Marxisme et syndicalisme chez Daniel De Leon

Marxisme et syndicalisme chez Daniel De Leon

30 avril 2012 by lucien

Article de Cristiano Camporesi publié dans Institut Giangiacomo Feltrinelli / Histoire du marxisme contemporain, t. 2 (Paris, 10/18, 1976). On ne partagera pas forcément les points de vue exprimés dans cet article mais la pénurie de documentation en français sur le sujet nous a semblé en rendre la publication utile.

1. Formation et position de De Leon dans le mou­vement ouvrier américain

Définir le marxisme américain revient précisément à poser l’un des problèmes fondamentaux de ce marxisme; jusqu’à quel point, en effet, peut-on parler réellement d’un marxisme « américain »? Partisans et détracteurs sont souvent d’accord pour voir en lui un phénomène procédant plus de l’émigration européenne que de racines autochtones. Pourtant, de nos jours, Daniel De Leon apparaît à de nom­breux critiques comme l’un des théoriciens et l’un des hommes politiques qui a le plus essayé d’adapter l’interprétation du marxisme à la situation réelle des États-Unis, même si, par ailleurs, quelques spécia­listes soulignent chez lui certaines limites qui sont le fait de son attitude excessivement dogmatique. Au moment où la gauche américaine, redécouvrant le syndicalisme révolutionnaire et le radicalisme des débuts du XXe siècle, élabore des reconstructions d’une remarquable rigueur scientifique, mais aussi, exalte parfois les aspects mythiques et romantiques de cette période [1], la figure de De Leon prend un relief particulier, parce qu’elle implique un jugement d’ordre général sur le socialisme aux U.S.A. entre la fin du XIX° siècle et le début de la Première Guerre mondiale.

Daniel De Leon, né le 14 décembre 1852 dans lu colonie hollandaise de Curaçao, fut envoyé, à qua­torze ans, poursuivre ses études en Europe. D’après ce qu’il dit lui-même dans un essai autobiographique, il fréquenta d’abord le lycée classique de Hildesheim, en Allemagne, et ensuite, l’université de Leyde — de ce dernier fait il ne reste aucune trace officielle —, En 1872 il se rend aux États-Unis, à New York, et en 1878 obtient, à la Columbia University, une licence de droit international et de droit constitution­nel. En 1886, lors de la tournée de conférences et de meetings de Wilhelm Liebknecht et des époux Aveling aux U.S.A., De Leon participe à la cam­pagne pour l’élection, à la mairie de New York, do I Henry George, le réformateur et utopiste agraire bien connu. En 1887, il se déclare contre la condamna­tion à mort des anarchistes impliqués dans « l’affaire de Haymarket », et en 1888 il s’affilie aux Knights of Labor. Cette activité politique radicale fut un obstacle à sa carrière universitaire : lecturer à la Columbia University, il n’eut pas de poste de professeur, et il refusa alors de renouveler son contrat de lecteur. En octobre 1890 De Leon entre au Socialist Labor Party (SLP). Née en 1877, cette organisation qui comptait, à l’époque, environ 1 500 membres était dirigée par des éléments pour la plupart originaires d’Allemagne, mais aussi des pays d’Europe orientale. Le parti avait connu disputes et scissions entre les marxistes et les lassalliens, les socialistes et les anarchistes; ses représentants étaient tellement  hostiles aux compromis et à la modération qu’on les appelait « impossibilistes » et « doctrinaires ». A cette époque, Engels en personne polémiquait contre les Knoten (ânes, ignorants) du parti américain, accusés de «confusion théorique», d’« arrogance » et de « lassallisme [2] ».

En 1891 fut créé l’hebdomadaire du Parti, The People. Le directeur en était Lucien Sanial et le vice-directeur De Leon. Engels accueillit défavorable­ment le nouvel organe et le taxa de sot et d’insignifiant. L’année suivante, De Leon devint directeur de la revue et il lui donna alors un caractère marxiste orthodoxe et «farouchement sectaire  [3]». De Leon n’avait pas quitté pour autant les rangs des Knights of Labor, pratiquant la tactique de l’infiltration afin d’essayer de conduire cette organisation au socia­lisme. De fait, De Leon appuya un représentant des Knights, James R. Sovereign, contre la ligne du Grand Master Workman Terence Powderly, néan­moins cette tactique du « boring from within » échoua. Dans un premier temps, en effet, il ne fut pas possible à un représentant du Socialist Labor Party, Lucien Sanial, d’être directeur du Journal of Knights of Labor, et l’année suivante (1895), à la Convention des Knights, De Leon lui-même fut expulsé, sous prétexte que c’était un avocat et non un travailleur. En réponse, les socialistes révolution­naires créèrent un nouveau syndicat, la Socialist Trade and Labor Alliance dont la naissance fut accueillie avec enthousiasme par le SLP.

« Avec une joie ineffable nous saluons la formation de la Socialist Trade and Labor Alliance, comme un grand pas fait vers l’abolition du joug de l’esclavage du salaire (…). Nous invitons les socialistes du pays à porter l’esprit révolutionnaire de la Socialist and Labor Alliance dans toutes les organisations de travailleurs, à consolider et à rassembler ainsi le prolétariat américain en une troupe in­vincible douée de conscience de classe et armée tout à la fois du bouclier de l’organisation économique et de l’épée des voix du Socialist Labor Party [4] ».

De Leon incitait ainsi le prolétariat américain au « dual unionism », c’est-à-dire à la formation d’une organisation socialiste s’opposant aux syndicats modérés existants. Il visait surtout l’American Federa­tion of Labor, dirigée par Samuel Gompers, PJ. Mc Guire et Adolph Strasser. La ligne syndicale do l’American Federation of Labor consistait surtout à réclamer des améliorations salariales pour ses inscrits, pour la plupart des ouvriers spécialisés, organi­sés sur des bases corporatives. Gompers concevra le syndicalisme de façon très pragmatique, tout i fait comme une affaire, comme le business des travailleurs, et il refusait catégoriquement les illusions utopiques de la lutte de classes. D’après ses dire», dans son autobiographie : « Dans les premiers tcemps j’avais l’habitude de discuter avec les socialistes. Je leur disais que la Klassenbewusstein (conscience de classe) qu’ils considéraient comme très importante n’était pas un élément fondamental et intrinsèque, parce que la conscience de classe est un processus mental partagé par tous ceux qui ont de l’imagination, mais que la force primitive qui a son origine dans l’expérience, c’est seulement le Klassengefühl (sentiment de classe). Le sentiment de groupe est l’une des plus grandes forces de cohésion du mouvement ouvrier (…) suivant mon expérience le socialisme de profession va de pair avec l’instabilité jugement ou l’inconsistance intellectuelle, causée par l’incapacité de reconnaître les faits [5] ».

