Entretien avec Asqar Karimi

La Bataille Socialiste, 20 février 2012 :

Asqar Karimi est président du bureau politique du Parti communiste-ouvrier d’Iran. Dans cette interview en plusieurs parties, il nous raconte son combat politique contre le régime du Chah d’Iran, puis de l’Ayatollah Khomeiny et son engagement dans la guérilla de Komala.

 

 

1) « On se considérait comme des Fedayin, mais on ne connaissait même pas leurs buts. »

La première chose que j’aimerais savoir, c’est où tu es né ?

Dans une petite ville au sud de l’Iran, Abarkû, entre Yazd, Ispahan et Chiraz, en 1952. J’ai habité là jusqu’à mes 15 ans. Ensuite, je suis allé étudier à Arvhâz, au Khuzestan, pendant un an, puis j’ai déménagé pour Chiraz, un an aussi, enfin la dernière année de lycée, j’étais à Ispahan, pour deux semaines. Mais c’était très cher, alors je suis allé à Abâdeh, une ville près de la mienne. Quand j’ai fini le lycée, je suis partie à l’université technique. J’ai étudié quatre ans jusqu’à mon arrestation et condamné à huit ans de prison, en 1975. Mais pendant la révolution, j’ai été libéré en février 1979. Je n’ai jamais terminé mes études.

Pourquoi est-ce que tu as été arrêté ?

Parce que j’avais participé à des manifestations à l’université et aussi, parce que j‘étais en lien avec l’organisation des Fedayin [organisation d’extrême-gauche pratiquant la guérilla urbaine], j’avais lu quelques livres, j’en avais fait circuler, voilà…

Tu en étais sympathisant, pas membre ?

Tu sais, être membre de ce parti, c’était comme un tabou. Tu devais être prêt à être tué, à lutter 24 heures sur 24. Dans cette organisation populiste, être membre, c’était quelque chose qui pouvait n’être atteint que par très peu de gens, très spéciaux. Tu devais y entrer pas à pas, en dix ans peut-être, si tu vivais assez longtemps, car l’espérance de vie des partisans Fedayin était d’un an ou deux, parfois moins, donc 99% des gens ne pouvaient pas être membres (rire). Donc, j’étais un sympathisant. Mais au moment où j’ai été arrêté, je ne croyais plus à cette forme de lutte. J’étais encore en relation, je leur ai dit que je ne voulais plus continuer. Mais j’ai été arrêté.

Comment tu as commencé à t’intéresser à la politique ?

A vrai dire, comme je venais d’une famille pauvre, j’avais besoin de quelque chose. Je n’aimais pas l’inégalité, j’en souffrais beaucoup, de l’inégalité entre les gens. Je me souviens, quand j’avais 5 ou 6 ans, je voyais les différences entre les riches et les pauvres. Dans cette petite ville, il n’y avais pas de millionnaires, mais quand même des différences entre les gens, les ouvriers et les employés. Je n’aimais pas les employés, je n’avais pas de bonnes relations avec eux, même si certains étaient membres de ma famille. Je n’avais pas envie de leur parler. Donc, tout était prêt pour moi, mais je ne trouvais personne avec qui parler politique. Quand je suis allé à l’université, l’atmosphère était très active. Au bout de quelques mois, j’ai commencé à lire des livres, j’ai perdu la foi, j’étais musulman, ça a changé ma vie, cette première année d’université.

Quel était le métier de tes parents ?

A ce moment là, mon père était au chômage. C’était un petit commerçant, mais à ce moment là, à cause de la crise ou pour des raisons personnelles, il avait tout perdu. Ma mère était couturière, et mes sœurs également. Elles travaillaient à la maison pour presque rien. Je me souviens que quand j’avais 14, 15 ans, mon père travaillait dans le magasin de mon oncle, comme salarié.

Donc, ils t’ont arrêté. Comment ça s’est passé ?

