restent à l’usine, mais aux portails seulement, qu’ils équipent peu à peu d’abris, de braseros et qui deviennent ainsi le lieu de l’activité de grève. Celle-ci consiste entre autres à décorer les murs extérieurs de l’usine (et ils sont longs, puisqu’il y a 32 portails à Mirafiori) de multiples inscriptions et images. Le long du mur, un sentier joint les portails entre eux, la « piste Hô Chi Minh ».
Le matin du 6 octobre arrive. En principe, 100 000 travailleurs (dans toutes les usines) doivent reprendre le travail, tandis que 23 000 restent sur le carreau. La direction leur a écrit pour leur faire savoir qu’ils seraient dénoncés s’ils se hasardaient à entrer dans l’usine. Les syndicats ont appelé tout le monde à pointer, puis à revenir aux portails pour continuer la grève. C’est ce qui se passe à Mirafiori où, après de longs moments de silence dans l’usine (ni travail, ni cortèges), tout le monde ressort aux portails, puis à l’extérieur.
Du 7 au 14 octobre, c’est l’attente. Quelques tentatives de petits cadres et employés de forcer une entrée de l’usine de Mirafiori sont repoussées sans difficultés. Le matin du 14, la « coordination de la maîtrise et des cadres intermédiaires » appelle à un meeting au Teatro Nuovo, dans le centre de Turin. Il s’agit de protester contre le blocage des portails. La salle de 2 000 places est rapidement pleine, le quartier autour du théâtre se remplit peu à peu. Il y a beaucoup d’employés. La foule est silencieuse, mais des pancartes, toutes pareilles, sont distribuées. Elles portent l’inscription : « Le travail se défend en travaillant. » Finalement, ce rassemblement se transforme en une importante manifestation (20 000 à 40 000 personnes), qui tournera toute la matinée dans le centre-ville. Au début de l’après-midi, la Procura della Repubblica publie une ordonnance imposant de laisser les portails libres. Elle annonce que l’application de l’ordonnance sera imposée par la force à compter de la fin de la matinée du lendemain. Au moment même, les négociations reprennent entre Fiat et les syndicats, au ministère du Travail à Rome. Mirafiori se transforme en Fort Alamo.
A l’aube du 15 octobre, les voitures de police prennent position à proximité de Mirafiori. Peu après, on annonce de Rome un accord entre direction et syndicats. Dans le même temps, ceux qui veulent reprendre le travail, encouragés par le succès inattendu de leur rassemblement de la veille, affluent vers l’usine et demandent le démantèlement des piquets. Cela donne un face-à-face de quelques heures, avec la police au milieu. Il y a cependant quelques heurts au portail 14, où des petits chefs tentent le coup de force avec l’appui de la police, puis renoncent. Dans le cours de la matinée, les syndicats convoquent le Conseil d’usine pour 14 heures dans un cinéma de banlieue, ainsi que des AG pour le lendemain matin.
Le Conseil d’usine, c’est le rassemblement de tous les délégués élus par la base dans les « unités homogènes de travail ». Comme les délégués eux-mêmes, c’est une forme inventée lors de l’automne chaud, qui s’est bientôt transformée en institution contrôlée par les syndicats. Le cinéma de quartier où se tient la réunion est rapidement comble. Les délégués, souvent des syndicalistes de base, et des ouvriers anonymes se massent dans la salle. Sur la scène se tiennent tous les grands bureaucrates fédéraux. Ils présentent favorablement les résultats de la négociation de Rome, la Fiat s’engage à réintégrer tous les ouvriers qui se trouveraient encore en cassa integrazione salariale au 30 juin 1983. Toute la salle hurle que c’est un piège, un licenciement déguisé – ce qui se vérifiera. La réunion dure huit heures, au terme desquelles un vote des délégués rejette nettement le projet d’accord de Rome. Mais au moment du vote, les chefs syndicaux ont déjà quitté la salle.
Le 16 se tiennent les AG qui doivent voter sur ce même projet d’accord. Les AG du matin, où se trouvent beaucoup de cadres et d’employés, votent de façon hésitante. Mais celles des équipes de l’après-midi n’hésitent pas, l’accord est rejeté. Manque de chance, à 13 heures, les syndicats avaient communiqué aux médias la nouvelle de l’approbation de l’accord. Revelli a trouvé dans les archives de la RAI le film d’une de ces AG. Tous les ouvriers votent contre l’accord à poing levé. Et tandis qu’ils se félicitent de leur unanimité dans la lutte, le bureaucrate annonce dans la sono que « l’accord est approuvé ». Le travail reprendra peu après.
La Fiat dans les années 1980
En 1983, le nombre d’ouvriers dans le groupe Fiat-Autobianchi-Lancia a baissé de 50 % par rapport à 1980, mais le nombre de voitures produites n’a baissé que de 4 %. Autres exemples, au quatrième trimestre de 1979, les 13 262 ouvriers de la carrosserie de Mirafiori fabriquaient 2 240 voitures par jour. En 1985, 7 183 ouvriers sortaient plus de 2 000 voitures. Sur la ligne de montage de l’usine de Rivalta, en 1980, il y avait 5,38 ouvriers par voiture produite. En 1986, ce chiffre est tombé à 1,7 ouvrier par voiture.