La formule adoptée par Gompers, « unions pure and simple », pour marquer la séparation existant entre les revendications économiques et la lutte politique et sociale, fut par la suite utilisée par ses adversaires pour stigmatiser le modérantisme « cor­poratif » de l’American Federation of Labor, ironi­quement rebaptisée l’American Separation of Labor, puisqu’elle favorisait uniquement l’aristocratie ouvrière. Puis, lorsque le sénateur républicain Mark Hanna, industriel et homme de confiance du prési­dent Mac Kinley, définit les syndicalistes modérantistes comme « les lieutenants des capitaines d’industrie » l’expression « labor lieutenants of the capitalist class » devint un slogan de la polémique de De Leon contre Gompers et l’American Federation of Labor. Gompers se vengea alors en appelant De Leon « Loeb », faisant malignement allusion à son origine juive. Et encore, à l’occasion de la grève de New Bedford, De Leon se rendit dans cette ville et y tint son célèbre discours What means this strike? Gompers, quant à lui, y arriva deux jours avant le théoricien marxiste. La section locale du Socialist Labor Party l’invita à un débat avec De Leon, et Gompers, non seulement déclina l’offre mais encore, dans un de ses discours, compara De Leon à un agent de Pinkerton (policiers privés au service des industriels) dont le dessein était la division de la classe ouvrière. L’attaque était si fausse et tellement injustifiée que le syndicaliste “William Cunnane, secré­taire financier du conseil de grève s’en dissocia pu­bliquement en blâmant l’incorrection de Gompers. Le caractère « collaborationniste » des dirigeants de l’American Federation of Labor apparut clairement aux radicaux américains en 1901 au moment où Gompers et Mitchell acceptèrent de participer à la National Civic Federation, organisme créé par Hanna qui avait pour but de résoudre les conflits entre le monde du travail et celui du capital.

En 1896 De Leon tient un discours significatif : Reform or Revolution [6]. — Rappelons que beaucoup de ses écrits sont des transcriptions de discours et de conférences où brillaient ses étonnantes qualités ora­toires —. L’« ouverture » est consacrée à la descrip­tion ironique des aspects de la réforme à quoi vient s’opposer le sérieux scientifique des révolutionnaires socialistes : « Prenez, par exemple, un caniche. Vous pouvez le réformer de plusieurs façons. Vous pouvez le tondre complètement et laisser une touffe de poils en bout de queue; vous pouvez percer ses deux oreilles et mettre à l’une un nœud bleu et à l’autre un nœud rouge; vous pouvez lui mettre un collier de cuivre à vos initiales et le couvrir d’un petit paletot élégant, cependant caniche il était, caniche il de­meure (…). Chacune de ces transformations, cha­cune de ces étapes peut marquer une époque authen­tique dans la vie du caniche. Et pourtant, pour l’es­sentiel, caniche il était, caniche il demeure. C’est cela la réforme [7]. »

Dans sa polémique, De Leon ne s’en prend pas qu’aux réformateurs, il s’attaque aussi aux approxi­mations de certains révolutionnaires; il s’ensuit une critique des théories anarchistes qui voudraient éli­miner, sans discrimination, tout principe d’autorité, Au contraire, argumente De Leon à la suite de Marx, le système économico-productif du futur Cooperative Commonwealth socialiste, est semblable à un grand orchestre qui pour fonctionner de façon harmonieuse a besoin d’un chef capable : le chef d’orchestre n’est pas un tyran, c’est seulement celui qui possède le plus de compétence pour exercer le leadership. Dans ce cas spécifique, le leadership du mouvement doit être exercé par le Socialist Labor Party, avant-garde minoritaire qui a pour tâche d’éduquer les masses laborieuses. Dans ce contexte, le vote est important, mais il doit être étroitement lié à l’intensification de S la lutte de classes. Ceux qui se bornent à voter pour le Socialist Labor Party, précise De Leon, dans un autre discours, « renvoyant toute leur activité à un seul jour de l’année — le jour des élections —, n’ont pas les pieds sur terre [8] ».

On a déjà vu comment De Leon, suivant en cela d’autres écrivains socialistes, définissait la Répu­blique socialiste en tant que Cooperative Commonwealth, expression tirée du titre d’un ouvrage très , célèbre du philosophe utopiste Laurence Gronlund. Si nous examinons quelle était sa vision du maté­rialisme historique nous nous apercevons qu’elle ne s’éloigne guère des concepts généraux acceptés par I les représentants de la IIe Internationale. De Leon a traduit en anglais L’Évolution du socialisme, de l’Utopie à la Science d’Engels et le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte de Marx; son image de la Weltanschauung socialiste reste liée aux thématiques prônées par l’Antidühring. Dans le discours sociologique, l’usage d’un certain modèle naturaliste est caractéristique chez le théoricien américain, même si par ailleurs, il évite sciemment certaines formes du « darwinisme social » dans lesquelles tombent beau­coup de socialistes américains de l’époque : « Les lois qui régissent la sociologie courent sur des lignes parallèles et sont l’exacte contrepartie des lois que les sciences naturelles ont établies en biologie, et tout d’abord la figure centrale dans le domaine de la sociologie est celle qui correspond à l’espèce dans le domaine de la biologie prennent la place de l’espèce en biologie [9]. »

Dans ce domaine De Leon se mêle en médiateur à la dispute idéologique pour déterminer si le socialisme doit être évolutif ou révolutionnaire, s’il doit procéder de façon lente et graduelle ou bien pur sauts. A ce propos, De Leon partage quelque peu l’optimisme déterministe de l’époque, dans la mesure où il considère que le processus évolutif est irréver­sible et qu’il est destiné, de par sa dynamique interne, à provoquer des « crises révolutionnaires [10] ». Il convient de signaler également la grande admiration de De Leon pour l’anthropologue Lewis Morgan, ad­miration qui le fait parler avec enthousiasme « de la splendide théorie de Morgan-Marx à propos de la conception matérialiste de l’histoire [11]». S’appuyant sur sa lecture de Ancient Society, De Leon se lance parfois dans de longues dissertations « sur l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État » et, décrivant la naissance de la division en classes des sociétés primitives, il privilégie le discours sur l’ou­til de production. Certaines pages de De Leon rap­pellent en partie les assertions (et les méprises) de Achille Loria sur la fonction de l’outil technique : . « L’apparition de l’outil en fer n’a peut-être pas suffi à diviser la société en une classe de maîtres et une d’esclaves — peut-être pas —. Mais l’apparition de l’outil en fer, comme incident qui poussait la société vers la perfection de l’outil, liée à la loi du progrès qui poussait la société à sortir du sentier battu des conditions primitives universelles, ces deux lois agis­sant ensemble, l’apparition de l’outil en fer accéléra le cours des événements et lui imprima sa marque décisive [12] ».