Ils m’ont arrêtés dans le bus. J’avais appris que mes amis, dans ma ville natale, avaient été arrêtés et je ne savais pas s’ils avaient parlés sur moi. Alors, je me suis décidé à aller dans une ville proche, à Yazd. Ma sœur habitait là-bas. Comme ça, je pourrais avoir des nouvelles de mes amis. Mais trente minutes après être sorti de Téhéran,, le bus s’est arrêté d’un seul coups. Il y avait des hommes avec des mitraillettes. Le chauffeur est descendu. J’étais à l’arrière du bus. Je me demandais qui est-ce qu’ils allaient arrêter. Je croyais pas que c’était moi. En quelques secondes, deux gars ont pris mes mains. Je ne sais pas s’ils étaient dans le bus ou s’ils sont montés par l’arrière, j’en sais rien. Mais ils ont dit aux gens que je n’avais pas de ticket ! Avec une mitraillette ! (rire)

Quand ils m’ont arrêtés, ils ont fait une erreur. Ils m’ont demandé où était mon sac. Mais avant que j’ai pu répondre, j’ai vu l’un d’entre eux prendre mon sac. Ça m’a aidé à comprendre ce qui se passait. S’ils savaient où était mon sac, c’est qu’ils me suivaient. Alors, je me suis souvenu que la veille, j’avais vu quelqu’un qui me suivait, je me suis douté que c’était quelqu’un de la Savak [police politique du shah]. J’ai rencontré un ami et il m’a dit, moi aussi parfois je vois quelqu’une me suivre, c’est peut être juste un hasard.

Et puis, je me suis souvenu d’autre chose. J’habitais une petite chambre dans une maison. Le propriétaire était un militaire. Un type est venu, il disait qu’il venait réparer l’antenne télé. C’était bizarre, mais je me suis dit, ils ont peut-être vraiment un problème avec la télé. Et puis, la dernière semaine, un autre type était venu dans la chambre, il a commencé à me parler de la situation, pas vraiment de politique mais comme un mécontent, un ouvrier d’usine mécontent.

Alors, quand j’ai été arrêté, ils m’ont m’interroger, au moins pendant deux semaines. Ils ont commencé à me torturer, mais ils avaient déjà tout. Je crois que cette nuit là, ils ont arrêté soixante personnes de l’université et ils les ont tous interrogés. Je ne sais pas d’où venait l’information originale, si c’était moi, si c’était mon ami… je ne crois pas, je pense qu’ils avaient plusieurs sources d’information. Je me souviens de quelqu’un avec qui j’étais en relation. Quand j’étais en prison, j’ai compris qu’il avait été arrêté plusieurs fois et qu’il bossait pour eux. Une autre source venait de ma ville natale. Ils avaient arrêté des gens de plusieurs universités, et puis cinq ou six personnes de ma ville natale.

Ils ont commencé à nous torturés, les soixante qu’ils avaient arrêtés, mais ils savaient déjà ce qu’ils voulaient savoir. Alors, je ne disais rien jusqu’à ce qu’ils lâchent quelque chose, et là, je confirmais, bien sûr. Ils se sont mis à cinq ou six pour mous torturer, et puis, vers cinq heures du matin, ils nous ont envoyé à l’hôpital.

Quelle sorte de torture ils employaient ?

Euh… le fouet. C’est le truc le plus simple, le plus primitif, mais c’est efficace. Et puis les coups dans la figure, aussi, jusqu’à ce que… Oui, je suis resté cinq jours à l’hôpital, c’était vraiment bien (rire), j’aurais voulu ne jamais retourner en prison.. J’ai été cinq mois seul dans une cellule de deux mètres sur trois, avec des toilettes très sales, avec des draps pleins de sang. Ils torturaient tous les prisonniers, à Téhéran.

Mais bon, après cinq mois, je suis passé de la cellule individuelle à la cellule commune. Il y a avait quatre bâtiments, plus un séparé pour les femmes. Chacun avait deux étages de cinq ou six salles, avec entre cent et cent-cinquante prisonniers par étage. Tous des politiques.

Comment étaient les contacts avec eux ?