Certes, ce n’est pas le seul rétablissement de la discipline dans les ateliers qui a permis un bond aussi spectaculaire de la productivité. De nouvelles technologies jouent ici un rôle de premier plan ; mais leur efficacité est d’autant plus grande que la discipline a été rétablie sur la base de la défaite de 1980. L’exemple de l’usine General Motors de Lordstown montre suffisamment que la technologie ne suffit pas. En ce qui concerne le changement technique, voici ce que Revelli écrit : ” La vieille ligne de montage a été mise en pièces, fragmentée, décomposée. Entre un segment et l’autre, les stocks intermédiaires se sont multipliés ; ce sont les « poumons », nécessaires pour faire respirer le cycle productif, pour en garantir la fluidité et l’indépendance vis-à-vis du comportement des groupes d’ouvriers et des inévitables dysfonctionnements des stations techniques individuelles. Un système intégré de moniteurs et de terminaux informatiques tient continuellement informé l’ordinateur central de l’évolution de la production, de l’arrivée des matériels, des stocks, de l’état des outils, de sorte que celui-ci peut pourvoir en temps réel aux réapprovisionnements, coordonner les pauses, synchroniser les flux. Ce que les chefs faisaient auparavant avec mille imprécisions et dans l’improvisation, la machine le fait maintenant avec une perfection silencieuse (dans de nombreux cas, une station de contrôle est capable de liquider en dix minutes une quantité de travail qui occupait auparavant un jour entier). […] [Les chaînes] sont remplacées par des chariots automatiques et silencieux (les robots-trailers), qui prélèvent automatiquement les pièces auprès du « poumon » ou sur le poste de travail précédent et se dépêchent de l’apporter au poste suivant, guidés par des pistes magnétiques intégrées dans le sol, commandées à leur tour par un calculateur qui choisit la destination la plus opportune et le parcours le plus bref. Des machines entièrement automatiques ont remplacé une part significative de travail humain dans les stations de montage également. Ce sont des robots de la deuxième ou troisième génération qui […] soudent, vernissent, ravitaillent, assemblent. Ils sont capables d’enfiler, avec une précision millimétrique, sans jamais se tromper, une valvule dans son logement. Ou de poser des séries de points de soudure le long de tracés modifiés d’une fois à l’autre. Ils savent reconnaître les modèles qui arrivent au touché, ou grâce aux informations données par l’ordinateur central, et ils changent en conséquence de programme de travail. Et si, éventuellement, une pièce défectueuse arrive, ils s’en aperçoivent normalement d’un coup d’œil, la machine lance alors un cri d’alarme, soulève ses pinces et s’arrête en clignotant pour permettre l’intervention de l’équipe de maintenance. Tel est, accidentel et résiduel, le dernier temps qui reste à l’intervention humaine. Pour le reste, les hommes sont repoussés à la marge de la chaîne, exécutant des tâches de chargement et déchargement , servant la machine avec humilité, ou préparant des accessoires, des assemblages partiels qu’ensuite les robots utiliseront dans leur travail. «
Revelli souligne que les améliorations promises du procès de travail ne se sont pas concrétisées avec l’automation. L’amélioration de la » qualité de la vie « proclamée par Fiat ne s’est pas réalisée. » En réalité, l’attachement de l’homme à la machine s’est reproduit et les nouvelles professionnalités [annoncées] se sont révélées nettement moins créatives et riches de contenu.
Et cependant, les transformations du procès de travail requises pour arriver à ce nouveau stade ont souvent été demandées et soutenues par les délégués et les leaders syndicaux. » Le dépassement de la chaîne de montage, son abolition progressive, n’ont-ils pas constitué une des revendications stratégiques du mouvement ouvrier dans sa phase montante ? N’ont-ils pas représenté un des traits caractéristiques de la « nouvelle façon de faire l’automobile » idéalisé par Bruno Trentin [5] ? C’est précisément là que se trouve le fondement de la domination de Fiat, dans cette capacité de réaliser entièrement son propre projet antagonique à la force de travail mais en y intégrant de grands morceaux du programme ouvrier “.
Il y a là une articulation importante dans la réflexion de Revelli. Il est possible que les syndicats aient souhaité accompagner les patrons dans la recherche de cette nouvelle façon de fabriquer des automobiles, mais de là à parler de programme ouvrier, il y a un grand pas, celui qui sépare les OS dans leurs ateliers de bureaucrates syndicaux dans leurs bureaux. Revelli le franchit allégrement, alors qu’il vient de décrire en détail comment l’indiscipline ouvrière, base de la résistance au travail à la chaîne, ne proposait rien d’autre que… d’en faire un peu moins.