On croirait se trouver face à une conception quelque peu mécaniste du progrès d’une part, et du développement des forces sociales d’autre part, d’autant plus que De Leon s’intéresse fort peu aux aspects dialectiques de la pensée de Marx. En l’absence d’un approfondissement philosophique — ce qui était d’ailleurs le propre de toute la culture socialiste américaine, hostile à tout retour à Kant et à Hegel — nous trouvons cependant chez De Leon des instances intellectuelles non conformes au climat scientifique et positif du moment, voir, par exemple, le jugement favorable au mouvement moderniste exprimé pendant la polémique avec le jésuite Thomas Jasson [13].

L’attitude intransigeante et ferme à propos des questions théoriques vaut à De Leon une forte hostilité de la part des milieux socialistes américains. A l’intérieur du Socialist Labor Party, d’une part Morris Hillquit, Job Harriman et Max Hayes, par ailleurs fonctionnaire de l’American Federation of Labor — s’opposaient à De Leon —, d’autre part, en 1898, des personnalités comme Eugène Debs et Victor Berger formèrent le Social Démocratic Party. Après la dramatique scission du groupe de Hillquit (les « Kangaroos ») d’avec le Socialist Labor Party, en 1899, les deux nouveaux partis fusionnèrent en 1901, créant le Socialist Party lequel exerça alors son hégémonie sur le mouvement américain et relé­gua dans l’ombre le Socialist Labor Party. Même un syndicat prosocialiste, la Brewery Wokers Union, s’éloigna de De Leon. Celui-ci accusa» les leaders du syndicat d’être « abrutis par l’alcool » et ces derniers ripostèrent en traitant De Leon « d’intellectuel sorti du néant [14] ». De fait, le dogmatisme de De Leon, que l’on accusait d’agir comme le pape ou le tsar du socialisme américain, provoqua l’éloignement du Parti de plusieurs militants comme Lucien Sanial, Herman Simpson, Hugo Vogt, l’ex-directeur du Vorwarts, etc.. Morris Hillquit, l’un des leaders du Parti socialiste, nous a laissé de son rival ce portrait, certes tendancieux mais non tout à fait inexact : « Daniel De Leon était profondément égocentrique. Presque tout de suite après son entrée dans l’arène socialiste il divisa le mouvement en deux camps antagonistes — ses admirateurs et ses fidèles d’une part et de l’autre ses féroces opposants et censeurs (…). Penseur profond et logicien implacable il était transporté au-delà du règne de la réalité par le processus de sa logique abstraite et de quelque façon talmudiste [15]. »

Mais abstraction faite des problèmes de « tempérament », de nombreux socialistes américains étaient opposés à De Leon à cause de leur ligne modérée qui les portait à des prises de position tout à fait ambiguës. Lorsque éclata la guerre hispano-américaine, certains milieux socialistes affichèrent, tout comme Gompers, une attitude belliciste. Le Socialdemokrat en arriva même à écrire : « le succès américain contribuera à faire mûrir les fruits du capitalisme, à précipiter la chute du système économique qui tient actuellement le monde en esclavage [16] ».

Au contraire, De Leon considérait plus justement que l’expansion impérialiste et la conquête de nouvelles frontières auraient affaibli les forces révolutionnaires et stabilisé l’économie des U.S.A. L’interprétation de De Leon fut confirmée, a posteriori, par les estimations de Thorstein Veblen, lequel, en 1904, parlait de la guerre hispano-américaine comme d’un phénomène qui avait « redressé la dépression et apporté la prospérité dans le monde des affaires [17] ».

A cause de son adhésion rigoureuse au marxisme, De Leon exigeait une organisation « intolérante comme la science » et qui aurait « toute la tyrannie de la vérité [18] ». C’est justement pourquoi son parti avait une dialectique interne moins vivante que celle du Socialist Party.

2. Socialisme américain et socialisme européen

Face aux résultats électoraux du parti socialiste, le Socialist Labor Party devint quantité négligeable : aux élections de 1904 le premier eut 409 230 voix contre 31 248 au second (et du reste, en 1905, la Socialiste Trade and Labor Alliance ne comptait guère que 1 450 inscrits). C’est pourquoi Karl Liebknecht, lors de son voyage aux U.S.A. en 1910, invitait les membres du Socialist Labor Party à s’unir au Socialist Party, non pour des motifs théoriques mais bien parce que le parti socialiste était l’organisation la plus importante. Nullement abattu par les résultats négatifs, De Leon assurait que ce qui compte c’est moins la quantité que la qualité, et il continuait imperturbable son combat contre les ten­dances révisionnistes en Amérique et en Europe [19]. Révélateurs, à cet égard, sont les jugements que De Leon porte sur les socialistes européens présents au congrès d’Amsterdam (1904) auquel il participait en tant que représentant du Socialist Labor Party.

L’un des points les plus débattus au congrès d’Amsterdam était le problème Millerand et la diffusion des positions révisionnistes. Alexandre Millerand c’est ce socialiste français qui faisait partie d’un gouvernement bourgeois dont le ministre de la Guerre, était le général Gallifet, bourreau de la Commune, En France, l’entrée de Millerand au cabinet radical de Waldeck-Rousseau provoqua une division au sein du mouvement socialiste, dans la mesure où cette entrée est sévèrement condamnée par Guesde mais approuvée par Jaurès. Au congrès de l’Internatio­nale de Paris (1900), Kautsky tenta de réconcilier les factions opposées en proposant une motion où l’on affirmait que « l’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement capitaliste » est un « expédient tem­poraire et exceptionnel» et que, de toute façon, l’appréciation d’un tel fait est un problème de tac­tique et non de principe. Cette position excessive­ment modérée fut par la suite modifiée par la social-démocratie allemande, au congrès de Dresde (1903) lequel condamna « les efforts des révisionnistes et leur « politique de concessions à l’ordre établi », La résolution de Dresde fut adoptée, avec une légère modification, par le congrès d’Amsterdam, De Leon la vota également après qu’une de ses motions, plus radicale, eut été repoussée. Dans le rapport de De Leon sur le congrès de Dresde, pour décrire l’opportunisme de Kautsky, dont les thèses étaient soutenues aux U.S.A. par Morris Hillquit, son style est tout à fait caustique. Examinant le groupe social-démocrate du «centre», De Leon donne libre cours à sa rhétorique : « Le groupe en ques­tion est composé de théoriciens (theorickers terme péjoratif) qui se torturent les méninges à propos de la théorie (…). L’exemplaire type du groupe est Kautsky : sa caractéristique c’est manger à deux râteliers [20]. » Et il est intéressant de remarquer qu’à propos de  Kautsky, De Leon cite favorablement l’Iskra, le périodique fondé par Lénine « qui s’est spirituellement moqué et de l’auteur et de sa résotlution dite ‘résolution de caoutchouc’ [21] ».