C’était un peu difficile d’avoir des contacts avec les autres étages, mais ceux du même étage, on allait dans la cour tous les jours ensemble. Une heure le matin, une heure l’après-midi. On jouait au foot, au handball, on bavardait ensemble. Au début, on discutait de questions politiques, qu’est-ce qui nous était arrivés, qui bossait surement pour la Savak dans la prison. Le moral était bon, l’ambiance était très bonne, et puis on a commencé à mener une vie normale : manger, jouer, bavarder, bien dormir… (rire). On était 25 par chambre de six mètres sur six. la cour faisait peut être quinze ou vingt mètres, donc on pouvait courir.

Aviez-vous des livres, de la lecture, en prison ?

Non. Quelquefois, ils nous donnaient des journaux. Mais quand Carter est arrivé au pouvoir aux USA, ça a commencé à changer. Il mettait la pression sur le gouvernement du Shah. Il y a eu un début d’ouverture. Par exemple, ils nous ont donné des oreillers et des draps. Ils avaient peint les vitres, pour qu’on ne puisse pas voir les autres prisonniers quand ils étaient dans la cour. On a nettoyé ça, donc on pouvait contacter les autres étages. Et ensuite, on a pu avoir accès 24 heures sur 24 à la cour.

Est-ce qu’il y avait une organisation formelle parmi les prisonniers, par exemple pour la formation ?

On discutait de nombreux trucs, la société, le capitalisme, mais on avait pas lu grand chose, parce que les livres étaient interdits. On se considérait comme des Fedayin, mais on ne connaissait même pas leurs buts. Les Fedayin n’avaient pas de programme. Ils disaient juste que ce gouvernement devrait changer, que c’était les esclaves de l’impérialisme, qu’ils voulaient nationaliser l’industrie et les banques. C’était l’aile gauche du nationalisme en Iran. C’était des types bien, dévoués, honnêtes, révolutionnaires, mais on ne savait même pas très bien si on voulait une société socialiste ou simplement démocratique.

Même les membres des Fedayin, après des années, n’en savaient rien, on ne leur en avait rien dit. Ils savaient comment mener des actions militaires contre le gouvernement, comment se cacher,… Ils parlaient de l’impérialisme, et ils disaient qu’il n’y avait pas de liberté dans ce pays, qu’il fallait des partisans, comme en Amérique latine. Ils lisaient le livre de Marighela [théoricien brésilien de la guérilla urbaine]. C’était leur Coran.

Je me souviens de brochures de Masoud Ahmazadeh, le leader de Pooyan [l’une des deux organisations qui ont fusionné pour former les Fedayin]. Mais on avait pas lu grand chose jusqu’à l’arrivée de Carter au pouvoir, où on a pu commencer à avoir des livres, des romans, quelques livres politiques sur d’autres pays, des traductions…

Y avait-il l’influence du maoïsme, du guévarisme ?

Plutôt du maoïsme, mais ils n’étaient pas très nombreux. Il y en avait qui étaient proches du Tudeh [parti pro-soviétique], certains qui pendaient qu’on devait passer à la lutte armée, d’autres qu’on devait bosser parmi les ouvriers de l’automobile. Mais le courant dominant, c’était les Fedayin.

Alors, quand la révolution a commencé, tu l’as appris en prison ?

On en a entendu parler parce qu’on avait plus de contacts avec nos familles. Les gens nous expliquaient ce qui se passait dehors, mais on n’avait pas une idée précise des choses très importantes qui se déroulait. Par exemple, quelque mois avant qu’ils nous relâchent, on a fait trois jours de grève de la faim. Je crois que c’était pour protester contre des exécutions à l’extérieur. La savak ne pouvait pas faire grand chose. Ils avaient peur des prisonniers. Ils nous ont dit : « d’accord, vous pourrez voir vos familles plus souvent, mais arrêtez votre grève ». Mais on ne les a pas écoutés, on leur disait que c’était contre les exécutions à Téhéran. Ils nous ont relâchés deux ou trois mois après, la veille de l’anniversaire du Shah. Mais moi et d’autres, on n’est pas sortis le premier jour, parce que nos amis étaient encore là, alors ils ont fini par nous dire : « le dernier bus part pour la ville, s’il vous plait, prenez-le et partez ! »

2) « on n’a pas fait la révolution pour retourner en arrière »

Qu’est-ce que tu as fait quand tu as été libre ?

Pour moi et pour la plupart des autres, on n’avait pas vraiment une idée claire sur… comment lutter. On voulait continuer le combat, mais on ne savait pas comment, on n’avait aucun programme. Il y avait des millions de gens dans les manifestations, dans les grèves. Je ne croyais plus aux Fedayin. Ces manifestations montraient qu’ils n’avaient rien à proposer au peuple. Plein de gens venaient me voir, me demander de faire des discours, dans ma ville ou celles d’à côté, mais de quoi est-ce que je pouvais leur parler ? De la torture ? Ça ne veut rien dire. De quoi alors ? Nationaliser l’industrie (rire) ? Ou bien parler des actions militaires ? les gens, dans leurs slogans disaient que l’action militaire était la seule voie contre le gouvernement du Shah. Mais ils ne disaient rien de la séparation de la religion et de l’État, de la liberté d’expression, de l’égalité entre hommes et femmes, du droit de grève et d’organisation pour les travailleurs, des augmentations de salaires… On ne savait rien, on était coupés de la société. C’était un moment difficile. On avait la liberté parce que c’était la révolution, mais, si on avait été plus clairs, si on avait eu un programme comme maintenant, alors peut-être… La gauche était très forte, chez les ouvriers, dans les universités, et les forces religieuses n’étaient pas aussi fortes. On aurait pu prendre le pouvoir.

Est-ce que tu te souviens de souviens du moment où tu as vu les religieux passer au premier plan ? Comment ils sont venus ?

Dès les premiers mois, Khomeiny et un autre islamiste sont devenus de plus en plus forts. La BBC farsi [chaine de radio britannique, qui émet en persan] parlait tous les jours de Khomeiny, de ses objectifs, le présentait comme le leader de la révolution. A la conférence de la Guadeloupe [janvier 1979], la France, l’Allemagne, les USA, l’Angleterre, ont décidé de soutenir les islamistes, tout particulièrement Khomeiny. La BBC a commencé à les soutenir tous les jours, à lire leurs appels quand Khomeiny appelait à une manifestation,… Les gens avaient raison de l’appeler l’Ayatollah BBC. Les puissances européennes avaient dit à Khomeiny et ses partisans de prendre le pouvoir, parce qu’ils avaient compris qu’ils ne pouvaient pas conserver le régime du Shah. Ils devaient soutenir un autre mouvement, un autre courant, parce qu’ils ne voulaient pas que la gauche prenne le pouvoir, et qu’ils savaient que les ouvriers du pétrole, les autres usines, les universités, étaient à gauche. Les organisations de gauche n’étaient pas très fortes, elles n’avaient pas de programme, mais l’atmosphère était à gauche. La révolution s’est poursuivie jusque 1981.

Trois mois avant la révolution, les ouvriers du pétrole sont entrés en grève le 20 du mois de Bahman, le onzième du calendrier persan [janvier-février], dans le sud de l’Iran, à Abadan, à Ahvâz et dans d’autres villes. Ils demandaient la libération des prisonniers politiques, la fin de l’état de siège, qui avait été mis en place dans onze villes, et puis qu’on arrête d’envoyer du pétrole en Afrique du Sud [en raison de l’apartheid], ils demandaient aussi la liberté d’expression, et ainsi de suite. Ils sont très vite devenus les leaders de la révolution. Les gens chantaient : « Nos ouvriers du pétrole ne feront pas de compromis ». C’était le principal slogan en Iran. Je me souviens que, quelques jours avant la chute du Shah, Rasfandjani et Bazargan, le premier ministre, sont venus avec l’hélicoptère royal au Khuzistan, pour demander aux ouvriers d’arrêter leur grève. Tout le monde ne parlait que de la grève, mais ça n’était pas islamique.