Dans son rapport du congrès d’Amsterdam, De Leon trace avec une indéniable maîtrise littéraire les portraits psychologiques et politiques des parti­cipants, qu’il sympathise ou qu’il s’oppose à eux. Il décrit avec efficacité l’intelligence de Jaurès, l’habi­lité oratoire de Victor Adler, l’attitude « cabotine » de Vandervelde mais il réserve ses plus grandes protestations de solidarité et de sympathie à August Bebel. Pour De Leon, Bebel c’est le personnage le plus important du socialisme européen, un homme doué de noblesse morale et de grandeur intellec­tuelle, celui qui tend à « idéaliser la praxis », bref, presque un héros romantique. Entre De Leon et Bebel il y a néanmoins quelques points de désaccord que le socialiste américain avait déjà soulignés en traduisant en anglais et en annotant Die Frau und der Socialismus. Dans cet ouvrage Bebel soutient que l’Allemagne prendrait la tête du mouvement révolutionnaire. Or, pour De Leon, en Allemagne, comme dans beaucoup d’autres pays d’Europe, prévaut encore l’esprit féodal; « (…) l’Allemagne (par  rapport aux États-Unis) est presque en retard d’un demi-cycle révolutionnaire. La révolution bourgeoise n’a qu’à moitié réussi (…) des barrages féodaux [obstruent] le chemin du mouvement socialiste dans ce pays [22] ».

3. Syndicalisme modéré et syndicalisme révolution­naire

De Leon considère que les États-Unis, pays sans conditionnements féodaux et qui connaît un progrès industriel de très haut niveau, sont plus près d’une situation révolutionnaire. Emporté par un bel élan utopiste, il ne tient pas compte de l’analyse pessi­miste, que lui-même avait faite, sur le degré de cons­cience des travailleurs américains. Dans un de ses ouvrages très remarquable que Lénine aurait voulu faire traduire en russe [23], Two pages from Roman History (1902), De Leon dénonçait l’action démo­bilisatrice exercée par les syndicalistes modérés sur les masses laborieuses et il établissait un fort intéres­sant parallèle avec l’histoire romaine. Les syndica­listes de l’American Federation of Labor sont compa­rés aux antiques tribuns de la plèbe qui se laissaient souvent corrompre par l’aristocratie. « Tout comme le tribun de la plèbe, le leader syndical est homme « pratique » et il s’en vante, il n’a pas de « visions », il ne choisit pas des « chimères [24] ». Ainsi le séna­teur Mark Hanna, l’artisan de la conciliation entre capital et travail selon une vision « corporatiste » de l’économie, est-il ironiquement comparé au Romain Camille qui fit construire un temple à la Concorde. L’épisode de l’histoire romaine qui paraît à De Leon le plus significatif pour l’histoire du mouvement ouvrier, c’est précisément l’échec des tentatives de réforme des Gracques. De Leon ne refuse pas les réformes mais il soutient que, face à l’opposition intransigeante des classes dirigeantes, le seul moyen d’en faire, pour les révolutionnaires, c’est de pren­dre le pouvoir. De Leon énumère, à ce propos, une série d’enseignements qu’il est bon de rapporter :

« La révolution prolétarienne abhorre les formes, elle est implacablement logique; les palliatifs sont des atténuations du mal; la révolution prolétarienne pro­pose son propre code; elle est irrévérencieuse, elle ménage ses forces; elle refuse les dons propitiatoires; elle est poussée en avant par la raison et non pas par la rhétorique; elle ne fait pas d’équivoque, elle construit des caractères. »

La défiance de De Leon envers les Labor leaders n’était pas seulement motivée par l’attitude des syn­dicalistes de l’ American Federation of Labor, mais aussi par celle de certains de ses collègues socia­listes. L’exemple typique en est fourni par Harry Carless de l’Essex County Independent Socialist Club qui était en même temps « organisateur national » du Socialist Labor Party. Celui-ci avait eu une polé­mique avec De Leon où il soutenait que le Socialist Labor Party ne devait avoir rien à faire avec les syndicats, car les syndicats mènent une politique de défense « égoïste » des intérêts économiques parti­culiers de leurs adhérents, alors qu’une organisation socialiste doit promouvoir la solidarité entre tous les travailleurs. Or, en tant que socialiste, Carless pouvait se solidariser avec toute la classe ouvrière mais, comme membre du syndicat des Silver Polishers, il ne voulait assurer des avantages salariaux qu’aux inscrits du syndicat. Dans The Burning Ques­tion of Trades Unionism [25], De Leon ne se contenta pas de relever à l’intérieur du mouvement ouvrier américain ces contradictions et d’autres semblables, mais encore il signala que les armes traditionnelles du parlementarisme démocratique employées par les partis socialistes sont insuffisantes si elles ne sont pas rattachées au syndicalisme révolutionnaire. En effet, au cas où les travailleurs feraient preuve d’une conscience politique se traduisant en victoire électorale, les capitalistes pourraient encore bloquer la production et affamer le pays. Les travailleurs devraient au contraire occuper les usines et organisa eux-mêmes la production. C’est ici que se place le fameux passage dans lequel De Leon suppose un parlement élu non sur des bases géographiques mais selon l’appartenance à une organisation industrielle — on a pu voir là une analogie avec le système des soviets [26].

Il faut encore voir ce que les théories de De Leon sur le syndicalisme révolutionnaire doivent à des idées importées d’Europe. Dans son étude fondamen­tale sur les Industrial Workers, Paul F. Brissenden soutenait, de façon erronée, que les idées des Wobblies étaient autochtones. « C’est seulement après 1908 que le syndicalisme révolutionnaire fran­çais a eu quelque influence directe sur le mouve­ment syndical américain [27].» On peut facilement invoquer aussi le fait que De Leon, dès 1899, fai­sait publier dans The People des articles parus dans le Mouvement socialiste dirigé par Hubert Lagardelle et que, en 1904, le Daily People citait favo­rablement Arturo Labriola [28]. De Leon se rappro­cha des thèses anarcho-syndicalistes de façon lente et graduelle : si, en 1904, il critiquait encore le « mythe » de la grève générale comme « archaïque et sujet à une double erreur, par la suite, avec la fondation des Industrial Workers of the World il rectifie son point de vue. La naissance de cette orga­nisation IWW qui, dès le départ connut une vie particulièrement difficile, marque un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier américain. Après une conférence informelle tenue’ à l’automne de 1904, il y eut, à Chicago, en janvier 1905, une réunion d’environ trente représentants de la gauche américaine, lesquels rédigèrent un Manifesto [29]. Étaient présents, entre autres, les socialistes Eugène Debs, A. M. Simons et Ernest Untermann, Charles Moyer et William D. Haywood de la Western Federation of Miners — syndicat qui s’était séparé en 1897 de l’American Federation of Labor. Il y avait encore le prêtre catholique aux idées anarchistes Thomas Hagerty et Frank Bohn, du Socialist Labor Party, qui participait à titre personnel, alors que De Leon n’avait pas été invité. Un regroupement aussi peu homogène ne pouvait pas durer car il réunissait des représentants de tendances trop diverses, et de plus une clause du Manifesto établissait que les Industrial Workers ne devaient s’affilier à aucun parti politique pour ne favoriser aucune des organisations socialistes existantes. En réalité, les mem­bres du parti socialiste ne croyaient pas beaucoup à la réussite de l’Industrial Workers. Max Hayes, qui représentait la tendance socialiste à l’intérieur de l’American Federation of Labor (et qui n’avait jamais réussi à faire prendre à ce syndicat des positions radicales), avait déjà émis des doutes quant à cette nouvelle « union », craignant qu’elle ne fût tout aussi sectaire et extrémiste que la Socialist Trade and Labor Alliance. Ernest Untermann, théoricien marxiste de quelque renom et signataire du Manifesto s’empressait, en mai 1905, de mettre en garde les membres de la Western Federation of Miners contre la présence de De Leon à l’intérieur du nouveau mouvement, afin d’éviter à temps les conséquences négatives qui en auraient sans aucun doute résultées [30].

« Le préambule » qui fut adopté à la Ire conven­tion de l’Industrial Workers of the World, usait d’un ton encore plus résolu pour souligner l’indépendance du syndicat face aux partis. C’est justement De Leon qui insista afin que l’expression de Magerty « without affiliation with any political party », déjà employée dans le Manifesto fût de nouveau introduite dans le texte. « La classe ouvrière et les capitalistes n’ont rien en commun… La lutte doit être menée entre ces deux classes jusqu’à ce que les travailleurs s’unis­sent tant dans le domaine politique qu’industriel, qu’ils s’emparent de ce qu’ils produisent par leur travail et qu’ils le conservent, lutte menée à travers une organisation économique de la classe ouvrière qui n’est affiliée à aucun parti politique [31]. »

Cette seconde clause, la clause politique, fut défen­due par De Leon, non seulement pour éviter une influence excessive du parti socialiste sur les Industrial Workers [32], mais aussi pour affirmer que l’ac­tion révolutionnaire de la classe ouvrière ne devait pas être identifiée avec la simple « force physique ». « Le barbare commence par la force physique, l’homme civilisé termine par elle, lorsqu’elle est néces­saire [33] ».

Par la suite, la dramatique rupture entre De Leon et le courant « anarcho-syndicaliste » se fera juste­ment à propos des thèmes qui avaient trait à l’uni­fication de la lutte économique et de la lutte politique et à l’usage de la force physique dans les conflits sociaux. En même temps certains voyaient clairement la position de compromis adoptée alors par De Leon pour tâcher de concilier positions marxistes et positions révolutionnaires. De Leon atténua personnellement ses affirmations de l’année précédente à propos de la grève générale, afin de ne pas se brouiller avec Haywood et la Western Federation of Miners. Dans le discours qu’il fit à Minneapolis, le 10 juillet 1905, pour exposer et commenter le « préambule » des Industrial Workers, De Leon expliquera que par le terme « grève géné­rale » il faut entendre l’expropriation (lock-out) des capitalistes des moyens de production après que les travailleurs s’en soient emparés [34]. Dans ce discours, De Leon tâchait aussi d’éclaircir ultérieurement la prise de position des Industrial Workers à propos de la lutte politique menée indépendamment des partis socialistes existants. Alors que le mot d’ordre des dirigeants conservateurs de l’American Federa­tion of Labor était « pas de politique dans le syn­dicat», expliquait-il, pour les syndicalistes révolu­tionnaires des Industrial Workers il y a unité indé­niable entre la lutte économique et la lutte politique. Seule une organisation économico-syndicale (non un parti, donc) peut garantir à la classe ouvrière l’appropriation des moyens de production. Les installa­tions, les usines, etc.. devraient être prises et gar­dées. Mais — avance De Leon —, « il en va tout à fait autrement pour le « pouvoir politique ». Il doit être conquis en vue de l’abolir. Il en résulte que l’objectif du mouvement politique des travail­leurs est simplement destructif. Supposons que, lors d’une élection, les travailleurs doués de conscience de classe remportent un succès total (…) supposons, que nos candidats soient installés par le président au Congrès (…) supposons tout cela : que leur reste­rait-il à faire? Simplement se mettre en vacance sine die (…). Si (…) la victoire politique trouve la classe ouvrière industriellement organisée, prolonger alors l’existence du mouvement politique équivau­drait à tenter d’usurper les pouvoirs que sa victoire proclame avoir dévolus à l’administration centrale de l’organisation industrielle [35] ».