L’atmosphère à l’université n’était pas islamique. Je me souviens qu’en 1980, deux ans après le renversement du régime, il y a eu des élections à l’université. Les islamistes ont eu moins de 10% des votes. C’est pour ça que le gouvernement a lancé la révolution culturelle dans les facs. Ils ont tué 77 étudiants, ils en ont mis quatre ou cinq cent en prison, ils en ont arrêté plus de mille dans plusieurs villes universitaires, ils ont renvoyés les étudiants pour deux ans. 60% des étudiants n’ont pas pu retourner à la fac, plus de 50% des profs n’ont pas pu reprendre leur boulot. C’est ça, leur révolution culturelle.

Le 8 mars, trois semaines après la chute du gouvernement, il y avait 50 000 personnes qui manifestaient à Téhéran. Mais c’était difficile, par ce que les islamistes avaient pris le pouvoir. C’était un chantage exercé sur les gens, par la télé, par la radio, le Hezbollah [parti de dieu] attaquait les gens. mais les 50 000 personnes chantaient « on n’a pas fait la révolution pour retourner en arrière, on veut plus de liberté pour les femmes ». Le 1er mai, c’était plusieurs mois après la chute du régime, c’était 500 000 personnes rien qu’à Téhéran, la manifestation faisait deux kilomètres de long, les gens réclamaient pour la liberté, pour leur revendications. Les ouvriers commençaient à former des conseils, à Gilan par exemple, à Téhéran et alentours. Au Kurdistan, le gouvernement n’avait plus aucune prise sur les gens. A Sahran, les paysans et les pauvres s’organisaient eux-mêmes pour leurs revendications. Il n’y avait pas une ville où le courant religieux était fort chez les gens, par rapport à la gauche, aux ouvriers. Au Kurdistan, c’était les gauchistes et les nationalistes, pas les islamistes. Donc, la gauche était puissante dans la population, mais les islamistes ont pris le pouvoir avec l’aide des pays européens, des USA et de la BBC.

Et toi, qu’est-ce que tu faisais à ce moment là ? Tu es retourné dans ta ville natale ?

La première chose que j’ai fait, c’est que je suis retourné dans ma ville, avec quatre ou cinq copains. Environ 2000 personnes sont venu pour nous accueillir, à quelques kilomètres en dehors de la ville. Ils avaient des fleurs et, selon la tradition, très réactionnaire, ils ont sacrifiés des vaches en notre honneur (rire), comme quand quelqu’un atteint ses 18 ans. Les gens avaient encore peur de manifester le jour. Ils avaient commencé à faire des manifs la nuit, mais il y avait une base militaire là-bas et on devait passer devant, dans la rue. Les gens nous ont dit : « Vous devez être en première ligne, on chantera et on vous suivra ». On a dit d’accord (rire), donc on a marché vers le centre ville et j’ai fait un petit discours. On n’avait pas l’habitude de parler, bien sûr. Je me souviens que j’ai dit : « Vive les ouvriers », et pas « Vive Khomeiny ». Je me souviens, il y avait des milliers de gens, j’ai fait un discours de trois minutes, et des islamistes sont arrivés. Ils criaient « ce sont des communistes ! ».

Il y avait des milliers de gens. Même le chef de la savak était là. C’était mon prof, autrefois, et il devait montrer qu’il n’était plus avec eux. S’il n’était pas venu me voir, il aurait des problèmes avec les gens. Les gens me disaient qu’à la mosquée, les mullahs parlaient contre nous, dès le premier jour de notre retour.

Je suis resté seulement trois semaines, j’ai vu ma famille, mes amis. ils avaient peur. C’était une petite ville, on ne pouvait rien y faire, alors, on est partis à Chiraz, puis à Téhéran. Tout le monde me connaissais dans ma ville natale, ma famille et moi on avait été dans le même lycée, on passait l’été ensemble à bavarder avec les autres lycéens, j’étais actif dans les compétitions sportives. Beaucoup de gens me connaissait, moi et ma famille. Si j’avais un programme, si j’avais eu de l’expérience… mais je n’avais pas tout ça. Aucun d’entre nous, on ne savais pas comment organiser les gens, on ne connaissait rien aux revendications ouvrière… la gauche manquait d’expérience et on a perdu. Ils ont pu nous vaincre.

Dès que le gouvernement à pris le pouvoir, dès le premier jour, ils ont récupéré les armes que les gens avaient pris dans les casernes du Shah, ils ont commencé à opprimer les travailleurs, les femmes… Surtout les femmes. Ils les ont voilées. Jusqu’en 1980, jusque la révolution culturelle, dans chaque université, les organisations de gauche avaient leurs salles, leurs locaux. Même les Fedayin, qui n’étaient pas un mouvement social, des milliers de gens venaient à leurs manifestations, à leurs meetings, par exemple. Les mujahidins du peuple [gauche religieuse, à l’époque], des centaines de milliers de gens les écoutaient. Il y avait la liberté, les gens voulaient voir ce que les organisations, leurs leaders, avaient à dire. Mais ces leaders n’avaient rien à dire, en réalité.

Tu as été à ce genre de meeting, toi aussi ?

J’ai participé à des meetings. La plupart des militants, à ce moment là, se demandaient ce qu’il fallait faire. Il y avait les articles de l’Union des combattants communistes, Mansoor Hekmat et Hamid Taqvaee qui critiquaient le populisme, c’était quelque chose de nouveau pour moi.

Tu te souviens de comment tu les a trouvé ? De la première fois que tu les as lu ? Comment ça s’est passé ?

Oui, la première fois, c’était en 79, je crois. C’était les articles de Mansoor Hekmat sur la bourgeoisie en Iran. Il disait qu’il n’y avait pas de bourgeoisie nationale, qu’il y a la bourgeoisie dans le monde entier et qu’on a besoin d’aucune forme de bourgeoisie, qu’on a besoin du socialisme, de renverser le capitalisme, et tout ça… J’ai lu ce livre, j’étais d’accord, mais ça ne répondais pas à mes questions, à ce moment là. Quelques mois plus tard, au printemps 1980, je l’ai relu et cette fois, ça y répondait, parce que j’étais allé au Kurdistan. Komala était très, très populiste et très empirique. Ça me plaisait. Leur empirisme, c’était une façon de mener les luttes populaires. Les communistes ne peuvent pas juste s’assoir et lire leur programme. Ça, on a l’a compris après. Alors, quand j’ai été au Kurdistan, je me suis dit que ça n’était pas la solution, qu’il fallait trouver une autre voie.

3) « non seulement la torture était plus dure, mais surtout, il y avait les exécutions »

Pourquoi est-ce que tu as été au Kurdistan ? Comment tu t’es décidé à aller là-bas ?

Tous les gauchistes, vraiment tous, aimaient le Kurdistan parce qu’il y avait un mouvement de masse très puissant, le gouvernement n’avait aucun contrôle là-bas, et on aurait voulu que partout, ce soit comme au Kurdistan. La théorie de Komala était très présente, c’était l’organisation la plus populaire là-bas en ce temps-là. Les autres organisations, les Feyadin, Peykar [scission marxiste-léniniste des Mujahidins du peuple], étaient fortes, mais elles ne représentaient pas un mouvement social comme Komala.

La pratique de Komala était bien meilleure que sa théorie, à vrai-dire. Ils étaient très maoïstes, bien pire que les Feyadin même, mais leur pratique était vraiment contre le gouvernement. Ils ne voulaient aucun compromis, ils pouvaient organiser des milliers de personnes contre lui. Alors, on était comme des touristes, des milliers de touristes politiques qui allaient au Kurdistan pour voir ça.

Tu te souviens quand tu as décidé d’y aller ? Et comment tu y es allé ?

J’avais écrit un truc sur Komala. J’avais quelques amis qui venaient de cités Kurdes et en prison, je connaissais quelques membres de Komala. On a été quelques années en prison ensemble, alors on en discutait. J’avais entendu le nom de Komala, mais ce n’était pas très connu, c’était une petite organisation clandestine à ce moment là.