De Leon ne parle pas seulement de l’abolition de l’État corrigeant, en partie du moins, la thématique d’Engels à propos de « l’extinction », mais il pos­tule aussi l’absence de capitale dans la future répu­blique socialiste : « Là où le conseil général exécu­tif des Industrial Workers of the World tiendra ses séances, là sera la capitale du pays [36]. » La thèse « utopique » de la suppression du pouvoir étatique fut en butte à une forte opposition de la part des écrivains du parti socialiste : « Abandonner le pou­voir politique après l’avoir conquis équivaut plus ou moins à refuser la lutte pour le pouvoir politique en premier lieu », commentait James Oneal. Ce à quoi De Leon répliquait ironiquement : « Avoir démoli la Bastille après l’avoir conquise équivaut plus ou moins à refuser de la conquérir en premier lieu [37]. » Mais tous les représentants du Socialist Party n’agissaient pas de la même manière : s’il y avait ceux qui, comme William J. Ghent, ne cessaient de répéter que le Socialist Labor Party et De Leon devaient être ignorés, par contre Eugène Debs qui critiquait la politique des socialistes envers l’American Federa­tion of Labor, montrait de l’estime pour le théori­cien, même s’il lui reprochait sa « froideur intellectuelle », « De Leon en sait long sur la question du syndicalisme », « le fait est que l’opposition violente des membres du Socialist Party envers les Industrial Workers est dirigée surtout contre la personnalité de De Leon et qu’il s’agit surtout d’une animosité purement personnelle (…) [38] ».

4. Le débat à propos de l’anarcho-syndicalisme et l’expulsion de De Leon des IWW

La vie de De Leon à l’intérieur des Industrial Workers se passait entre des désaccords et des diffi­cultés parfois très violents. Au second Congrès de l’organisation (1906), De Leon s’allia au courant anarcho-syndicaliste (William E. Trautmann, secré­taire-trésorier des Industrial Workers, et Vincent St John) afin de mettre en minorité le président C. O. Sherman et frapper ainsi les éléments les plus modérés des IW. C’est le coup de force de ce qu’on appela la « proletarian rabble » (la lie prolétarienne) stigmatisée ensuite par les représentants socialistes (Morris Hillquit, J. Mahlon Barnes) au congrès de l’Internationale de Stockholm (1907) comme étant une des habituelles machinations « scissionnistes » de De Leon. Comme l’a noté Don K. Mac Kee dans son ouvrage déjà cité, c’était surtout Trautmann d’une part (« le révolutionnaire Trautmann », comme l’appelait ironiquement les socialistes de l’aile modé­rée) qui exerçait à cette époque une certaine influence sur De Leon, mais aussi les théoriciens du syndi­calisme européen, et les positions de De Leon n’en étaient que plus « extrémistes ». Mais, somme toute, De Leon suivait de trop près l’orthodoxie marxiste de la IIe Internationale pour pouvoir accepter sans réserves les théories de l’action directe et du sabo­tage. Aux conventions de 1907 et 1908, après une brève escarmouche au Congrès de 1906, ce conflit, contradiction latente dans la pensée de De Leon, se manifesta clairement. Trautmann et St John, sou­tenus par Haywood, finirent par obtenir l’exclusion de De Leon des IW (1908). De Leon, quant à lui, était particulièrement dégoûté par les conceptions, selon lui infantiles et improvisées, que certains repré­sentants’ de l’aile anarcho-syndicaliste avaient au sujet de l’activité révolutionnaire. A la Convention de 1907, ce secteur « gauchiste » était représenté non seulement par des délégués peu connus — Foote, Axelson, Glover — mais aussi par Ludovico Caminita, le directeur du journal anarchiste La Questione sociale) lequel proposait d’éliminer la clause poli­tique. En défendant la compatibilité entre industria­lisme révolutionnaire et socialisme, De Leon se réfé­rait à Marx, non parce que Marx a raison dans l’absolu, mais parce que l’expérience a vérifié l’exac­titude de ces conceptions. De Leon souligne sur­tout, avec des accents humanistes, la supériorité morale du socialisme sur le capitalisme : « II n’existe pas d’urne pour les bulletins de vote capitalistes, comme il n’existe pas de vote capitaliste, comme il n’existe pas une liberté de parole capitaliste. Ce sont là des conquêtes que le genre humain a arra­chées des griffes de la classe dirigeante [39].» Le dis­cours de De Leon fut applaudi et la motion pour supprimer la clause politique fut repoussée par 113 voix contre 15. Cette éphémère victoire avait été précédée, pendant l’hiver 1906-1907, par d’intenses débats entre De Leon et des tenants de l’action directe comme John Sandgren, Arturo Giovannitti, Joseph Wagner et Léon Vasilio.

De Leon reprochait à Sandgren, lequel soutenait la faible efficacité de l’activité simplement politique pour renverser le système capitaliste, la confusion faite entre l’activité politique en général et des élé­ments contingents comme la participation aux élec­tions. « On ne doit pas refuser tout ce que le capi­talisme a réalisé. Une telle opinion barbare détrui­rait aussi la gigantesque machine de la production moderne. Parmi les choses importantes que le capi­talisme a introduites il y a l’idée de méthodes paci­fiques pour résoudre les disputes [40]. » Interviennent ensuite dans la discussion Joseph Wagner et Léon Vasilio, lesquels prennent comme exemple la « Confé­dération Générale du Travail » française; mais on entend surtout, dans le débat, la voix de Arturo Giovannitti, né en Italie en 1882 et mort récem­ment (1959), il dirigeait aux Etats-Unis l’hebdo­madaire 11 Proletario. Il fut l’un des meneurs de la grève des textiles à Laxrence (1912) et l’un des protagonistes du procès qui s’ensuivit. De Leon pro­fite de l’occasion pour réaffirmer que ses positions et celles du Socialist Labor Party sont les mêmes que celles d’Arturo Labriola en Italie; et Giovan­nitti d’ailleurs n’a aucun droit de citer Labriola pour soutenir ses positions antiparlementaires car ce dernier est membre du parti socialiste italien.

Et le théoricien américain, qui en définitive consi­dère le Parti comme une forme de conscience externe du prolétariat, ne renonce pas à donner une leçon de science sociale à son interlocuteur : « Gio­vannitti affirme : « Une classe qui veut réellement accomplir sa fonction historique doit être révolution­naire, non dans le but mais dans la méthode et les moyens. » Cette affirmation pèche doublement contre la science sociale. Sa première erreur réside dans l’usage de l’expression « méthodes » et « moyens révolutionnaires ». Il n’existe pas de « méthodes et moyens révolutionnaires »! Les moyens et les méthodes peuvent être bons ou mauvais, sages ou fous, jamais « révolutionnaires ». La force physique, les moyens et les méthodes révolutionnaires ne sont pas essentiellement révolutionnaires, ils peuvent être ultra-réactionnaires [41]. »

Sa supériorité théorique et son habileté dialec­tique n’empêchèrent pas De Leon d’être battu au Congrès de 1908. La campagne de Trautmann avait commencé sous prétexte qu’un certain E. Markley aurait écrit dans le Daily People des articles contraires aux IW, accusation dont De Leon dé­montra l’inexactitude. Au contraire, la crainte que le Socialist Labor Party tentât d’avoir une position prééminente à l’intérieur des Industrial Workers, était bien plus fondée; en témoigne Justus Ebert, un partisan de De Leon qui quitta le Parti pour adhérer aux IW.

Mais ce motif ne justifia pas officiellement l’expul­sion de De Leon. Selon le récit de l’historien Patrick Renshaw, De Leon « n’étant pas un travailleur sala­rié ne pouvait être membre de l’organisation. Ses lettres de créance furent repoussées, car il représen­tait la Store and Office Workers Union, au lieu de la section locale de la Printing and Publishing à laquelle il aurait dû appartenir en tant que directeur du journal The People [42] ».

Au congrès, la faction anti-De Leon était représentée par ce qu’on appelait l’ « Overall Brigade » (Brigade des salopettes). Elle était composée par des travailleurs de l’Ouest qui voyageaient d’une ville à l’autre, dans des trains de marchandises, pour diffu­ser les idées des Industrial Workers; leur hymne était la chanson « Hallelujah, I’m a Bum » (Alléluia, je suis un vagabond). A la « Bummery » De Leon répliquait que la répétition monotone du refrain « je suis un vagabond, je suis un vagabond » équivalait au fidéisme et au fatalisme de la devise médiévale « Dieu le veut ».

Malgré l’atmosphère hostile et les cris « je vou­drais donner un bon coup de poing au pape (De Leon) », et bien que St John jouât le rôle du « minis­tère public » avec « un air sinistre [43] », De Leon se défendit brillamment par le discours auquel on donna plus tard le titre de The Intellectual against the Worker [44]. Chassé de l’organisation, De Leon fonda ses Industrial Workers dont le siège était à Detroit. D’autre part, même Trautmann quittera par la suite les Industrial Workers officiels pour adhérer à l’orga­nisation de De Leon, en 1912. A partir de 1923 environ, Trautmann fut acquis à des idées plus modérées et il soutenait les concepts de sociétés démocratiques de Walter Rathenau et de Woodrow Wilson [45].

Lorsque les dirigeants des Industrial Workers, lors du troisième congrès, donnèrent au discours de De Leon le titre de The Intellectual against the Worker, ils rendirent un fort mauvais service au théoricien américain en l’isolant dans un contexte aristocrato-culturel contraire aux véritables intérêts des travailleurs. Et pourtant, par une ironie du sort, c’est De Leon lui-même qui avait critiqué, dans un de ses moments d’exaltation ouvriériste, l’attitude « conformiste » de l’intellectuel socialiste modéré : « II dira tout et signera tout mais fera marche arrière quand bon lui semblera [46]. »

Alors que, d’une part, les dirigeants des IW pro­fitent de l’expulsion de De Leon pour amender le « préambule » de 1905 en éliminant la clause poli­tique et en insistant sur l’action directe [47], la polé­mique de De Leon, d’autre part, se tourna de plus en plus contre les syndicalistes révolutionnaires, accusés d’un « veiled dynamitism ». En prenant ses distances vis-à-vis de ses adversaires, De Leon se lance aussi dans des distinctions de type historico-philosophique qui engagent la signification même du terme « syndicalisme ». Il se réfère à la distinction entre « industrial unionism » et « syndicalism », arguant que ce dernier est un concept d’origine française et qu’il est lié aux conditions particulières du mouvement ouvrier français. En France, les théo­ries de Hervé et de Lagardelle ont du moins le mérite de s’opposer a l’aile modérée du parti socialiste, empêchant ainsi le prolétariat de tomber dans le piège du « crétinisme parlementaire ». Or, aux Etats-Unis, la thèse de l’action directe est fallacieuse parce que (l’argumentation de De Leon est, sur ce point, très faible) la classe ouvrière américaine, laquelle n’a pas l’expérience du service militaire obligatoire comme celle européenne, ne peut pas organiser efficacement une insurrection. « L’ « industrial unio­nism » présente un net contraste avec le syndicalisme. Alors que pour le second on souligne la fonction de l’organisme — le renversement du capitalisme grâce à la force physique — pour le premier, on insiste au contraire sur la structure de l’organisation [48]. »

Le désaccord avec « Big Bill » Haywood se situe sur la même ligne. Expulsé en 1908 de la Western Federation of Miners pour incompatibilité entre cette dernière et les IW, obligé de démissionner, en 1913, du parti socialiste après avoir été expulsé du comité exécutif, en 1905 Haywood avait accueilli avec enthousiasme le discours de De Leon qui com­mentait le préambule des Industrial Workers. Or, De Leon critique désormais Haywood coupable d’avoir sous-estimé l’action politique et soutenu des positions purement destructrices qui favorisent l’expropriation individuelle et qui encouragent le vol et le sabotage. Comme coup de grâce, reprenant presque les accusations de Hillquit, De Leon com­pare le programme de Haywood à l’anarchisme fort critiqué de Bakounine [49]. Ce n’est pas par hasard que De Leon parle de sabotage, attendu que c’est là le mot d’ordre employé par partisans et ennemis des IW, à propos du syndicalisme révolutionnaire. « Sabotage », telle est l’invitation qui émane des affiches et des dessins publiés dans Solidarity, ainsi que des chansons de Ralph Chaplin, un des « bar­des » des Industrial Workers. Dans le même temps le socialiste modéré William J. Ghent fait remarquer que la morale du sabotage n’est pas digne de tra­vailleurs doués de conscience de classe, car elle est du niveau des révoltes d’esclaves de l’empire romain. De façon beaucoup plus nuancée, le socio­logue et économiste Thorstein Veblen insérait la thématique du sabotage dans son discours sur la crise des valeurs de la société industrielle bourgeoise. Le sabotage est, pour lui, un symptôme de la « désaf­fection socialiste », une réaction à la déshumanisation du travail par le « refus délibéré d’efficacité ». « La connotation inquiétante qui lui est souvent associée, comme indiquant violence et désordre, semble venir de ce que l’usage américain de ce terme a été forgé essentiellement par des individus et des journaux qui visaient à discréditer le recours des travailleurs organisés au sabotage (…) [50]. »