Donc, tu es parti au Kurdistan…

J’ai été au Kurdistan, au nord comme au sud. On a discuté avec mes amis et je me souviens que pendant quelques jours, je me suis dit que c’était la bonne voie. Mais je savais qu’il y avait un truc qui clochait. C’est à ce moment là que j’ai vraiment compris que l’empirisme n’est pas la solution, que ça ne montre pas le chemin. Alors, je me suis dit qu’il fallait relire les livres de Mansoor Hekmat et de l’Union des combattants communistes. J’ai commencé à critiquer l’empirisme. Quand je suis rentré en ville, j’ai pris tous les livres, je les ai relu en deux jours, et ensuite, je les ai rejoint. C’était au printemps 1980.

A ce moment-là, Komala et le groupe de Mansoor Hekmat étaient déjà en contact ?

J’étais en contact avec eux. Il y avait des militants à Téhéran, dans les facs, en ville. J’ai été à un stand, avec des journaux, des brochures, des tracts. C’est le moment où j’ai commencé à les comprendre. Il y avait plein de gens qui lisaient Marx, de différente manière, donc on absorbait ce dont on avait besoin, quand on en avait besoin. A ce moment là, je crois que ces articles répondaient à bon nombre de mes questions, je les ai rejoint. Après quelques semaines, on m’a présenté Gholam Keshavarz, qui a été assassiné plus tard par le gouvernement à Chypre [en août 1989]. On a commencé à bosser, à étudier le Capital, avec d’autres personnes.

Je pensais vraiment que Komala devrait rencontrer Mobarezan [Ettehad-e Mobarezan-e Kommonist, c’est-à-dire l’Union des combattants communistes], que Komala suivait ma voie (rire). Je n’avais aucune influence sur Komala, mais je savais que leur expérience et la mienne était la même. Toute organisation, tout personne révolutionnaire allait devoir faire sa propre critique et prendre en considération le marxisme révolutionnaire, les articles de Mansoor Hekmat et de Mobarezan. Je me souviens qu’ils n’ils croyaient pas ou qu’ils n’y pensaient pas. Sans doute qu’ils ne connaissaient pas vraiment Komala, donc, c’était intéressant pour eux, alors ils m’ont demandé de leur écrire quelque chose là-dessus. J’ai écrit 3 ou 4 pages sur ce que c’était. Mais j’étais de nouveau en prison quand ils se sont rencontrés.

J’ai été arrêté au début de l’été 1981, quand ils ont commencé à exécuter des gens tous les jours.

Pourquoi as tu été arrêté ?

Par accident ! Ils m’ont pris par ce que j’étais en mobylette avec un copain. Deux personnes sur une mobylette, c’était le symbole des Mujahedin, parce qu’ils avaient des équipes de deux personnes sur une mobylette (rire) pour les actions militaires. Les Mujahedin avaient tué Rajai, le premier ministre, et Bahonar, in autre leader du gouvernement [30 août 1981], donc dans les jours qui ont suivi, ils ont commencé à arrêter les gens en mobylette, des milliers de gens, et j’en faisais partie. Mais ils ne m’ont pas identifié, ils savaient juste que j’étais été en prison sous le Chah. je n’ai révélé aucune de mes activités, donc ils m’ont relâché au bout de onze mois. C’était le pire moment pour aller en prison, parce qu’à chaque seconde, je m’attendais à être exécuté. Tout était faux sur moi, mon adresse, mon boulot, tout…

Même ton nom ?