Evidemment De Leon n’oublie pas de combattre sur l’autre front, c’est-à-dire contre les représentants modérés du parti socialiste. Il saisit l’occasion de l’élection au congrès de Victor Berger, le « Bernstein américain » (« le premier congressiste socialiste amé­ricain »), pour écrire une magistrale et meurtrière série d’aticles qui décrivent habilement l’incapacité de Berger à conduire une politique de réformes sociales. De Leon, par exemple, fait porter ses cri­tiques sur un projet de loi présenté par Berger concernant la mise à la retraite des travailleurs âgés. Berger prescrit d’abord l’âge de soixante ans alors que l’âge moyen des travailleurs américains n’est que de quarante ans, puis le reversement de la pension est refusé aux orphelins des ouvriers qui ont une entrée d’argent hebdomadaire de six dollars. « A l’exception du 14 juin et du 31 juillet — s’écrie De Leon à propos de Berger — le socialisme, au Congrès, s’est montré muet et vil; le 14 juin le socia­lisme s’est montré ignorant, et maintenant, le 31 juil­let, il s’est montré dépassé [51]. »

5. Polémiques et jugements à propos des théories de De Leon

Un dernier élément “”particulièrement intéressant dans l’œuvre de De Leon, c’est la présence constante de la meilleure partie de la leçon des Revolutionary Fathers. Chez des personnages comme Thomas Jefferson et James Madison, il relève une orientation démocratique et progressiste, orientation qui a été trahie par les classes dirigeantes américaines et que seul le socialisme bien compris peut réaliser. De Leon dédiait, en 1889 déjà, un article à James Madison (article publié dans le Nationalist, la revue du mouvement nationaliste de Bellamy) mais il conti­nue à le citer de façon positive même dans ses derniers écrits (par exemple dans l’article Karl Marx de 1913).

L’un des mérites que De Leon attribue à Madison c’est le réalisme dans l’interprétation des phénomènes sociaux; Madison avait déjà prévu que la majorité des citoyens américains serait restée sans propriété, chose qui est empiriquement contrôlable aujourd’hui. Des considérations semblables seront reprises par l’historiographie progressiste américaine, et avant tout par Charles A. Beard, auteur de la très célèbre Economic Interprétation of the Constitution of the United States lequel voyait en Madison l’un des pré­curseurs de Marx.

De Leon mourut le 11 mai 1914 et aussitôt com­mença la transformation du personnage en mythe. Les disciples et les adversaires ont continué à voir en lui plus un porte-drapeau à abattre ou à exalter selon le cas qu’un sujet à comprendre. Les attaques des socialistes rivaux atteignirent, dans le genre hystérique, à de vrais sommets. L’éditorial du New Yorker Volkszeitung du 13 mai 1914 disait : « Ce qui est arrivé à beaucoup d’autres, est arrivé à l’homme qui est mort lundi matin, il est mort avec vingt ans de retard et a survécu à lui-même. Sa mort n’est pas une perte. » D’autre part, après la Révolution d’octobre, on s’est demandé si, et jusqu’à quel point, Lénine connaissait et estimait l’œuvre de De Leon. Or, tandis qu’un disciple de De Leon, Arnold Petersen, lequel compare son maître rebelle et solitaire au docteur Stockmann de Un ennemi du peuple d’Ibsen, emporté par son admiration acritique, va jusqu’à affirmer que « Lénine se fami­liarisa trop tard avec le De Leonisme pour en tirer profit complètement », les communistes américains, quant à eux, ont tâché d’effacer, dans les années trente, la théorie de De Leon comme étant l’une des erreurs les plus typiques commises par le mouvement ouvrier américain. Ainsi, en 1934, in De Leonism in the light of Marxism Leninism, Walter Burke en arrive à faire le procès de l’historien soviétique Leonid G. Raisky qui avait traité avec trop de bienveil­lance De Leon, dans son essai : Daniel De Leon. The Struggle Against Oportunism in The American Labor Movement, essai publié d’ailleurs quatre ans auparavant dans Communist, revue théorique du parti communiste des États-Unis [52]. Avec le même jugement a priori De Leon a été condamné par d’autres groupes de la gauche américaine [53] et son influence politique actuelle paraît être circonscrite plus au débat entre historiens qu’aux choix poli­tiques des mouvements de la gauche américaine.

Comme l’écrivait en 1957 Hal Simon, responsable de la section syndicale du parti communiste améri­cain, De Leon est désormais considéré comme un « chien mort » :

« Ressortir aujourd’hui l’approbation de Lénine en 1920 pour la phrase de De Leon qui définissait les dirigeants syndicaux comme « les lieutenants des capitalistes dans les rangs du mouvement ouvrier » et venir la présenter comme une directive fonda­mentale pour la tactique et la stratégie syndicales aux U.S.A., est tout autre qu’utile. Certains petits changements, de ceux que Lénine pensait qu’on devait toujours avoir présent à l’esprit, sont inter­venus. Sinon nous ferions en 1957 du «De Leo­nisme » et nous ne serions pas du tout léninistes [54]. »

On peut voir clairement les limites de l’œuvre de De Leon en partant de cet exposé. Sa position est trop souvent plus polémique et journalistique que scientifique (font défaut, dans sa production, des ouvrages qui portent la véritable marque du philo­sophe). De même son adhésion au marxisme est parfois plus dogmatique que critique : son intuition très heureuse sur la spécificité de la situation amé­ricaine par rapport à celle européenne reste limitée, sans être malheureusement approfondie, à une prise de position isolée. Comparé surtout à nombre de ses adversaires du Socialist Party, est indéniable sa personnalité d’homme politique, c’est-à-dire de leader capable de voir simultanément les aspects théoriques et pratiques des problèmes qu’il affronte. Mais la capacité de distinguer, de façon cohérente, entre tactique et stratégie lui fait défaut, c’est ainsi qu’il est conduit à des heurts continuels et souvent stériles avec ses antagonistes situés sur des positions plus à droite ou plus à gauche. De Leon ne réussit pas non plus à résoudre avec cohérence le contraste entre le socialisme orthodoxe et l’anarcho-syndicalisme. On dirait qu’il oppose, selon les conditions contingentes, les deux éléments l’un contre l’autre, tantôt sur la praxis révolutionnaire de la classe ouvrière pour combattre le révisionnisme socialiste, tantôt réévaluant la structure du parti politique et l’importance des institutions démocratiques (les élec­tions, la participation à la vie parlementaire) pour combattre l’extrémisme des Industrial Workers of the World. Mais en définitive, il ne résulte pas, de l’ensemble de son activité, un modèle nouveau de marxisme révolutionnaire, comme le formuleront, de diverses façons, les leaders du mouvement ouvrier européen.

Aussi l’œuvre de De Leon demeure-t-elle partielle­ment dépassée par rapport à celle de Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg, Gramsci.

Traduction française de Antonina Sparta

Tags : DeLeonism, IWW, USA

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