Non, mon vrai nom. Je leur ai dit mon vrai nom. Je me suis dit qu’ils me connaissaient peut-être, donc j’ai donné mon vrai nom, mais je ne pouvais pas donner l’adresse. Ils n’ont rien trouvé, donc après un an, ils m’ont relâché. C’est à ce moment que j’ai appris que Komala et l’Union des militants communistes avaient établi un programme commun. J’ai vraiment très content. Avant mon arrestation, je voulais retourner au Kurdistan, parce que la situation était de pire en pire pour moi. A Téhéran, beaucoup de gens me connaissaient, c’était dur, et personnellement, j’en avais envie. Donc, quand j’ai été libéré, j’ai contacté l’Union des combattants communistes, je leur ai dit que j’allais au Kurdistan. Ils m’ont dit, d’accord, c’est mieux d’y aller. Je suis parti au bout de quelques semaines.

Les conditions de vie en prison étaient plus difficiles la deuxième fois que tu y est allé ? Très différentes ?

Oui, parce qu’ils exécutaient beaucoup de gens. Sous le chah, les exécutions étaient rares. pendant les sept dernières années, au moments des actions militaires, ils ont peut-être exécuté cent ou deux-cents personnes. Des Fedayin, des Mujahidin. Mais ce gouvernement là en tuait deux ou trois cents par jour, donc c’était bien pire, je crois.

La torture, tu sais que ça va se terminer, ou que tu va parler. Ils savent qu’en moyenne, après la torture, les gens donnent 50% des informations, peut-être mois. Mais au bout d’un moment, ils s’arrêtent, plus tôt, plus tard selon les personnes, mais ils s’arrêtent. Mais là, non seulement la torture était plus dure, mais surtout, il y avait les exécutions. Plusieurs milliers, plusieurs dizaines de milliers de personnes pendant plusieurs années.

Tu te souviens de gens qui ont été exécutés ?

On pouvais les compter chaque matin, le dernier coup de feu, un, deux, trois, quatre… On les entendait. Les dix premiers mois après mon arrestation, ils les emmenaient dans un autre lieu pour leur exécution. Mais les quarante derniers jours, je me suis retrouvé dans la même prison où j’étais sous le Chah. On était 57 dans une petite pièce de six mètres sur six. On y tenait à 25 au temps du Chah, mais là, 57. Les prisonniers m’ont dit que la semaine d’avant, ils étaient 120. Cent-vingt dans 36 mètres carrés. Ils ne pouvaient pas tous dormir en même temps, donc certains restaient debout ou assis pendant des heures, ils relayaient contre les murs et ils regardaient la télé. C’était une télé en circuit fermé, juste pour les prisonniers. Il y passait plein d’ayatollahs. Donc, j’ai eu de la chance, on était que 57 dans la pièce.

Ils ne m’ont rien demandé. Peut-être qu’ils m’avaient envoyé là-bas pour voir si d’autres prisonniers allaient me reconnaitre, certains d’entre eux bossaient pour le gouvernement. Au bout de six semaines, ils m’ont relâchés. J’étais content malgré tout ! mais je ne pouvais pas aller dans ma ville natale, c’était trop dangereux, alors je suis retourné à Yazd pour voir ma sœur et ma famille. Tout le monde est venu là-bas, et ensuite, je suis parti pour le Kurdistan.

C’est la dernière fois que tu as vu ta famille ?

Oui. C’était en 1982, il y a 29 ans, c’était la dernière fois…

C’était dangereux d’aller au Kurdistan. mais j’avais des amis là-bas, à Sanandaj, dans le sud. On est parti ensemble. je suis allé chez eux, en attendant de trouver un moyen d’entrer dans la zone libérée [secteur sous contrôle de Komala]. Un matin, j’ai compris que notre maison était perquisitionnée. Ils sont venus, ils ont trouvé quelques bouquins. Mais ils ne venaient pas pour arrêter, seulement pour faire peur, pour instaurer un climat de terreur. Ce n’était pas seulement notre maison, c’était tout le secteur qui était contrôlé. Ils avaient commencé à minuit, et ils sont arrivés chez nous à six ou sept, avec des armes, vers huit heures du matin. Ils ont pris les libres et ils sont partis. Le lendemain, on est partis vers la zone libérée et on a rejoint les partisans peshmergas [guérilleros, en kurde]. C’était l’un des plus beaux jours de ma vie.

[A suivre]

Entretien réalisé par Nicolas Dessaux.

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